(Dé)confinement: « Pour réduire l’anxiété de la population, le politique doit réduire les incertitudes au maximum »

Après le confinement, le déconfinement pourra s'avérer source d'anxiété

La situation d’isolement social sur une période aussi longue, mais aussi le prochain déconfinement, sont inédits et soulèvent de nombreuses interrogations sur les conséquences psychologiques. Alors que l’incertitude semble régner, nous avons interrogé Alexandre Heeren, Professeur de Psychologie à l’UCLouvain et chercheur qualifié au FNRS sur notre vulnérabilité, la capacité de l’homme à s’adapter, et surtout sur les conditions pour le faire au mieux.

Avant de parler déconfinement, parlons encore confinement, puisqu’on y est encore pour quelque temps. Jusqu’au 3 mai, mais peut-être plus. Dans ce contexte, est-il psychologiquement préférable de se projeter de semaine en semaine, comme semble le penser le gouvernement avec ses prolongations successives ? Ou serait-il préférable d’annoncer que cela va durer 3 mois, quitte à écourter par la suite ?

Il n’existe quasiment aucune étude sur le confinement et le post-confinement. Une étude parue en mars se penche sur la situation rencontrée en Chine les mois précédents, et sur le cas du SRAS en 2003. Il n’y a quasiment pas de littérature scientifique sur la question du confinement dans nos sociétés, mais beaucoup de modèles cognitifs et neuroscientifiques de l’anxiété, du stress. Et un élément important que l’on connait est l’incertitude. Ce que l’on sait, c’est que l’humain est intolérant à l’incertitude: au plus c’est incertain, au plus il est anxieux, stressé. Dans n’importe quelle situation. Pour cette raison, le post-confinement, et son amorce, doit donc être, le moins possible, incertain.

Beaucoup de modèles, dans de nombreuses situations (médicales ou autres), laissent penser qu’il est préférable de donner une date claire de fin, de temporalité. Bien sûr ce cas est inédit, et on n’a donc pas de confinement control, ou de prototype sur lequel se baser pour le post-confinement ou le déconfinement. Mais il est clair qu’il serait mieux d’annoncer : voilà combien de de temps ça va durer, quitte à ce que ce soit extrême d’ailleurs. Ça peut générer moins d’anxiété, car on peut s’organiser. Au moment de l’annonce, la détresse peut être énorme, mais pendant le confinement, la réponse de la part des gens sera plus adaptée. Pour Mr et Mme Toulemonde, mais aussi pour les travailleurs indépendants par exemple, qui pourront ainsi prendre des décisions, aussi difficiles soient-elles, pour pouvoir s’organiser au mieux.

On voit l’anxiété comme un problème psychologique, psychiatrique. Mais si on la considère d’un point de vue évolutionniste, elle existe pour aider à prendre des décisions. À se projeter dans le futur, pour se dire : il faut que je fasse attention à ça. Dans les sociétés très primitives, elle avait pour rôle de permettre d’anticiper un évènement. Dans le contexte actuel, il est normal d’être anxieux, mais on va l’être d’autant plus qu’il persiste une grande part d’incertitude.

Le message à faire passer au gouvernement ici est de donner des dates, même trop extrêmes, quitte à les rabaisser un petit peu. C’est vraiment le point de vue des neurosciences et de la gestion de l’anxiété. Dans un premier temps il peut y avoir beaucoup désespoir, de détresse, mais sur le long cours, les comportements seront plus adaptés, car on aura pu anticiper. Et on vivra mieux. Et sur le long terme, moins il y aura eu d’incertitude, moins il y aura de conséquences psychologiques négatives.

On parle beaucoup de déconfinement, beaucoup semble l’attendre de pied ferme, comme un retour à la normale. Mais pourra-t-on réellement vivre comme avant?

On doit parler de sciences de manière générale : sous des aspects économiques, sociétaux, individuels, collectifs. Une réponse sous un seul angle serait compliquée.

Sortir du confinement ne va pas se faire sans mal et sans peur. Il est évident que cela va générer beaucoup de stress chez beaucoup de monde.

