Douce nostalgie de cette île étrange en noir et vert, vieux volcan couronné de nuages et de forêts, dont les à-pics dégringolent tout droit dans l’Océan. Tombez sous le charme de ce jardin flottant, fleuri, tempéré, parfumé tout au long de l’année, où l’on se promène de couvent en quinta, de roseraie en bananeraie, dans un décor très portugais et cosmopolite à la fois, promesse de voyages et de paradis tropicaux…

La découverte de Madère, c’est un cauchemar qui finit bien. De jeunes explorateurs portugais sont pris dans une tempête au large de la Guinée et drossés sur une île qu’ils baptisent, reconnaissants, Porto Santo. Ils ont eu le temps d’apercevoir à 30 km une autre île, qu’ils vont explorer l’année d’après. Le 1er juillet 1419, ils voient réapparaître à l’horizon l’imposant volcan du tertiaire couvert de forêts. João Gonçalvez Zarco le baptise Madeira : l’île du bois. Car Madère, plus que les autres îles de Macaronésie, est couverte des étonnantes forêts de lauriers que les glaciations ont détruites en Europe. C’est encore la botanique qui va souffler à Zarco le nom de l’anse où il pose son baluchon (Funchal vient de funcho, fenouil) et inspirer à Henri le Navigateur la première vocation de l’île.

A peine y introduit-il la canne à sucre qui végétait en Sicile qu’elle prospère et fait de Madère le premier producteur de sucre européen. Et puis Funchal, à 1 000 km de Lisbonne et 600 des côtes africaines, est l’escale parfaite sur la route des Découvertes. Les caravelles y font le plein, d’eau, de vivres et de mâts. Les quais grouillent de marchands, navigateurs, aventuriers, dont un certain Christophe Colomb, qui épouse la fille du gouverneur de Porto Santo. Madère est cosmopolite et très portugaise à la fois : le roi Manuel Ier y fait construire une cathédrale et une kyrielle d’églises et de couvents. En visitant le plus ancien d’entre eux, le couvent de Santa Clara, achevé en 1497, on songe aux 130 s£urs clarisses, toutes nobles de Lisbonne ou de Funchal, qui y étaient cloîtrées au xviie siècle. On les imagine priant dans les chapelles en bois exotique, sous des volutes de roses et d’angelots naïfs, méditant dans le patio planté de roses et d’orangers ou contemplant les azulejos fleuris de l’église. A l’autre bout de la calzada de Santa Clara, l’église São Pedro aussi est très belle. Mais ses murs d’azulejos, géométriques (motif unique à Madère) jurent un peu avec ses dorures baroques, lustres à pampilles et ostensoirs en argent du xviie siècle. Tout en verre et travertin, une aile contemporaine est consacrée aux azulejos dans la maison Frederico de Freitas, rouge avec un petit air chinoisant, et qui semble avoir été abandonnée avec son mobilier en rotin, ses coffres marquetés d’ivoire, ses indiennes… Cartes postales d’une escale coloniale. Dès le xviiie siècle, Funchal est un port d’acclimatation pour la bonne société partant ou revenant des colonies d’Inde ou d’Afrique.

L’océan jouant le thermostat, la température de l’air oscille entre 16 et 25 °C toute l’année. Au xixe siècle, les médecins du monde entier y envoient leurs patients. Sissi viendra y soigner son cafard. En 1891, le Reid’s Palace ouvre à flanc de falaise. George Bernard Shaw vient y écrire et apprendre le tango dans les années 1920. Trente ans plus tard, John Huston et Gregory Peck y séjournent et tournent Moby Dick avec les derniers baleiniers. Churchill y écrit ses mémoires, tout en peignant les barques de Câmara de Lobos… La maison Blandy, cofondatrice de la Madeira Wine Company, rachète l’hôtel en 1937. Entre deux visites guidées, The Old Blandy Wine Lodge a encore du charme. Tous ces fûts qui dorment sous les poutres noires d’un ancien couvent franciscain, et cette divine odeur de noix et de caramel… C’est encore Henri le Navigateur qui eut la bonne idée d’acclimater à Madère le  » malvasia  » crétois, mais c’est le mariage de Catherine de Bragance et Charles II d’Angleterre qui va booster l’entente cordiale (et les échanges !) luso-britanniques. Au xviiie siècle, les trois quarts du vin de Madère voguent vers l’Angleterre et ses colonies d’Inde ou d’Amérique. Il prend le pas sur la canne, mise à mal par les importations brésiliennes. Alexandre Dumas et Balzac en étaient fous. Et il n’y a pas un, mais des madères, du plus doux (le  » malvasia  » , parfait en digestif) au plus sec (le  » sercial  » , proche du riesling), en passant par le demi-sec (le  » verdelho  » , impeccable avec du foie gras) et le demi-doux (le  » boal  » , à réserver aux fromages et desserts).

Le c£ur de Funchal

La famille Leacock fut un pilier de ce négoce. La marque appartient aujourd’hui à Blandy, mais

on peut toujours déguster ses millésimes d’exception à la Quinta da Casa Branca, qui lui appartient.

