À 41 ans, le rédacteur en chef du magazine cosmopolite Monocle est le journaliste lifestyle le plus influent de sa génération. Champion toutes catégories de la nage à contre-courant, autant par conviction qu’esprit de contradiction, Tyler Brûlé a toujours une tendance d’avance.

Tyler Brûlé n’est pas un homme d’approximation. Même en retard, il sait se montrer d’une ponctualité de Rolex. Une montre qu’il porte d’ailleurs à la main droite, cadran tourné vers l’intérieur du poignet, histoire de toujours garder, l’air de rien, le contrôle sur le temps qui passe. Le matin de notre rencontre, son agenda bourré massacre l’avait forcé à décaler l’entrevue de 15 minutes. Pas une de moins, pas une de plus. Il est donc 14 h 15 tapantes quand il fait son entrée dans les bureaux londoniens de Monocle. Impeccable, sans être apprêté, la barbe de trois jours bien taillée qui lui mange les traits, il est l’incarnation vivante du style casual chic mis en scène dans les pages shopping de son magazine.  » Bonjour, je suis Tyler Brûlé, croit-il bon de préciser. Laissez-moi le temps de répondre à un e-mail urgent et je vous retrouve dans mon bureau.  » La poignée de main est ferme et le regard sans détour. Je l’apprendrai plus tard au détour d’une petite phrase, la première impression – celle qu’il laissera, celle que vous lui faites – est essentielle pour lui. Pour ne pas lui avoir tapé dans l’£il lors d’un passage éclair de cinq jours, le sous-continent indien tout entier reste banni de ses petits papiers.  » Je crois sincèrement que vous pouvez diviser la population du monde en deux groupes bien distincts, assène sans l’ombre d’un doute Tyler Brûlé. Les fans de l’Inde et les fans du Japon. On croit pouvoir aimer les deux, mais au bout du compte, l’un finit toujours par l’emporter sur l’autre. « 

Est-il besoin de le préciser, c’est bien sûr du côté du second que son c£ur balance. Ce Japon où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et business deals.  » Les bons journalistes sont forcément d’excellents vendeurs, lance-t-il, sourire en coin et délibérément provoc. Je sais, vendeur dans le milieu, cela sonne comme un gros mot. Mais réfléchissez un peu. Votre histoire, vous devez réussir à la faire lire à votre lecteur. Avant ça, c’est votre rédacteur en chef qui doit l’acheter, sans cela, il vous laissera tout juste écrire une brève. J’ai commencé dans ce métier comme free-lance. C’était un excellent entraînement pour ce que je fais aujourd’hui. Vendre des magazines. Et des espaces publicitaires à mes annonceurs. « 

Ce bagou dont il est si fier a pourtant bien failli lui coûter la vie. En 1994, alors qu’il accompagne pour le compte d’un magazine allemand une mission de Médecins sans frontières en Afghanistan, sa voiture se retrouve prise en embuscade à Kaboul. Les balles fusent. Son bras gauche, dont il perdra partiellement l’usage, est touché. Tyler Brûlé voit la mort de trop près. De retour à Londres, il profite de ses six mois de convalescence pour recadrer ses priorités et lancer Wallpaper* en 1996. Le petit astérisque qui s’accroche au titre pour mieux renvoyer à la note de bas de page –  » the stuff that surrounds you « , autrement dit ces trucs qui vous entourent – en dit long à lui seul sur celui qui a réussi à imposer le souci du détail comme art de vivre. Un an à peine après sa création, la bible des tendances, symbole du consumérisme global en vogue jusqu’au début des années 2000, est rachetée par Time Warner, selon le magazine Businessweek, pour plus de 2,3 millions de dollars (NDLR : 1,65 million d’euros).

Resté aux commandes de Wallpaper*, Tyler Brûlé ouvre en parallèle son agence de communication baptisée Winkreative et chargée, entre autres, d’imaginer des campagnes sur mesure en phase avec l’environnement léché jusqu’à l’austérité du magazine. En 2002, pourtant, il claque la porte, lesté d’une clause de confidentialité qui l’empêchera de retenter immédiatement l’aventure éditoriale et l’obligera à patienter cinq ans avant de sortir Monocle.  » Le titre dont j’ai toujours rêvé « , assure-t-il. Un objet de presse atypique, accordant une attention égale au monde des affaires et au design et usant du même ton pour parler des lobbyistes de Washington que de la jeune génération des créateurs de mode turcs.