Les modèles neuroscientifiques montrent clairement que, face à l’anxiété, il faut réduire l’incertitude: offrir le plus de clarté possible sur l’information, les échéances

Dans les transports en commun, dans les endroits où il y a beaucoup de personnes qui viennent de partout, où les risques sont accrus, où l’on va devoir porter un masque, des gants… que va-t-on devoir faire ? En Belgique, on n’est pas encore très au clair là-dessus. Donc ça crée une confusion assez importante et de nouveau, qui dit confusion dit incertitude, et donc du stress, dû à cette incapacité à se projeter. Ceci dit, c’est l’état actuel, maintenant (au 15 avril). J’imagine que des procédures très claires vont être émises pour dire : « Voilà ce qui va se passer ». Ceci va nous faciliter la tâche pour pouvoir nous-mêmes imaginer, faire l’expérience de pensée de notre propre remise en route.

À la question fondamentale du « Pourra-t-on vivre comme avant, après ? » , ma réponse est non. Et j’espère vraiment que c’est non. Parce qu’on a tous été changés quelque part par ce moment et ce serait curieux que l’on retourne tous à la normale. Au niveau belge, mais aussi et international, de grands évènements se sont produits – l’affaire Julie et Mélissa, les attentats de 2016, et au niveau international le 11 septembre 2001 – qui nous ont tous été transformé dans l’esprit commun, dans l’esprit populaire. Ce sont devenus des points de références, des points d’ancrage. Ces évènements ont permis de nous aligner émotionnellement, mais aussi identitairement. On était tous au même moment à ressentir la même chose. Au-delà du fait que ça implique des morts et génère des situations dramatiques, ces situations permettent de créer une identité collective.

L’anxiété liée à cette surglobalisation risque d’apparaitre également

On ne sera plus les mêmes après. On va inévitablement changer : on sera beaucoup plus attentif à l’aspect sanitaire, aux aspects de globalisation du monde. L’anxiété liée à cette surglobalisation risque d’apparaitre également. Nombreux étaient ceux en Belgique à ne pas avoir conscience de ça, de cette interdépendance à tous les niveaux. Là aussi on ne sera plus les mêmes. Avoir des masques en Belgique ou plutôt ne pas parvenir à en avoir n’aurait jamais été envisagée comme un problème pouvant causer des morts. On a, plus que jamais auparavant, été exposé à la vulnérabilité. On a pris conscience d’elle, et c’est ce qui va nous transformer.

Vivre isolé, replié sur soi est protecteur. C’est d’ailleurs pour cela qu’on le fait. Dès lors, ne risque-t-on pas de perdre pied face à l’angoisse de cette maladie volatile qui est toujours présente? Quelles phobies sont à craindre?

Il existe des travaux antérieurs, sur l’épidémie du SRAS en 2003, en Asie où la culture n’est pas du tout la même. La manière d’exprimer ses émotions n’est pas la même, il est compliqué de faire des parallèles. Dans nos cultures, l’expression des émotions est plus importante. Encore plus en Espagne et en Italie. S’y référer reste de la spéculation plus que du raisonnement. Mais elles montrent quand même que pour les personnes à risque, celles qui auraient déjà une tendance à l’agoraphobie, aux attaques de panique, à l’hypocondrie, cette épreuve risque de se révéler un facteur aggravant, qui va amplifier le problème. Notons que dans le contexte actuel, pour le coup, leur réponse – à savoir la peur d’être contaminé par des maladies – est appropriée. Ces personnes vont devoir être suivies psychologiquement. Elles doivent être conscientes de cette vulnérabilité et être vigilantes.

On va surtout se retrouver en face de beaucoup de questions nouvelles

Les personnes âgées, isolées en maison de repos, sont aussi, évidemment une population extrêmement vulnérable sur le plan psychologique. Les personnes dans des situations financières critiques vont aussi être très psychologiquement affaiblies, ça semble évident.

