De Moorea à Bora Bora en passant par les très confidentielles îles de Tahaa et Raiatea, Weekend s’est frotté au mythe polynésien. Si le lagon reste inoubliable, l’autre Tahiti, plus verte, plus sauvage, laisse un goût exquis de pure nature. Récit.

Paris-Los Angeles, Los Angeles- Papeete : près de 20 000 kilomètres, 22 heures d’avion, 12 heures de décalage horaire. Le bout du monde se mérite. A l’aéroport de Tahiti, complètement groggy, les sens déréglés, on a du mal à croire que la vahiné qui nous enroule le collier de fleurs traditionnel autour du cou est bien réelle. On se pince. On ne rêve pas. Comme les explorateurs du xviiie siècle partis à la recherche du paradis terrestre, comme Paul Gauguin qui voulait se débarrasser de l’influence de la civilisation occidentale, nous voici aux antipodes, perdus au c£ur du Pacifique Sud. Quelque part entre l’Australie et le Chili. Sensation d’éloignement extrême. Le mythe fonctionne à plein régime.

Une semaine de voyage intense nous attend à travers l’archipel de la Société : Tahiti, Moorea, Bora Bora mais aussi les plus confidentielles Tahaa et Raiatea. Il est donc temps de se reposer. D’autant qu’on se lève tôt, très tôt, de ce côté-ci de la planète. Avec le soleil.

A 7 heures, la matinée est déjà bien avancée pour Teva. Silhouette de surfeur et tongs de circonstance aux pieds, notre jeune guide nous embarque dans son 4×4 pour un grand tour de Tahiti. L’île mère, zone de transit délaissée par les touristes pressés de voir prendre vie leur fond d’écran  » plage-cocotiers « , mérite pourtant que l’on s’y attarde. Ne fût-ce qu’un jour ou deux. Pour  » vivre  » la Polynésie moderne, c’est en effet ici que ça se passe : sur les 253 000 habitants que comptent les cinq archipels polynésiens (Société, Australes, Gambier, Tuamotu et Marquises – soit un territoire aussi vaste que l’Europe, mais dont la surface terrestre équivaut à la Wallonie…), 160 000 ont jeté l’ancre à Tahiti. A l’image de Paris qui attire les jeunes provinciaux avides d’une vie plus trépidante, Papeete aimante les jeunes îliens en quête de sensations urbaines. Exode classique.

A l’instar des locaux, on commence la journée par un casse-croûte roboratif sur le marché central de Papeete, bric-à-brac odorant où les tatoueurs se mêlent aux poissonniers, les marchands de fruits aux vendeurs de produits miracles (crème de Tamanu, huile de monoï ou de tiaré…) On finira aussi la journée à la tahitienne, sur le port, accoudé au comptoir d’une roulotte. A déguster un mémorable mi-cuit de thon rouge. Mais pour l’heure, les faubourgs sans charme de la capitale défilent dans le rétroviseur du 4×4 de Teva. Quand au détour d’un virage, émerveillement… Coup d’£il à gauche : des contreforts luxuriants emmitouflés dans des nuages chargés de pluie. Coup d’£il à droite, l’océan, infini, écrasé par le soleil. Un arc-en-ciel plus loin, face au relief ébréché de l’île de Moorea, Teva nous emmène sur le terrain de jeu de son adolescence : le spot dit Sapinus. Au large d’une plage de sable noir déserte, bordée de frangipaniers et de pins caraïbes gonflés par le vent, une poignée de jeunes surfeurs tutoie les vagues. C’est ce Tahiti-là qu’on veut vivre. L’authentique. Exit donc les cars de touristes du musée Gauguin.

Cap sur Tahiti Iti. Reliée à sa grande s£ur Tahiti Nui par un isthme étroit, la presqu’île est souvent ignorée par les tour-opérateurs. Erreur ! Il faut oser pénétrer dans l’arrière-pays par la route du Plateau, rejoindre le Belvédère et, seul au monde, apprécier pendant de longues minutes le panorama. Les sommets verts humides de Tahiti Nui plongeant dans le lagon, protégé de l’océan noir par le trait blanc mousseux de la barrière de corail… Grandiose. Cette Polynésie Française, là, verte et sauvage, a longtemps vécu dans l’ombre des palmiers. Mais les mentalités évoluent…