Pour piloter cette publication hybride distribuée à plus de 150 000 exemplaires aux quatre coins du globe et qui peut se vanter d’avoir atteint l’équilibre économique six mois plus tôt que ne le prévoyait son business plan, Tyler Brûlé sillonne le monde plus de 250 jours par an. Une vie de baroudeur de luxe qui alimente la chronique Fast Lane (littéralement, Voie Rapide) qu’il tient chaque samedi dans le Financial Times.  » Dès l’enfance, il y a toujours eu une part de moi qui savait que j’allais beaucoup voyager, confie-t-il. Peut-être pas autant que je ne le fais aujourd’hui mais j’ai toujours aimé cela.  » Gamin déjà, il sillonne le Canada au gré des affectations de son père, Paul Brule, footballeur professionnel, et change plus de dix fois d’école. Loin de le dégoûter, cette vie de nomade le pousse même à s’envoler pour l’Europe, son diplôme de journalisme en poche.  » Mon truc, c’était la télévision, sourit-il. Je ne me serais jamais vu dans la peau d’un journaliste de presse écrite, même si j’adorais les magazines. Écrire ne m’intéressait pas. Le type qui m’aurait dit alors que je tiendrais la même chronique pendant plus de sept ans dans le Financial Times, je lui aurais ri au nez. « 

Pourtant, celui qui refuse de  » se disperser vingt fois par jour sur Twitter  » a réussi à tisser avec ses lecteurs une relation bien plus intime que bon nombre de blogueurs.  » Je préfère garder le meilleur de ce que je vis pour mes articles que de gâcher cela sur un blog, explique-t-il. Ma chronique vit aussi en ligne. Et les gens peuvent réagir en m’écrivant un e-mail. Je réponds toujours. Parfois trop succinctement aux yeux de certains qui me considèrent un peu comme un concierge d’hôtel de luxe à leur disposition 24 h sur 24. Mais je réponds. « 

De ces échanges avec d’autres voyageurs au long cours lui est même venue l’idée de commercialiser une ligne de bagages estampillés Monocle, d’abord sur le Net, ensuite dans des micro-boutiques où l’on peut trouver des parfums, chemises, écharpes, vélos et même des carnets de notes. Bref, un style kit complet pour se la jouer comme Tyler…  » C’est un business énorme, jubile-t-il. Un jour de vente dans notre magasin d’Hongkong couvre à lui seul les frais de fonctionnement de notre bureau local pendant deux semaines.  » Un modèle économique qui ne manque pas de faire grincer des dents à pas mal de confrères prompts à pointer du doigt également les liens étroits liant son agence, Winkreative, et le magazine. Ses annonceurs, Tyler Brûlé les voit pour sa part comme des partenaires, voire les mécènes de son projet éditorial.  » L’arbitrage, c’est moi qui m’en charge, insiste-t-il. L’indépendance rédactionnelle de mes journalistes est garantie. Nous n’acceptons jamais de cadeaux. Nous ne partons pas non plus en voyage de presse. Nos reportages, nous les finançons intégralement. « 

Pour trouver grâce à ses yeux, un objet, un service doit vous aider à vous sentir unique.  » Dès le lancement de Monocle, nous avons mis l’accent sur l’importance de la provenance de nos achats, la nécessité de préférer les petits business aux grosses multinationales, rappelle-t-il. Aujourd’hui, on n’a jamais autant entendu parler d’héritage et de « made in local ». Nous n’avons pas attendu la crise pour tenir ce discours. La génération Monocle, s’il y en a une, a appris à s’interroger sur ce qu’est vraiment la qualité de vie. Elle fait ses courses chez l’épicier du coin plutôt que chez Carrefour. Parce que c’est important d’être reconnu. On se sent désiré, on a envie de sourire, on se sent mieux. Ici, nous aimons pousser les gens à regarder dans d’autres directions, à ne pas suivre le mouvement. « 