On va surtout se retrouver en face de beaucoup de questions nouvelles. Par exemple celle de l’épuisement des professionnels de la santé. Il existe déjà, mais c’est très peu pris en considération. Il existe très peu de psychothérapeutes spécialisés dans l’aide aux professionnels des soins de santé. On a beaucoup de spécialistes en burn-out professionnel pour d’autres types de profession, mais pas spécifiques à celles-ci. C’est peut-être quelque chose qui va émerger ici et maintenant. Mais ça reste une spéculation.

Enfin, il y a des populations fragilisées auxquelles personne ne semble faire attention et qui pourtant sont très à risque. Je pense aux migrants, dont on ne parle plus. Je trouve ça triste et inéthique de ne pas parler plus de ça dans les médias. Pourtant pour eux la situation est catastrophique. Sans aide humanitaire, apportée autrefois par des pays actuellement désorientés. Si vous voulez mon avis de scientifique, il y aura des complications, dont personne ou presque ne se fait écho. Des complications médicales, psychologiques, de deuil sans précèdent. Et tout le monde semble s’en ficher. Les dommages vont pourtant être conséquents. On arrive à être en cohésion globale, mais cette population, pourtant très vulnérable, reste encore en marge du problème qui touche tout le monde.

Au vu de la période de confinement que l’on vient de traverser, pour qui le déconfinement risque-t-il d’être le plus dur ? Le plus sujet à angoisses?

Si l’on pouvait répondre à cette question, on pourrait anticiper, prévoir et agir en temps voulu et se former en conséquence. Malheureusement, il existe une variabilité énorme, car tout le monde n’est pas seul de la même manière. Il y a confinement et confinement, on n’est pas tous logés à la même enseigne. Certains sont seuls, mais sont très connectés ; certains adorent être seuls, le voient comme une opportunité. Mais il est vrai, que pour certains parents, surtout ceux qui ont été amenés à travailler à la maison avec un ou plusieurs enfants – et notamment des jeunes enfants – c’est un peu plus compliqué. Il y a une surcharge. Ces situations peuvent être à risques, qui se révèleront une fois le déconfinement venu. C’est surtout l’ajustement au confinement qui va jouer. Est-on en surcharge ? Mais c’est aussi difficile à quantifier: le télétravail avec les enfants, l’inquiétude liée à l’état de personnes isolées, le deuil à distance. Ces situations portent en elles des risques certains. Pour le reste, il semble impossible de prédire.

Comment va-t-on dépasser l’angoisse quotidienne?

C’est presque darwinien, car il est encore question ici de s’adapter à l’environnement nouveau, de solliciter la capacité de l’homme à s’adapter. Généralement l’humain est fort pour ça, même si ça lui coûte, en force, en motivation. Force est de constater que c’est vrai, il est quand même bon pour le faire. À travers l’histoire, on a prouvé qu’on était capable de le faire. Donc on va le faire, tous, aussi difficile cela va être. Il va falloir laisser une semaine ou deux, voir comment ça se passe et réagir en fonction. Les professionnels vont rebondir, offrir des conseils, des aides sur ces questions, pour aider au déconfinement.

On aurait pu penser qu’une telle pandémie conduise à l’effondrement du monde

En fait, à chaque fois que vous écoutez les experts, il y a souvent deux scénarios pour l’après: l’un est vraiment génial, l’autre est catastrophique. Il existe tant de zones de flou, d’incertitudes. C’est la vérité : on ne sait pas beaucoup répondre. On émet des spéculations, mais c’est sans précédent. Les épidémies antérieures – pas pandémies – étaient localisées dans certaines régions du monde. Elles recevaient une aide humanitaire, un soutien des autres pays. Ici, personne ne peut venir en aide à personne. Dans les faits, il y a une niveau d’incertitude fou et pas d’aide que l’on puisse anticiper. Ce qui fait que ce n’est pas facile de penser, à tous les niveaux, comment cela va se passer par la suite. On aurait pu penser qu’une telle pandémie conduise à l’effondrement du monde – à l’instar des survivalistes ou collapsologues – que cela conduise à piller les magasins, s’entretuer pour de la nourriture. Or ce n’est pas ce qui se passe. Les gens n’ont pas fait n’importe quoi. Il y a quand même de l’espoir, quelque chose qui reste.

