Harcèlement scolaire, et après? Adultes, ils témoignent de blessures qui ne guérissent pas

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Le harcèlement scolaire laisse des marques - Getty Images
Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste & Coordinatrice web

Ce 3 novembre, l’Unesco célèbre la Journée internationale contre la violence et le harcèlement en milieu scolaire scolaire (*). Et si, par définition, ceux-ci prennent fin une fois le diplôme en main, nombre de victimes devenues adultes sont toujours hantées par l’enfant brimé qu’elles ont été.

«J’ai 12 ans. Je me rappelle plus comment ça a commencé. En fait, ça a toujours été là. On m’a toujours détesté. Mais c’est pas grave, on s’y fait. J’veux dire, j’aime bien être seul. Puis seul, ça fait moins de gens pour me frapper.»
Délivrés avec la candeur incisive qui le caractérise, ces mots du chroniqueur Félix Radu ont trouvé écho auprès de nombreux auditeurs de La Première début octobre. C’est que ce harcèlement scolaire qu’il raconte est malheureusement indissociable du parcours éducatif – un élève sur trois en serait victime en Fédération Wallonie-Bruxelles. Et il est extrêmement difficile à dissocier de la personne qu’on est devenue même plusieurs décennies après.

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Ainsi que le souligne la pédopsychiatre française Nicole Catheline, autrice de Harcèlements à l’école (éditions Que sais-je? ), ce phénomène multiplie en effet par deux le risque de dépression chronique à l’âge adulte, et est également lié à un risque accru de troubles alimentaires et d’inquiétudes sociales, anxiété en tête. Et la thérapeute de révéler que dans les cas les plus extrêmes, le harcèlement scolaire peut même donner lieu à des syndromes de stress post-traumatique chez les adultes qui en ont été victimes petits.

‘Mes journaux intimes de l’époque étaient tellement douloureux à relire que je les ai brûlés.’ Martha, 43 ans

Un diagnostic préoccupant auquel a heureusement échappé Idir Hocini, qui a publié cet automne La guerre des bouffons (éditions Clique), chronique de ses années lycée et de la lutte qui s’y jouait entre «les puissants et les faibles». Un bouquin qu’il qualifie de cathartique, confiant avoir «exorcisé à l’aide des mots les maux de l’adolescence». A l’époque où les faits relatés dans le livre se déroulent, la France s’apprête à remporter le Mondial et Idir, lycéen dans le 93 (Seine-Saint-Denis), vient de se prendre un râteau. S’ensuit alors, pour lui, un an de moqueries quotidiennes, qu’il refoule du mieux qu’il peut avec l’humour et sa gouaille pour seules armes. Plus de trente ans plus tard, il réalise toutefois avoir eu de la chance dans son malheur.

Heureusement, à l’époque, ce n’était pas le même harcèlement que maintenant. Aujourd’hui, si vous faites une connerie, vous êtes filmé et ça vous poursuit à vie. Nous, on avait au moins droit à l’oubli. Désormais, avec Internet et les réseaux sociaux, le harcèlement scolaire devient une arme de destruction massive. Surtout pour des ados, qui par définition se cherchent et tentent de se construire, mais c’est impossible d’y parvenir dans l’humiliation ».

Violences physique et verbale

Pourtant scolarisée avant l’ère digitale, Martha (prénom d’emprunt), journaliste âgée de 43 ans aujourd’hui, a toujours «très peur» de recroiser la bande qui l’a prise pour cible de sa 5e primaire à sa deuxième année d’humanités. «Je ne sais absolument pas ce qui leur a donné envie de me transformer en cible, mais j’ai réagi comme ils s’y attendaient, et je suis devenue ce qu’ils (mais surtout elles) voulaient que je sois: docile et craintive. J’étais encore une enfant alors qu’elles étaient déjà entrées dans l’adolescence, il n’y avait aucun effort à déployer pour me briser et elles l’ont senti.» Et Martha de se souvenir comment elle était leur «paillasson», et elles, celles qui décidaient de l’état dans lequel elle allait passer la journée. «Sur le moment, je n’ai rien dit à mes parents, peut-être pour les protéger, mais j’ai souffert le martyre. J’avais constamment peur, je voulais mourir, je voulais les tuer et mes journaux intimes de l’époque étaient tellement douloureux à relire que je les ai brûlés», confie celle qui a «toujours l’impression de panser (ses) plaies aujourd’hui. Je ne suis pas malheureuse mais je fais avec, c’est un impondérable». Avec lequel ils sont nombreux à devoir composer.