Où qu’il passe, il traque le pointu, le pas connu. Et se méfie des excès de la pop culture comme de la peste. Les people quels qu’ils soient n’ont jamais les honneurs du magazine.  » C’est la meilleure réponse que je puisse donner à ceux qui me traitent de gourou du style, ricane-t-il. Jamais vous ne verrez ce titre sur mes cartes de visite. Ce n’est pas que j’ai l’esprit de contradiction. Mais quand je me sens pris dans un courant trop dominant, je freine des quatre fers. Je me pose des questions. « 

Alors que tous ses concurrents s’excitent pour proposer le top des applications iPad avant la sortie du nouveau bébé de Steve Jobs, Tyler Brûlé s’amuse à les prendre de revers en publiant pendant l’étéà un journal papier. Un tabloïd de luxe en couleur de 64 pages remplis d’essais et de reportages. L’accessoire parfait de la serviette de plage.  » Franchement, vous connaissez beaucoup de gens prêts à laisser leur iPad sans surveillance pour aller se baigner « , ironise-t-il. Ce n’est pas qu’il soit  » anti-techy  » comme il dit. Monocle est sur le Net bien sûr et y développe même ses propres contenus réservés à ses abonnés.  » Mais avec modération, se réjouit-il. Je crois que nous avons réussi à résister à la folie des réseaux sociaux. Beaucoup trop de médias perdent la tête avec cela. « 

Avec la même énergie, il défend son refus répété – malgré les demandes de ses annonceursà – de sortir, comme tant d’autres, un numéro vert.  » C’est complètement hypocrite pour un magazine de tenir une fois par an un discours écologique, s’insurge-t-il. Alors que notre boulot ne l’est pas ! Comme s’il suffisait d’imprimer avec de l’encre de soja ! Pour vendre nos journaux, nous abattons des milliers d’arbres en Finlande et expédions nos exemplaires un peu partout à grand renfort de fret aérien. En plus de cela, le journaliste doit voyager pour rencontrer des gens. C’est intrinsèque à la fonction. Quand on me demande quelle est ma stratégie en termes de réseaux sociaux, je réponds toujours : m’asseoir avec vous pour partager un verre de vin. C’est ça le style Monocle. Il n’y a pas de magie. Pour moi la clé du succès, c’est d’être gentil avec les gens. De les respecter. « 

Dans son bureau règne un semblant de désordre rassurant, habité par les photos de ses proches punaisées au mur et des petits mots amicaux oubliés dans un porte-crayon. On sent qu’il aime se poser, au moins le temps du bouclage, dans ce quartier de Marylebone, au c£ur de Londres, qu’il connaît comme sa poche parce qu’il y vit depuis plus de quinze ans. C’est avec la même passion qu’il parle de sa maison suédoise, de son tout nouveau pied-à-terre à Beyrouth ou de son flat de Saint-Moritz dans lequel il passe toujours la fin de l’année skis aux pieds en compagnie de sa mère et de son compagnon.  » J’avoue, Noël, c’est mon péché mignon, je suis officiellement en charge de la bande- son des vacances « , confesse-t-il. Des lieux qu’il a d’abord choisis parce qu’il s’y sent en sécurité.  » Après ce qui m’est arrivé en Afghanistan, j’ai besoin de cela pour oser prendre des risques, poursuit-il. Si j’étais un type prudent, je n’aurais pas créé mon propre business, je n’aurais certainement pas lancé un deuxième magazine en 2007.  » Un projet, on le sent bien, qu’on ne lui rachètera pas de sitôt. Le lendemain de notre rencontre, il repartait en  » tournée promo  » : 11 jours de périple à travers l’Europe, en train et en avion, incluant une escale à Bruxelles le temps d’y ouvrir une boutique éphémère, chez Delvaux.  » Une maison 100 % Monocle, argumente-t-il. Pas trop connue, avec une belle tradition d’artisanat derrière elle.  » Pour cette aventure, il me jure qu’il n’emportera avec lui qu’un petit sac de voyage à porter sur l’épaule.  » Pourquoi croyez-vous que Dieu ait inventé les services de pressing intégrés dans les hôtels « , plaisante-t-il. Le voilà donc éventé, le secret de l’insoutenable légèreté de Tyler Brûlé.

Par Isabelle Willot

On n’a jamais autant entendu parler d’héritage et de  » made in local « .

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