L’architecte João Favila Menezes parvint un jour à convaincre les Leacock de lui céder un bout de terrain au fond du jardin pour y bâtir un hôtel 5-étoiles. Ils ne l’ont pas regretté : son long rectangle de chambres, surmonté d’une boîte de verre réunissant réception et Deck Bar, a beaucoup d’allure. L’architecture s’efface devant la lumière, le jardin fleuri été comme hiver, la vue parfaite sur la vieille  » quinta  » et ses pelouses bordées de palmiers, daturas, bananiers, manguiers, camphriers qui glissent doucement vers l’océan. Quand la nuit tombe, les lumières de Funchal illuminent les collines voisines. L’air est tiède. A boire des caipirinhas dans un bar branché de l’avenida Arriaga, on se croirait à Rio. Tendance 1950 éclectique, chaises de coiffeurs et rideau de câbles électriques, chez Chega de Saudade. Ou néobaroque au Café do Teatro qui, sous ses airs respectables, fait danser tout Madère jusqu’à pas d’heure. Le lendemain matin, l’avenue a retrouvé ses airs de quartier d’affaires et les golden boys viennent, en cravate cette fois, boire une  » bica  » serrée. C’est ici que le c£ur de Funchal a commencé de battre, ici que furent plantés les premiers pieds de canne à sucre, tout près de la cathédrale dont le plafond en cèdre sculpté est une merveille mudéjar. Sur la place du Município, l’église du collège jésuite vaut le détour pour ses ors et azulejos du xviie siècle. Et, dans le musée d’art sacré, on reste bouche bée devant l’argenterie du temps des Découvertes et les toiles de maître magnifiques que les Flamands troquaient contre… du sucre ! A propos de gourmandise, poussez jusqu’à la pâtisserie São Antonio. On y fabrique les  » rebuçados  » (berlingots) au fenouil ou à l’eucalyptus typiques de Funchal, et le  » bolo de mel  » , à la mélasse et aux épices, que l’on croque avec un doigt de madère. Derrière sa sobre façade Art déco, le Mercado dos Lavradores voisin ne désemplit pas. Deux étages de légumes frais, fruits exotiques, ananas, anones, philodendron, Passion et canne à sucre… Tout en bas, devant de grands panneaux d’azulejos, des pêcheurs musclés, couverts de chaînes dorées, qui pèlent d’interminables  » peixes espadas  » , les sabres noirs aussi moches que délicieux, ou débitent de gros thons à chair rose avec un cimeterre. Au xvie siècle, les touristes étaient encore discrets, mais les pirates maures, français ou anglais n’y allaient pas de main morte. La Couronne portugaise finit par ceinturer Funchal de murailles, verrouillées au levant par le fort São Tiago. La grosse artillerie a disparu, mais il reste trois étages de terrasses face à l’océan, de courettes jaune et rouge, quelques barques garées sous une poivrière et la maison du gouverneur qui accueille des expositions d’art contemporain assorties à cette lumineuse architecture militaire.