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Si la recherche de témoignages s’apparente parfois à celle d’une aiguille dans une botte de foin, dès la mention des séquelles du harcèlement scolaire, les langues se délient et les volontaires se multiplient. Il y a Alice (prénom d’emprunt), journaliste elle aussi, qui a été harcelée à l’école primaire et «traîne ça comme un boulet depuis». Le «ça» en question? «Des récrés où j’étais toute seule, bombardée de boules de neige. Des moqueries, des croche-pieds… A 15 ans, j’allais déjà chez le psy, et aujourd’hui, je leur en veux toujours.» La photographe et chanteuse Lara Herbinia, qui se décrit comme «une petite fille d’une famille dysfonctionnelle, violente et pauvre», se souvient pour sa part des insultes sur son physique et son poids, aggravées par le fait que son enseignante de l’époque, qui l’avait prise en grippe, rejoignait le chorus des élèves, allant jusqu’à mimer le fait qu’elle sentait mauvais. Pour Eloïse (prénom d’emprunt), c’étaient les remarques liées à son teint basané, ou plutôt sa «peau caca», tandis que Séverine, commerciale bruxelloise de 32 ans, a subi l’enfer des insultes et des menaces, mais aussi du racket et de la violence physique: «On me poussait par terre, on me ruait de coups de pieds, on baissait ma jupe en plein milieu de la cour de récré… Il m’a fallu plus de dix ans pour prendre enfin confiance en moi. Quand ma fille a fait son entrée en maternelle, cela a réveillé tout ça en moi et j’étais extrêmement angoissée. Même si le temps a joué son rôle de pansement sur mes blessures, cela marque, cela blesse et ça peut détruire.»

‘Si mon compagnon me bousculait sans faire exprès, je réagissais de façon agressive et violente. Il fallait à chaque fois qu’il me rappelle que je n’étais plus dans la cour de récréation.’ Nicolas, 32 ans

Une tempête destructrice

«L’adolescence, c’est une tempête dont on ne sort pas indemne, avance Idir Hocini. Peut-être que ce qui ne tue pas rend plus fort, mais cela peut aussi parfois tuer, tuer une âme en l’occurrence, et certaines personnes traînent ça toute leur vie. Chacun d’entre nous a à l’intérieur de lui un enfant qui a souffert de traumatismes.» Lesquels ne se limitent pas, selon lui, aux victimes: «Il faut bien avoir conscience que le bourreau s’abîme autant l’âme que la victime. Ce n’est pas parce qu’on domine les autres au collège qu’on apprend à devenir un adulte sain qui s’intègre à la société.» Pour le chercheur en psychologie Martin Seligman, une des conséquences principales du harcèlement scolaire à l’âge adulte est l’impuissance apprise. Soit l’incapacité pour les personnes qui en souffrent de se projeter et d’oser entreprendre le moindre projet qui est, selon eux, forcément voué à l’échec.

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Une situation que connaît bien Stéphanie, entrepreneuse liégeoise de 27 ans, qui a encore et toujours tendance à minimiser ses accomplissements. «Je manque encore beaucoup de confiance en moi, je souffre toujours du syndrome de l’imposteur. Quand je suis passée responsable au boulot et qu’on m’a confié une stagiaire, je ne me sentais pas légitime parce que dans ma tête, j’allais forcément échouer.» Même constat pour Séverine, que cette expérience n’a pas endurcie, contrairement à ce qu’affirme l’adage, mais bien brisée. «Je me suis longtemps dit qu’ils avaient raison et que je devais être nulle et moche pour qu’on me traite comme ça. Je me suis complètement dévalorisée.» Nicolas, 32 ans, victime de violences physiques et de moqueries durant ses primaires avant de subir du harcèlement psychologique en secondaires, parle pour sa part de ce parcours du combattant comme d’une «véritable plaie» dont les conséquences se font encore ressentir dans sa vie d’adulte. «Je manque toujours de confiance en moi. Physiquement, je ne me trouve jamais assez bien, professionnellement, j’ai toujours peur de ne pas convenir… Cela fait sept ans que je suis en couple, et au début de notre relation, si mon compagnon me bousculait sans faire exprès, je réagissais immédiatement de façon agressive et violente. Il fallait à chaque fois qu’il me rappelle gentiment que je n’étais plus dans la cour de récréation.»