Un tourisme vert

A Moorea aussi. Tôt le matin, on rejoint l’île-s£ur en ferry. Nous avons rendez-vous avec Hiro, jeune guide nature qui balise depuis quelques années des sentiers destinés aux randonneurs.  » Voilà déjà dix ans que le gouvernement tente de développer le tourisme vert. Ça bouge un peu. Mais, et c’est le problème de toute la Polynésie française, on a des difficultés à faire comprendre que ce n’est pas forcément une destination  » stop-over « . Et puis, on manque de demandes ( NDLR : les cinq archipels réunis n’attirent que 200 000 touristes par an…) Si on parvient à attirer une clientèle intermédiaire, entre celle élitiste des grands hôtels et les backpackers ( NDLR : adeptes du voyage sac au dos), on a une vraie carte à jouer avec l’écotourisme.  » On n’en doute pas : la très belle ascension du col des Trois Pins au c£ur de la vallée escarpée d’Opunohu offre un véritable catalogue de la flore polynésienne. Les champs d’ananas succèdent aux futaies de manguiers, de kaori, de châtaigniers, de bambous et autres pins caraïbes. Un environnement tropical. Mais sans ses inconvénients : aucune faune dangereuse ne peuple la forêt.  » C’est un avantage indéniable pour les marcheurs, explique Hiro. On ne croise que des insectes, des cochons sauvages et des chevaux espagnols en semi-liberté. Si un petit malin avait l’idée de faire entrer un couple de serpents sur l’île ce serait l’horreur : le climat est taillé sur mesure pour eux…  » Au milieu de cette végétation touffue, de nombreux sites cultuels maohis soulignent le caractère noble et sacré de la nature. Certaines de ces structures sommaires montées à gros moellons remontent au xiiie siècle.  » Aujourd’hui encore, on a beaucoup de respect pour les ancêtres, assure Hiro. Même si les missionnaires sont passés par ici, certains rites ancestraux persistent.  » Il nous raconte que lors de la naissance de son fils, il a, comme tout le monde, jeté le cordon ombilical à la mer, enterré le placenta et planté un arbre dessus.  » Un citronnier, précise-t-il. Cet arbre représente ton enfant. Si l’arbre dépérit, c’est que ton enfant ne va pas bien, il faut le soigner.  » L’autre Polynésie envoûte.

Des décors à la Stevenson

Changement de décor radical. Quelques heures plus tard, au bord du lagon mooréen, à l’ombre du majestueux mont Rotui, les bungalows sur pilotis du Sheraton Hôtel font trempette. Le soleil termine sa course dans une ambiance Révoltés du Bounty : Lune énorme, moiteur et nuages irisés. Ne boudons pas notre plaisir, le cliché polynésien reste une expérience exceptionnelle de beauté. Les cartes postales cachent aussi leur part d’authenticité. Il suffit de tendre l’oreille. Non loin de la plage de l’hôtel, on devine le son d’un ukulélé. On ne résiste pas à la curiosité. Sous un arbre centenaire, une dame pousse la chansonnette. Maeva, la soixantaine souriante, gère le Fare Nani, une petite pension de famille destinée aux bourlingueurs en quête de parfums pittoresques. On sympathise fissa. Selon la coutume du  » Haere Tamâa  » ( NDLR : venez manger), rendez-vous est pris pour un petit dîner. Croit-on… Quand on débarque sous l’hibiscus le lendemain soir, la famille, les voisins et quelques amis sont là ! Tout le monde a mis la main à la pâte : poisson cru au lait de coco, salade russe, urus, po’e de bananes… Pieds nus dans le sable, le grand-père fait griller l’espadon sur le tambour d’une machine à laver recyclée en barbec’, le petit-fils gratte la guitare. Ça chante, ça rigole. Tard. Les Polynésiens ne blaguent pas avec la  » bringue « .

Encore ébouriffé par les vapeurs festives de la veille, on quitte Moorea atteint de nostalgie précoce. Mais Raiatea, l’île sacrée, nous hypnotise d’emblée. Son caractère brut et ses richesses archéologiques dégagent un parfum ensorcelant. Mystérieux et méconnu, ce  » village  » sur l’eau de 10 000 habitants n’a pas succombé au tourisme  » lune de miel « . Seules quelques pensions de familles assurent l’accueil des rares visiteurs qui s’y aventurent.  » Raiatea est très préservée, décontractée, et reste vraiment bon enfant, assure Eric, guide de randonnée pédestre. On peut encore avoir un contact simple et sincère avec l’habitant. Contrairement à Bora Bora, qui s’est laissée dénaturer.  » On croisera effectivement très peu de monde sur les routes de Raiatea. Et d’autant moins sur la rivière de Faaroa qu’on attaque en kayak. Protégé du soleil par un tunnel de bananiers et d’arbres à pain, on s’enfonce tranquillement à l’intérieur de l’île. Un décor qui appelle la lecture d’un Stevenson ou d’un Segalen. Ça tombe bien, car Raiatea n’offre, hormis quelques bistrots à Uturoa, aucune dissipation nocturne. Une véritable destination d’écrivain. Ou de citadins en fuite.

Avec ses 4 500 habitants, Tahaa, l’île jumelle de Raiatea, ne peut renier sa s£ur. Réputée dans toute la Polynésie pour ses perles noires, l’île vanille regorge de paysages vierges. Pas étonnant qu’en 2002, l’hôtel le plus exclusif de Polynésie française, le Tahaa Private Island & Spa se soit installé sur un motu au large de l’île. Repère des stars lasses de Bora Bora, ce 5-étoiles compte parmi ses clients Brad Pitt, Bill Gates, Tom Cruise, Michaël Douglas…  » Leur intimité est assurée, nous glisse un guide local. Mais on les croise de temps en temps. Toutes sortes d’anecdotes circulent à leur sujet.  » Et Bora, boring alors ? Les posters ne mentent pourtant pas. La  » Perle du Pacifique  » confine au paradis. Son lagon turquoise et ses plages de sable blanc ne peuvent blaser. Ses spas non plus. Mais il faut avouer que le littoral, truffé de bungalows sur pilotis entame sévèrement le coup d’£il. Entre parc d’attractions pour  » honeymooners  » fortunés et catalogue de voyages cliché, Bora Bora se prend les pieds dans le succès. Voilà Tahaa prévenue.

Carnet de voyage en page 70.

Baudouin Galler

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