On peut être ouvrier et comédien dans un spectacle où l’on joue son propre rôle. Comme ces anciens de Royal Boch qui transcendent sur scène la faillite de leur manufacture, leur combat et leurs espoirs. Royal Boch, la dernière défaïence repart en tournée. Avant d’aller les voir sur les planches,  » venez à l’usine, qu’on vous raconte « .

C’est à peine si, ici, on ne vous accueille pas avec un sonore  » un café, m’chou ? « . A Houdeng-Goegnies, dans l’ancienne école des garçons, réhabilitée judicieusement et éthiquement en lieu de résidence pour compagnies théâtrales, le foyer remplit son office et sert d’espace de rencontre. Aux murs, Véronique Vercheval a accroché des photos qu’elle fit en Haïti, en Palestine et au Burundi, elle n’est pas inconnue dans le coin, c’est une amie qui fait partie de toutes les aventures, les douloureuses comprises. L’occupation de la manufacture Royal Boch en 2009 par ses travailleurs est de celles-là. Et si aujourd’hui trois d’entre eux sont venus s’asseoir sur ces chaises en Formica, c’est pour raconter comment ils transcendèrent leur lutte, la faillite de leur usine et le reste, en une pièce de théâtre-action baptisée Royal Boch, la dernière défaïence. Car ces faïenciers-comédiens s’apprêtent à remonter sur scène pour présenter leur spectacle, déjà joué 31 fois depuis mars 2012, en Belgique et ailleurs, à Grenoble et même à Paris.

 » TOUT EST RÉEL  »

Pour mieux briser la glace, on déguste le café et quelques petites prunes dont le mauve contraste joliment avec l’émail du grand saladier aux estampilles royales posé sur la table, elle aussi, en Formica. On n’est décidément jamais très loin de La Louvière, terre matricielle qui les vit grandir, (sur)vivre, travailler, résister, aller de restructuration en restructuration, se muer en gardiens du temple, être finalement laissés pour compte mais répondre à l’invite de Daniel Adam, auteur, metteur en scène et créateur de La Compagnie Maritime pour donner chair à ce moment théâtral qu’ils pensaient au départ ne jouer que devant leur famille et où  » il n’y a rien d’inventé, rien de surréel, tout est réel « .

A la mise en scène donc, on trouve Daniel Adam et dans leur propre rôle, Martine Joniaux, Martine Magnies, Marie-Thérèse Mancini, Brigitte Roland, Maria Russo, Jean-Jacques Verhelst, Inès Zanini et Michel Therasse que le metteur en scène remplace dorénavant, parce que le compagnon de toujours n’est plus. La petite troupe n’est pas au grand complet aujourd’hui ; Martine, Brigitte, Jean-Jacques et Daniel ont été envoyés  » en délégation « . Nul besoin de les prier, ils racontent leur Royal Boch, un souvenir appelant l’autre, pour remonter le fil des ans, jusqu’à ce premier jour qui ne s’est jamais effacé de leur mémoire. C’était au début des années 70, ils n’étaient encore que des enfants, 14 ans, à peine plus. On appelait Jean-Jacques  » le crollé « , allez savoir pourquoi, Brigitte  » petit gamin « , parce qu’elle avait les cheveux courts et  » la force d’un garçon « . Martine, elle, avait 17 ans, annoncé la couleur à son papa qui travaillait au stock, l’école ce n’était plus pour elle, elle s’était présentée le vendredi et avait commencé le lundi,  » au coulage vaisselle « .  » C’est là que j’ai rencontré mon mari, précise-t-elle, il était au modelage « . Il ne joue pas dans La dernière défaïence, mais il a participé à la création et suit la tournée de près –  » il est mon chérisseur « , pouffe Martine.  » Il connaît tout par coeur, ajoutent les autres, quand c’est arrivé pour Michel, on lui a demandé s’il ne voulait pas reprendre le rôle… « , mais non, ce sera Daniel Adam qui, en trouvant ses marques, sera l’autre homme de la petite bande.

BOL ZÉRO

Il faut les écouter replonger dans ce monde vibrant comme s’il n’était pas en miettes, avec un sens de l’ellipse et du partage. Parfois, ça va trop vite, on a saisi au vol  » un mandrin qui même à 9 te prend « ,  » un 5 à épaissir « ,  » un bol zéro « ,  » un pudding « , des assiettes  » pannekoek « ,  » un saladier gauche de chez gauche  » et  » une terre molle qui fait des crottes « . On demande la traduction et l’on prend acte de l’existence bouillonnante de cet univers où, malgré les conditions déplorables, la solidarité et le rire tenaient souvent lieu de règlement de travail.