Dédramatiser sans minimiser

Mais les victimes de harcèlement la quittent-elles jamais vraiment, cette «cour de persécution»? Dans ses recherches sur le «syndrome post-harcèlement à l’âge adulte», l’Américaine Ellen Walser deLara a révélé que les personnes qui en souffrent éprouvent non seulement des difficultés à faire confiance aux autres, mais sont aussi davantage à risque de développer des addictions et des troubles psychiques. Pour tenter de dépasser ces traumatismes, certaines victimes ont tendance à vouloir minimiser ce qui leur est arrivé, comme Nicolas, qui se dit «que je n’ai pas non plus fini la tête dans les toilettes et que tous les enfants passent par-là» ou Eloïse, qui bien qu’elle ait été enfermée dans une pièce sans lumière ou encore criblée d’épines de sapin par ses tourmenteurs, préfère dire qu’il s’agissait «‘juste’ de racisme déplacé». Un mécanisme de défense qui fait parfois plus de mal que de bien, expliquait le psychiatre Philippe Aïm à la plate-forme Magicmaman. «Un individu souffrant d’un psychotraumatisme et qui ne parvient pas à construire sa vie ne doit pas minimiser. A l’inverse, apprendre à dédramatiser certaines violences verbales peut s’avérer utile.»

‘Choisir d’en rire est une stratégie de défense pas toujours efficace parce que ça te maintient dans une position inférieure.’ Idir Hocini, 42 ans

Pour Idir Hocini, c’est passé par l’écriture, mais aussi et surtout par l’humour. «Dès le lycée, je me suis entraîné à répliquer comme je pouvais, avec la répartie, la vanne comme on dit en banlieue. Mais c’est compliqué, parce qu’on peut vite virer victime consentante, qui rigole avec les autres alors que ça fait mal. Choisir d’en rire est une stratégie de défense qui n’est pas toujours efficace parce que ça te maintient dans une position inférieure.» Et celui qui est aussi journaliste et professeur d’enjoindre les victimes à ne pas se voiler la face. «C’est tentant d’enfouir tout ça et de vouloir mettre un voile sur ces plaies, mais contrairement aux blessures physiques, les blessures morales ne se referment pas d’elles-mêmes. Il faut trouver la bonne manière de les guérir, sinon elles restent des plaies béantes.»

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Pour Martha, cette guérison est passée par l’EMDR. «J’ai revécu en semi-conscience les scènes les plus violentes de l’époque. J’ai pu me voir petite et comprendre que j’ai fait ce que j’ai pu avec mes petits moyens de l’époque, ce qui m’a permis de me pardonner de ne pas avoir réagi d’une manière adéquate selon mes critères actuels.» Alice, elle, a choisi de faire de chaque triomphe une revanche sur ses tortionnaires, dont le souvenir lui a longtemps insufflé «la rage d’aller plus loin, plus haut, comme pour leur montrer que même si elles m’avaient dénigrée, j’étais quelqu’un quand même». Un message qui n’échappe pas aux bourreaux en culottes courtes, un de ceux de Lara Herbinia l’ayant un jour contactée via Facebook pour s’excuser de ce qu’il lui avait fait vivre, mais aussi et surtout lui confier être heureux pour elle, «car il voyait que je réussissais ma vie». Ironie du sort, cette prise de contact avait été initiée parce que son fils à lui était aujourd’hui victime de harcèlement scolaire, «et en voyant ce qu’il endurait, il a compris tout le mal qu’il m’avait fait». Une leçon qui ne s’apprend malheureusement pas toujours à l’école.

(*) unesco.org/fr/days/againts-school-violence-and-bullying

Le harcèlement scolaire, un phénomène pernicieux

Qu’il s’agisse du regard troublé que portent ses victimes sur leur passif, ou de celui, désemparé, de parents qui ne savent pas comment remédier à ce que leur enfant vit à l’école, le harcèlement scolaire reste difficile à appréhender. Ainsi que le concède la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), qui a mis sur pied en 2015 la plate-forme Harcèlement à l’école pour tenter d’endiguer le phénomène, «cette forme de violence est invisible et souvent perçue par les adultes comme de simples conflits ou taquineries entre enfants ou adolescents». Ce qui l’en distingue? Trois caractéristiques précises, soit la répétition – l’agression perdurant à long terme et se reproduisant régulièrement –, la disproportion des forces (relation dominant/dominé) et l’intention de nuire, «même si l’agresseur prétextera la plupart du temps qu’il s’agit d’un jeu» souligne la FWB. Qui, tout en reconnaissant que «la méconnaissance du phénomène de harcèlement, associée au silence des victimes, peut retarder la prise de conscience de l’entourage», égrène toutefois quelques signes qui ne trompent pas. En l’occurrence, troubles du sommeil, irritabilité, repli sur soi, anxiété, colère, déprime… mais aussi les troubles liés à l’anxiété et/ou au stress, tels que les maux de ventre ou l’eczéma. Et le psychologue Jérôme Vermeulen, créateur du site Lepsychologue.be, d’enjoindre les adultes à être attentifs, mais aussi le corps éducatif à combiner sanction ferme et perspective éducative dès la détection du problème.

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