Un opus trois en un
Un atelier, un entrepôt et aussi un loft plein de charme. La plasticienne Laurence Dervaux s’est créé un univers intime où la réflexion sur l’art se confond avec la vie quotidienne. Dans une ancienne tannerie au milieu des champs, à cinq minutes du centre de Tournai.
Une £uvre très importante est en phase de finition, mais nous ne la verrons pas car Laurence Dervaux a en quelque sorte » sous-traité » son exécution. Il s’agit d’une grande tapisserie (1,80 m x 2,50 m), tissée par le Crecit (Centre de recherches, d’essais et de contrôles pour l’industrie textile), à Tournai, dédié à la restauration de tapisseries anciennes et à la réalisation de tapisseries d’artistes. » Ce projet de » vanité aux fleurs » s’inscrit dans la philosophie de mon travail et reflète, comme toujours, une chronologie dans la réflexion et une double lecture, explique l’artiste. Dans une première approche, le motif de la tapisserie semble être une fleur, une tulipe rouge en l’occurrence. Cette représentation fait référence au printemps, à la légèreté et à la féminité. En se rapprochant, on peut lire le titre tissé en dessous du motif : Muscle à trois chefs. Le sens opère un glissement, il bascule vers une signification plus grave. Le spectateur n’est plus devant une fleur printanière mais confronté à lui-même, à son propre corps fait de chair, matière fragile et périssable. C’est une référence aux » vanités aux fleurs » du xviie siècle où la tulipe symbolise le caractère éphémère de la beauté « .
Le temps qui passe
Le choix de la tapisserie comme » support » a paru parfaitement indiqué à Laurence Dervaux pour interpréter et illustrer son propos. Tout d’abord, elle est une référence au temps et à son écoulement : le tissage extrêmement fin et minutieux dure depuis environ un an et demi. Cette notion du temps qui passe symbolise certes la précarité de la vie et induit sa finitude. Mais, tout bien considéré, le côté éphémère de cette fleur ou de ce muscle prend une autre dimension au travers de la patiente technique de tissage. Avec, à la clé, l’espoir de perdurer en préservant l’apparence de fraîcheur et de beauté.
La tapisserie, en voie de finition, est roulée au fur et à mesure de l’avancement du tissage et va incessamment tomber de métier. On pourra la contempler au Crecit et ensuite dans de futures expositions en Belgique et à l’étranger. Le travail de Laurence Dervaux s’exporte en effet de mieux en mieux, surtout en Asie. Une belle opportunité de faire circuler dans le monde entier le nom de l’atelier de tissage de Tournai ; la cité scaldienne ayant historiquement toujours été internationalement reconnue pour ses tapisseries.
Autre projet d’envergure ? La plasticienne participera à la Biennale internationale d’art contemporain à Busan, en Corée du Sud, qui se déroulera du 11 septembre au 20 novembre prochain. L’invitation émane du commissaire japonais, conseillé par un curateur coréen séduit par une exposition de Laurence Dervaux présentée début 2009 à Séoul (sponsorisée par la Fondation d’Entreprise Hermès). La thématique de la Biennale 2010 – Living in Evolution – correspond bien au travail de notre compatriote. Le fil conducteur de ses £uvres s’articule autour du corps humain et parle de la précarité et de la finitude de la vie. » Cette thématique n’est pas exposée avec une frontalité immédiate, précise-t-elle. Je propose toujours deux temps de lecture. Pour commencer, le regard est attiré par le beau, qui fonctionne comme une toile d’araignée accrochant l’£il. Puis vient la seconde lecture et on découvre le rapport à la fragilité et à la mort. Le spectateur est pris au piège, il effectue sans arrêt un aller/retour entre la séduction et la répulsion. »
L’£uvre de Laurence Dervaux traite de l’humain et de l’essence de tout ce qui fait le vivant au travers des références à la respiration, à la circulation du sang, à tous les fluides et, bien entendu, à la nourriture et à l’eau. Les installations, les vidéos, les dessins ou des pièces plus petites racontent cette » beauté fragile de l’instant » entre la naissance et la mort. L’esthétique est primordiale. Le choix des matériaux tels la porcelaine biscuitée ou le verre soufflé s’impose par l’émotion que l’artiste veut transmettre et par leur valeur intrinsèque qui induit une notion de vulnérabilité et de préciosité. Cet engouement pour diverses techniques lui vient certainement de ses études à l’Académie des beaux-arts de Tournai où elle a expérimenté différents moyens d’expression : la gravure, la photographie, la sculpture et la peinture. Actuellement, elle enseigne le dessin dans cette même Académie, et cela depuis 1993.
Le cachet d’origine
De nombreux opus en cours d’élaboration sont visibles dans l’atelier, bien sûr, mais aussi dans les pièces à vivre qui se vident et se remplissent au gré des réflexions et des travaux. L’endroit s’y prête idéalement. Le bâtiment industriel construit dans la seconde moitié du xixe siècle, ayant servi de tannerie puis de menuiserie, totalise une surface de 300 m2 suffisamment vaste pour réunir un lieu de vie agréable, un atelier lumineux et un espace de stockage des installations contenues dans de grandes caisses.
Lors de son acquisition, le bâtiment était totalement vide, habité au centre par une cage de verre qui abritait autrefois le bureau du contremaître. Généreusement fourni en fenêtres plein cintre, c’est un bloc de lumière entièrement ouvert sur les prairies environnantes. Autre particularité ? Le plafond est soutenu par des poutres en chêne de dix mètres de longueur, fait très rare.
Le bâtiment n’a pas subi de restaurations lourdes, le but était de respecter son authenticité et de lui conserver son cachet d’origine. Un exemple ? Le bureau du contremaître situé dans la cage en verre a été laissé tel quel et transformé en salle de bains. Le sol d’origine en terre battue et en briques a été recouvert de béton lissé. Un imposant (3,50 m x 1,70 m) comptoir de marchand de tissus, acheté sur un coup de c£ur, a déterminé l’aménagement de la cuisine. Polyvalent, il sert de plan de travail, de bar et de table très conviviale.
Très peu de meubles, histoire de ne pas encombrer l’espace et de permettre une grande fluidité des fonctions. Même si les cloisons existent, elles sont discrètes et plutôt symboliques. Un muret sépare l’entrée principale de la cuisine, un socle triangulaire marque discrètement la frontière entre cette dernière et l’espace de vie et un escalier sculptural en béton, le seul élément important ajouté, structure l’espace sans le diviser.
Une multitude de petits récipients remplis de barbotine de différentes couleurs et des échantillons de mélange de terre disposés, çà et là, sur les tables et les appuis de fenêtre, seront, peut-être, des éléments d’installations futures. Ils composent, en attendant, un très joli décor. » J’ai été collectionneuse, souffle Laurence Dervaux. J’ai acquis quelques belles pièces. Ici, on ne peut rien accrocher à cause des fenêtres alors tout est rangé à l’étage. Le loft est aussi un lieu de travail et de réflexion. Il faut évacuer les objets inutiles pour faire entrer le silence. Tout mon travail part du silence. «
Carnet d’adresses en page 70.
Par Barbara Witkowska / Photos : Renaud Callebaut
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici