Le toucher, un sens indispensable!

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Nathalie Le Blanc Journaliste

On a beaucoup parlé du sens du toucher qui a été malmené ces derniers mois, distanciation sociale oblige. Mais pourquoi ce sens est-il irremplaçable dans nos existences? Les explications des scientifiques.

Une framboise toute douce ou un plan de travail en granit froid, la chaleur d’un feu de cheminée ou une brise marine rafraîchissante, de la soie lisse ou de la laine rugueuse sur votre peau, la main d’un tout-petit dans la vôtre ou celle d’un être cher sur votre cuisse, votre pied contre le métal de la chaise de bureau ou le léger balancement d’un hamac. Notre sens du toucher nous permet non seulement d’enregistrer le monde qui nous entoure, mais aussi la façon dont nous y évoluons. Pourtant, le toucher semble être le petit mal-aimé de nos cinq sens. Demandez à n’importe qui lequel il ne voudrait en aucun cas perdre, c’est rarement lui qui sera pointé du doigt. Et c’est étrange car nous pouvons très bien survivre sans la vue, le goût, l’odorat ou l’ouïe, mais sans le toucher, ça se complique. C’est ce qu’explique le professeur de neuroscience David J. Linden dans son livre Touch. C’est peut-être pour cela que notre langage fait autant référence à ce sens, selon lui. C’est le cas de sa langue maternelle, l’anglais, mais aussi du français. Nous pouvons être « touchés », ou « frappés » par quelque chose. Nous manquons parfois de « tact », et la tension est souvent « palpable ». Des pensées nous « effleurent » parfois l’esprit, et lors d’une prochaine rencontre, vous devriez prêter davantage attention à la façon dont votre interlocuteur « ressent » la situation…

Le toucher, pour percevoir le monde

En réalité, selon Tom Theys, neurochirurgien à l’AZ Leuven, le toucher n’est pas un sens, mais plusieurs. « Notre peau est notre plus grand organe, et elle contient plusieurs récepteurs qui enregistrent le toucher mécanique, comme la pression ou les vibrations. Il faut faire la différence entre le tact grossier et le tact fin, ce dernier étant très important pour une discrimination précise. En résumé, cela signifie que vous pouvez saisir quelque chose les yeux fermés et utiliser votre sens du toucher pour déterminer de quoi il s’agit. Même dans une pièce plongée dans le noir, vous savez dire si vous tenez un crayon ou un style en main. » Toutes les zones de notre peau n’ont pas la même sensibilité, selon le professeur de psychologie biologique Rudi D’Hooge de la KU Leuven. « Le bout de nos doigts est l’endroit le plus sensible de tout notre corps, il peut sentir un grain de sable sur une plaque de verre, ce qui est impossible pour la peau de votre dos, par exemple. C’est aussi pour cela que nous pouvons « lire » le braille. » Et si le braille vous semble minuscule, sachez que vos doigts peuvent sentir des éléments 167 fois plus petits que le plus petit point braille. Ce sens discriminatif du toucher est extrêmement rapide, pour notre propre bien, explique Tom Theys.

Le toucher, un sens indispensable!
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Mais en plus du toucher « superficiel » de notre peau, nous possédons également un sens du toucher plus profond, explique Tom Theys. « Grâce à des récepteurs situés dans nos membres et nos articulations, la proprioception enregistre comment notre corps se tient et se déplace. Vous savez que vos pieds sont croisés sous votre chaise parce que votre peau ressent ce contact, mais aussi parce que ces récepteurs renseignent ce que font vos pieds à votre cerveau. » Rudi D’Hooge ajoute que la douleur et la sensibilité à la chaleur disposent d’un circuit à part. « Et c’est très pratique. Supposons qu’un médecin traite une douleur, et que celle-ci passe par le même circuit que le tact. Supprimer la douleur reviendrait alors à supprimer le sens du toucher. » Certains aspects de notre sens du toucher sont même très peu connus. C’est le cas des démangeaisons, par exemple, selon le Dr Theys – « Les circuits qui enregistrent les démangeaisons ont fait l’objet de très peu d’études. » Un scientifique de l’université américaine Hopkins, le professeur Xinzhong Dong, s’est toutefois consacré à ce domaine. « On a longtemps pensé que les démangeaisons étaient une sorte de petite douleur, explique-t-il dans une interview au New Yorker. Mais il s’agit en fait d’un système autonome. » On ne ressent de démangeaisons que sur la peau, jamais sur les autres organes, et l’hypothèse est qu’elles sont liées à l’apparition de parasites, selon lui. « Mais de nombreuses recherches sont encore nécessaires avant d’en avoir le coeur net. »

Le fait que le toucher possède un si grand nombre de circuits et de systèmes implique que les risques de le perdre complètement, de la même manière que nous pouvons devenir sourds ou aveugles, sont minimes, explique Rudi D’Hooge. « Bien sûr, dans les cas de paralysie, nous constatons parfois une certaine perte du sens du toucher, et une peau gravement brûlée perd également de sa capacité à ressentir, mais il n’existe pas de perte totale, car un tel bouleversement aurait des conséquences dévastatrices sur le fonctionnement de notre corps. »

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Le toucher, une « colle sociale »

Dans tout cela, nos poils jouent également un rôle prépondérant, selon Tom Theys: « Seuls nos paumes, nos plantes de pieds et nos organes génitaux en sont dépourvus. Le reste de notre peau est plus ou moins poilue. Une caresse est très agréable si elle se produit relativement lentement, entre un et dix centimètres par seconde. Hors de ces limites, elle sera moins appréciée. La pilosité joue en réalité un rôle important dans l’aspect affectif de notre sens du toucher. Car en plus de nous aider à reconnaître notre environnement, notre sens du toucher joue un rôle immense dans nos relations avec les personnes qui nous entourent. »

Il faut d’ailleurs savoir que le toucher est l’un des premiers sens à apparaître lors du développement de l’embryon dans l’utérus, et c’est aussi l’un des premiers sens acquis au fil de l’évolution. « Les organismes les plus simples ne pouvaient pas encore percevoir la lumière, mais ils remarquaient s’ils flottaient ou nageaient contre un obstacle, fait observer notre expert. L’apparition de l’aspect social du toucher remonte également très loin dans notre histoire. Regardez les primates auxquels nous sommes apparentés, l’aspect social leur est déjà essentiel. L’épouillage, par exemple, leur permet de prendre soin de leur peau, mais c’est aussi une forme de communication. Se toucher de cette manière crée des liens sociaux forts. »

Il existe de nombreuses recherches sur le toucher chez les primates, et celle de Harry Harlow sur l’attachement chez les singes macaques rhésus est emblématique. « C’est le genre d’étude que nous ne ferions plus aujourd’hui, avoue Rudi D’Hooge. Mais elle a montré à quel point le toucher est essentiel à notre développement. Harry Harlow a séparé des bébés singes de leur mère et leur a proposé deux « mères de substitution » comme alternative. L’une faite de fil métallique, qui pouvait « allaiter » les petits, et l’autre recouverte de tissus doux. Il voulait savoir si l’attachement des enfants dépendait de la personne qui leur fournissait de la nourriture ou d’un autre facteur. Les recherches de Harry Harlow ont prouvé que le toucher et les sensations étaient essentiels au développement. Les singes allaient chercher de la nourriture auprès de la maman en métal, mais passaient le reste de leur temps contre la maman en tissu. Lorsqu’ils étaient effrayés, ils se réfugiaient toujours auprès de la seconde, et même lorsqu’ils étaient stressés et ne pouvaient regarder qu’une seule de leurs « mères », ils trouvaient du réconfort en regardant la maman en tissus à travers une fenêtre. « Prenons également les études qui montrent que les bébés évoluent mieux lorsqu’ils sont mis en contact avec de la peau que lorsqu’ils sont simplement couchés dans une couveuse. Ou pensons à la condition misérable des enfants des orphelinats roumains dans les années 80, qui étaient laissés à eux-mêmes et n’étaient jamais touchés, ce qui entraînait de graves problèmes de développement. » Le toucher est primordial, résume Rudi D’Hooge. Il est non seulement indispensable pour un bon développement, mais il stimule aussi la confiance au sein de nos relations. Voir, entendre, même sentir, se fait à distance. Mais le toucher implique une intimité. C’est pourquoi nous ne voulons pas être touchés par n’importe qui, et nous établissons des limites claires. Pour David J. Linden, le toucher est dès lors une « colle sociale »: « Il transforme les partenaires sexuels en véritables couples, renforce les liens entre parents et enfants, entre frères et soeurs et amis, et relie même les habitants d’un quartier, les membres d’une communauté et les collègues, car il renforce les sentiments de gratitude, de sympathie et de confiance. »

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Une question de culture aussi

Des recherches ont montré que les serveurs qui touchent très brièvement leurs clients reçoivent plus de pourboires, tout comme les vendeurs de rue ont plus de chance de conclure une vente s’ils vous touchent. A l’université de Berkeley, des chercheurs ont découvert que les équipes de la NBA qui célébraient leurs points de manière exubérante et surtout très tactile obtenaient de meilleurs résultats. Ces scientifiques n’ont pas pu établir de vraie relation de cause à effet, mais le succès des équipes tactiles est selon eux lié au fait que les touchers favorisent la confiance et la coopération, deux éléments cruciaux dans une équipe de sport. Rudi D’Hooge met toutefois en garde: « Toucher tout le monde n’est pas une bonne idée, cela reste un geste intime. Ces contacts ont principalement lieu avec nos proches, rarement avec des étrangers. Prenez le président Joe Biden, qui a été assez critiqué pour être un peu trop tactile, ce qui crée parfois un certain malaise. »

La culture joue également un rôle majeur dans la perception de ces gestes. « Dans un pays comme l’Inde, très densément peuplé, les gens se touchent rarement. Ils ne se serrent par exemple pas la main pour se saluer. Dans les cultures arabes, c’est différent et les gens sont en général beaucoup plus tactiles. Nous sommes nés avec le besoin de toucher et d’être touchés, comme les primates. Mais en grandissant, nous apprenons à maîtriser ce besoin de contacts. Ces limites diffèrent d’une culture à l’autre et même d’un individu à l’autre. »

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Tous les sens en éveil

« Les différents aspects de notre sens du toucher sont liés entre eux, explique Tom Theys. Vous aurez besoin des sens tactiles affectifs et discriminatifs pour savoir si c’est votre partenaire qui vous touche le bras, ou bien une araignée. » Mais plus largement, tous nos sens s’influencent. « Ce que nous voyons, sentons, entendons et goûtons, nous l’analysons à la lumière de ce que nous ressentons, pour évaluer les situations et savoir si les contacts sont agréables ou non. Ce raisonnement est important dans le domaine du toucher affectif. Si votre partenaire vous touche, c’est généralement agréable, mais si un médecin fait le même geste, ce n’est pas toujours le cas. Vous savez qu’il s’agit de votre partenaire parce que vos autres sens vous le disent, et cette personne déclenche des souvenirs (elle active des zones du cerveau) qui sont liés à des événements agréables. Si quelqu’un pose sa main sur votre bras dans une pièce sombre et silencieuse, vous ressentez la même chose, mais vous ne pouvez ni voir ni entendre qui vous touche, la situation est donc beaucoup plus ambiguë. »

Cette collaboration des sens nous permet de ressentir des signaux encore plus subtils. Imaginez que quelqu’un mette son bras sur vos épaules. S’il s’agit d’un ami, c’est un geste chaleureux, s’il s’agit d’un de vos parents, il vous montre peut-être sa fierté, ou vous réconforte, et s’il s’agit de votre partenaire, c’est un signe d’amour ou d’intimité. Mais de la part de la mauvaise personne, ce geste peut aussi indiquer un certain mépris, ou passer pour de l’intimidation. « Un tel mouvement reflète la complexité des interactions sociales, avertit le professeur D’Hooge. La communication prend différentes formes, et le toucher en est une. Et comme il implique une proximité, il est très révélateur. »

La preuve ultime que l’humain est une créature merveilleuse avec un cerveau très étrange? A la vue d’un couple qui s’embrasse ou de personnes qui se touchent de manière agréable, les zones de notre cerveau responsables du bonheur réagissent également. « Bien sûr, les sensations sont moins fortes que si nous étions à la place de ces personnes, précise Tom Theys. Mais nous possédons des neurones miroirs qui s’activent lorsque nous vivons nous-mêmes quelque chose, mais aussi lorsque nous voyons quelque chose se produire. » C’est pourquoi vous sursautez lorsque vous apercevez quelqu’un se faire frapper au visage, et que vous ressentez une sensation de chaleur intérieure lorsque vous êtes témoin d’un baiser romantique. Nous sommes vraiment une espèce sensible.

Des câlins à distance

Notre sens du toucher est étudié par les biopsychologues et les neurologues, mais il attire également l’attention des ingénieurs. La technologie haptique englobe tout ce que le sens du toucher peut générer par le biais de vibrations, de mouvements ou de capteurs. Soundshirt, par exemple, est un tee-shirt haptique qui permet aux personnes sourdes de ressentir la musique lors des concerts. Il existe également une application qui vous permet de faire un câlin à quelqu’un à distance. Des systèmes de réalité virtuelle avec une combinaison haptique peuvent simuler une sensation de toucher très réaliste qui vous donne par exemple l’impression d’avoir réellement été frappé par une balle quand on vous tire dessus. Bien sûr, cela reste une illusion. Ce domaine de recherche est très actif, et ne se concentre évidemment pas que sur le divertissement. Aujourd’hui, des robots médicaux peuvent déjà effectuer des opérations délicates sans avoir à ouvrir le corps, mais les chirurgiens qui les guident ne « sentent » rien. Des recherches sont menées pour créer des capteurs capables de fournir un retour tactile aux médecins.

« À Louvain, nous travaillons actuellement sur une interface cerveau-machine, explique Tom Theys. C’est-à-dire que nous essayons de trouver un moyen de programmer les prothèses capables d’effectuer des manoeuvres fines pour qu’elles fournissent également des informations sur ce qu’elles « ressentent ». Ainsi, une personne disposant d’une main prothétique peut non seulement ramasser une balle de tennis, mais aussi sentir qu’il s’agit d’une balle de tennis. Pour ce faire, nous envoyons les signaux captés par la machine directement dans le cortex cérébral. Nous travaillons également sur un moyen de provoquer une stimulation individuelle des doigts, afin qu’une personne portant une prothèse puisse distinguer les sensations encore plus précisément. Ce genre de subtilité est encore difficile à réaliser aujourd’hui, mais il est clair que le toucher peut aussi être transmis par les machines. »

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