L’avantage d’une île-volcan sans plages, c’est qu’on fait partout de jolies calades avec les galets. Pour le reste, les accès sont raides, voire acrobatiques. Des escaliers dévalent des falaises jusqu’au ras des vagues. Des téléphériques s’envolent vers des jardins suspendus. Ce n’est pas de tout repos, mais que c’est bien, là-haut, de regarder les paquebots entrer dans la baie parmi les agaves et les candélabres du jardin botanique. Mais il y a mieux, les jardins du Palheiro, pas prétentieux et pourtant riches de belles perspectives, de surprises : la petite chapelle couleur de meringue, la grande  » quinta  » noir et blanc et ses palmiers élancés ou les balustrades dégoulinant de pois de senteur. C’est le comte João de Carvalhal qui fit venir ces essences rares, surtout du Brésil. La Casa Velha voisine était, en 1804, son pavillon de chasse et sa résidence d’été. Devenue un hôtel entre golf et jardin, la  » quinta  » fait partie des Relais & Châteaux, mais aussi du groupement des Quintas da Madeira. Une belle idée, car les seize  » quintas  » , même si elles n’ont pas toutes le standing du Palheiro ou de la Casa Branca, racontent un pan d’histoire, à travers une façade élégante comme à Jardins do Lago ou des meubles de famille comme dans la Casa Mãe de la Quinta da Bela Vista. On pense être déjà très haut, mais la route monte encore parmi capucines, agapanthes et amaryllis jusqu’au luxueux resort de Choupana Hills. Beige, bistre, jaune ou gris, 34 pavillons sur pilotis tournent leur terrasse vers la baie de Funchal. Pierre grise, bois exotique, osier tressé, tissus noir, rouille et chocolat : les chambres Deluxe sont douillettes et plus sobres que les parties communes, qui multiplient les références exotiques, grandes boîtes à riz, secrétaires de voyage incrustés d’ivoire et de nacre… Le trait est un peu outré, mais Madère était la première escale sur la route des Indes. Dehors, la piscine émeraude met tout le monde d’accord, surtout après une marche en balcon le long de la levada dos Tornos qui traverse le resort. Les  » levadas  » sont populaires à Madère, car des sentiers longent ces canaux d’irrigation qui contournent ou traversent les montagnes basaltiques de l’île pour apporter au sud, sec et subtropical, l’eau du versant nord, où les sommets bloquent les nuages. Mais si les Madériens ont percé ce réseau de 50 km de tunnels à la main et creusé 1400 km de rigoles, sous des cascades glacées comme à flanc de falaise, suspendus dans des nacelles d’osier, c’est que le jeu en valait la chandelle… De fait, la côte sud, entre Funchal et Calheta, est généreuse, avec ses vignes sur les hauteurs de Câmara de Lobos, ses arpents de canne à sucre près de Calheta, où le dernier moulin à sucre tourne et caramélise toujours l’air au printemps, et ses collines couvertes de bananeraies. Au centre de bananiculture de Lugar de Baixo, on explique que les variétés traditionnelles de l’île, Grande et Pequena Anã, sont très parfumées car elles poussent ici plus lentement qu’en climat tropical et empruntent aux embruns, la  » meresia « , ses fines notes salées. A Ponta do Sol, il subsiste de vieilles fermes avec leur toit de tuiles qui rebiquent, leur vigne en pergola, leurs volets à persiennes et leurs bananiers sur fond outremer. On les aperçoit depuis la véranda de la Quinta da Rochinha, où il fait bon rêver le soir. C’était une idée dingue d’accoler à ce pavillon Belle Epoque une tour d’ascenseur et une passerelle de béton pour rejoindre, deux étages plus haut, le bâtiment qui abrite les chambres en bord de falaise. Mais on ne s’en plaint pas : depuis votre lit, vous ne verrez que du bleu le jour et, la nuit, l’argent de la Lune sur les vagues. On vogue en rêve vers l’Amérique, sur les pas de Dos Passos, enfant du pays dont on aperçoit la maison par les vitres du restaurant panoramique. Autre réussite architecturale du Vale dos Amores, la Casa das Mudas, centre d’art contemporain construit par Paulo David sur les hauteurs de Calheta.

Impressionnant patchwork de paysages

Une construction basse, sur plusieurs niveaux à flanc de falaise et assortie à cette île un peu dramatique et spectaculaire. Ses fines bandes de pierre ponce noire semblent boire la lumière de l’extérieur pour la restituer aux salles d’exposition. Un étonnant belvédère, sur le ciel et la mer, adapté à la topographie aérienne des lieux, à la manière de l’hôtel-casino, décrépit, que Niemeyer avait imaginé pour Funchal. Et la côte nord, direz-vous ? Deux routes y mènent. L’une coupe l’île en deux entre Ribeira Brava et São Vicente. Sans ménagement, elle fusille freins et embrayage, vous entraînant toujours plus haut, vers des pitons rocheux accrochés par les nuages, des cirques de cultures en terrasse qui font penser à la Réunion. Puis, on passe un col, et l’on se retrouve dans une forêt de grands lauriers, fougères, bruyères arborescentes… qui semblent tous avoir intimement connu des dinosaures. Inscrite depuis 1999 au Patrimoine mondial de l’humanité, la laurisylve est un océan vert sombre, à peine entrecoupé de clairières, où des familles en week-end perpétuent la tradition des brochettes de b£uf sur une tige de laurier… L’autre route longe la côte jusqu’aux spots de surf de Jardim et Paúl do Mar, puis monte brusquement parmi des canyons noirs, couverts de mousses et d’euphorbes, où dégringolent de fines cascades en voile de mariée. On est aux Marquises… Puis la route descend vers Porto Moniz dans un paysage presque basque de pins, de fougères, d’hortensias, avant de rejoindre le bord de mer à travers les vignes en terrasse. Impressionnant patchwork de paysages pour une île qui ne fait que 57 km de longueur pour 22 de largeur. Mais la cerise sur le gâteau nous attend à la pointe São Lourenço. Sur cette longue presqu’île battue par les vents, on découvre un paysage lunaire de roches rousses et d’herbes folles brûlées par la chaleur qui monte de manière palpable de la terre rouge. Les Madériens viennent ici regarder le coucher de soleil. On marche au sommet d’étroites falaises de basalte rouille gribouillées de noir qui tombent à pic dans l’eau turquoise, jusqu’à la petite palmeraie de la Casa do Sardinha. Un phare blanc se dresse presque à la pointe. Au loin, se dessine le chapelet des îles Virgens et Desertas… vierges et désertes, sauf de phoques-moines et d’oiseaux rares. Et puis plus rien. Le grand bleu, 3 000 m de fond (il n’y a pas de plateau continental ici), des tortues marines, baleines et dauphins qui ne sont jamais bien loin… Ne vous retournez pas : vous êtes au bout du monde !

Carnet de voyage en pages 70.

Reportage et texte : Julie Daurel Photos : Frédéric Vasseur

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