En février 2009, les 47 derniers ouvriers de cette faïencerie qui en comptait encore 1600 dans les années 70 décident de ne plus se laisser déposséder de leur outil en perdition. Ils occupent leur usine et se relaient, en équipe, pour y veiller, parce qu’il savent que la direction la démantèle petit à petit, détruisant ici et là, déménageant le stock, avec un dessein qu’ils n’osent même pas imaginer – ils disent aujourd’hui qu’ils ont été naïfs,  » on croyait à la reprise, on y a toujours cru « . Sur les grilles, ils ont apposé cet écriteau :  » usine occupée « . En voisin, Daniel Adam vient les saluer. Il travaille alors sur une pièce de théâtre-action avec des anciens fondeurs de Couvin,  » avec des gens du coin, on avait monté un spectacle intitulé Tu vas encore nous faire pleurer « . Il veut le jouer  » ici  » ; en assemblée, collégialement, les ouvriers approuvent, ils reconnaissent des concordances entre cette histoire et la leur,  » c’était tout à fait nous, ça, la cadence, l’exploitation…  »

L’ACTE 1

Daniel Adam ne lâche rien, tous les jours, il est là, s’installant à leurs côtés dans ce long combat aux relents de pot de fer contre pot de terre. Il écoute, beaucoup, prend des notes, se dit que si on ne peut pas changer le monde, on peut toujours essayer de changer  » notre  » monde. Dans un premier temps, avec Véronique Vercheval à la photo, ils dressent le portrait des 46 derniers travailleurs de Royal Boch, serrés dans un livre titré Usine occupée, lesquels posent en civil, pas en tablier, à leur poste, avec, en guise de légende, le souvenir de leur premier jour.

En juillet 2009, après cinq mois et trois semaines d’occupation, c’est la reprise, soit le début de la fin.  » On a retravaillé mais de moins en moins, puis il y eut des soucis avec la paie, des fraudes… Et puis, plus d’électricité, plus de gaz, des parties démolies, on ne pouvait plus entrer dans l’usine. On était à l’agonie financièrement.  » En avril 2011, la faillite est prononcée et Daniel Adam, qui sait combien le théâtre d’in(ter)vention peut être cathartique, demande officiellement à chacun :  » Si je monte une pièce, tu y participes ?  » Ils lui répondent :  » Tu nous vois faire du théâtre, honnêtement ?  » Aujourd’hui encore, ils s’esclaffent joyeusement –  » on n’y avait jamais mis les pieds, à part à la fancy-fair de l’école, pour voir les enfants « .

Pendant un an, tous les mardis matin, ils se retrouvent et racontent d’abord  » leurs malheurs « . Quand l’étau de la rage, de la colère et du reste se desserre doucement, alors seulement ils réussissent à travailler à cette Défaïence,  » écrite avec nos mots, rien de fictif, c’était les conditions sine qua non. Tout ce qui s’y trouve a été dit par nous, sauf une phrase :  » Quand le miracle est trop beau, je me méfie du Saint « …  » Ils pratiquent l’impro, ils  » pataugent « , se découragent aussi :  » on n’arrivera jamais à retenir tout ça. Et puis on était gênés, même si on se connaissait depuis quarante ans…  » De fil en aiguille, l’acte 1 tient la route, puis le deuxième, le troisième…  » On s’est rendu compte que cela avait de la gueule « , l’amitié en bonus.

Nul n’ignore que dans un spectacle, ce qui compte, c’est l’histoire.  » Or ici, elle est en béton, surligne Daniel Adam. Hélas, c’est un récit magnifique. On y trouve tous les protagonistes – les bons et les méchants – et le déroulement aussi. C’est le principe de tous les récits du monde : un personnage doit aller du point A au point B, mais un autre l’en empêche ; il y parvient tout de même et parce qu’il a traversé une épreuve, il est transformé. Nous n’avons pas dû inventer le scénario, cela avait une force.  » Et c’est vrai qu’il y a tout dans cette pièce, des larmes, du rire, de la colère.  » C’est du Steven Spielberg « , assène Jean-Jacques, il n’a pas tort. Le 1er mars 2012, pour la première fois, ils jouent Royal Boch, la dernière défaïence, standing ovation. Depuis, ils y ont  » pris goût  » alors quand la salle se contente d’applaudir, ils se demandent ce qui ne tourne pas rond.

 » ALLEZ !  »

Et à la fin, ça se termine bien ? Dans la vraie vie, les derniers de Royal Boch, floués, sont encore toujours en litige, la suite du procès devrait avoir lieu en mars 2015. Et sur scène, dans le dernier acte, ces mêmes faïenciers-comédiens interpellent le public. Dans leur harangue, il est question de résistance,  » Et vous, qu’est-ce que vous attendez ?  » Puis, en choeur, une seule exhortation :  » Allez !  » Silence. Noir. Hors de question de  » faire un truc qui se termine déprimé : l’idée était de porter l’espoir et que cela n’arrive plus « . La foi, et l’humour, de ces femmes et de ces hommes sont contagieux. Quand il s’est agi d’empêcher le pillage de leur manufacture, ils ont veillé sur le peu qu’il en restait. Même sur Saint-Antoine, cela aurait dû être le contraire. Avant, le 13 juin, jour de sa fête, et depuis 1841, on sortait la statue du saint patron et l’on partait processionner en fanfare dans les rues de La Louvière.  » On l’a sauvé pendant l’occupation, on ne voulait pas le jeter en pâture et qu’on le retrouve cassé en dessous des moules. On a demandé au musée de Mariemont de nous le garder, on lui a bandé les yeux pour pas qu’il voit son usine en démolition et on a été le porter là, il y est bien.  » Quand en mars 2015, le musée de la faïence, baptisé Keramis, ouvrira ses portes sur ce qui fut Royal Boch, saint Antoine rentrera au bercail, et ce ne sera pas un miracle, juste la volonté de quelques faïenciers debout.

Royal Boch, la dernière défaïence, au Centre culturel Action Sud, à 5670 Nismes, le 4 novembre prochain. D’autres dates sur www.lacompagniemaritime.be

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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