Comment la société peut-elle refonctionner après un tel épisode, restaurer la confiance entre ses citoyens?

On n’a pas tellement le choix de s’y remettre pour que ça fonctionne. Mais ça ne va pas être simple. Dans le cas du SRAS, d’Ebola, on a constaté une sorte de déshumanisation, de méfiance, notamment de personnes dont on sait qu’elles ont été malades même si elles sont désormais parfaitement saines. C’est largement suggéré dans des études antérieures. On peut imaginer que ça va être la même chose ici. Dans cette perspective, les experts fédéraux pour le déconfinement ont un rôle important à jouer dans l’éducation de masse.

Ces experts fédéraux semblent incarnent cette autorité, cette confiance, et cette stratégie de remise en route

Ils doivent parvenir à nous déconditionner les esprits pour éradiquer cette méfiance qui s’est installée les uns vis-à-vis des autres. Avec l’aide de quelques exemples, des personnalités qui auraient été malades et qui témoigneraient qu’elles vont bien. Cette stratégie devra être relayée par les médias. Il faudra une exposition de masse pour désensibiliser à la menace et la peur psychologique du Covid-19.

Imaginons, si en juillet les situations sanitaire et économique sont sens dessus dessous – avec les conséquences psychologiques que l’on ne sait même pas imaginer -, que l’on n’a plus d’experts et que l’on retourne à un système politique habituel avec des partis pour prendre des décisions. Ce sera alors la catastrophe assurée. Le public ne suivra plus du tout les recommandations.

Pour certains aspects peuvent être passés sous silence, sous prétexte que c’est du bon sens. Mais dans les faits, sur la population, les formuler va susciter de stress.

S’en remettre aux experts participe de la réduction de l’incertitude, évoquée plus haut. Parce que ce sont ces experts qui incarnent le mieux la certitude. À l’inverse, qui incarne le moins bien cela ? Ce sont les politiques. Et sans que ce soit une critique, ce n’est juste pas leur compétence. On demande à un scientifique un avis scientifique, c’est son métier. Il peut dire s’il ne sait pas. C’est justement ce que l’on ne veut absolument pas entendre de la bouche d’un politicien. Actuellement et dans une perspective de déconfinement, le public est demandeur de certitude, ou du moins d’informations aussi nettes et précises que possible. Et c’est ce qu’il faut garder sur le long cours. Il faudra aussi sans doute faire appel à des experts socio-économiques, après le post confidemment, pour la relance économique.

Avez-vous des pistes pour les gens qui seraient déjà angoissés à l’idée de sortir et reprendre une vie « normale » ?

Après les situations de terreur, de peur (catastrophes naturelles ou industrielles, attaques terroristes, etc), la peur de sortir survient souvent. C’est ce que l’on appelle un état de stress post-traumatique. Le SSPT est un état clinique précis, et je ne dis pas que tout le monde va en souffrir, mais les recommandations apportées dans ces cas peuvent être similaires pour se réadapter. Dans ce type de cas, le thérapeute va amener progressivement le patient à se confronter progressivement à sa peur. C’est ce qu’on appelle l’exposition aux stimuli inversifs ou redoutés. Au moment du déconfinement, sortir va susciter de l’anxiété, de l’angoisse de tomber malade, pour certains. Notamment ceux qui ne sortent actuellement pas du tout, peu très peu. On peut alors imaginer avoir les mêmes recommandations qu’en cas de SSPT. À savoir, se coucher au calme, imaginer, visualiser, et ressentir les émotions liées à cette vision. Puis, dans un deuxième temps, sortir dans sa rue. Marcher sur 100 mètres. Puis le lendemain, sur 250 m. Puis aller devant un magasin, sans forcément y entrer. Faire l’expérience que le monde n’est pas si dangereux que ça. Comme on le fait dans les traitements de stress post-traumatiques, appliqué ici à grande échelle.

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