Un invincible printemps: trois Syriens arrivés en Belgique il y a dix ans témoignent

Yara, Hamada et Leen © Florine Thiebaud
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste & Coordinatrice web

Il y a dix ans bourgeonnait en Syrie, comme dans le reste du monde arabe, l’espoir d’un été du renouveau, affranchi du carcan de l’autoritarisme. Ils sont nombreux à être venus chercher un second souffle en Belgique. Ils racontent aujourd’hui.

Les plus chanceux ont gagné l’Europe en avion, sous couvert d’un visa providentiel obtenu légitimement ou acheté à prix d’or, tandis que les autres ont connu l’enfer des passeurs et de la traversée précaire de la Méditerranée. Yara, Hamada et Leen font partie de ces milliers de déplacés, qui racontent aujourd’hui, dans un français ou un néerlandais dans lesquels persistent quelques intonations de leur pays d’origine, l’exil et la longue reconstruction dans une terre d’accueil si lointaine de cette Syrie qu’ils rêvent un jour de retrouver. Même si aucun d’eux ne se risque à imaginer quand ce sera possible. C’est que dix ans après que la Syrie soit descendue dans la rue, le pays est toujours à feu et à sang, entre la répression du régime, la pression des fondamentalistes et les ruines de l’Etat islamique. Alors que le 26 mai prochain, un simulacre de scrutin est assuré de valider le quatrième mandat de Bachar Al-Assad à Damas, celles et ceux qui ont tout perdu pour avoir osé croire qu’une autre Syrie était possible témoignent.

Yara, 30 ans, de Dar’a à Liège

Yara
Yara© Florine Thiebaud

De tout temps, cette petite ville du sud-ouest de la Syrie a marqué l’histoire. A l’époque égyptienne, déjà, on faisait mention de Dar’a dans des tablettes hiéroglyphiques, avant de la retrouver dans le Livre des nombres hébraïque, puis, plus récemment, dans une séquence du film Lawrence d’Arabie. Au printemps arabe, c’est depuis la mosquée d’Omar que démarre le soulèvement populaire, dans ce bastion sunnite déjà opposé de longue date au régime chiite Al-Assad. Lorsque les manifestations démarrent, Yara Abazid vient d’entamer sa troisième année d’études de pharmacie tandis que son frère cadet, Yasar, poursuit un cursus en dentisterie, et tous deux accueillent le soulèvement né de leur ville natale avec enthousiasme. « On était très contents quand on a vu ce qui se passait en Tunisie, se souvient la jeune femme. On pensait pouvoir répliquer le résultat en Syrie, mais malheureusement, aujourd’hui il y a toujours un dictateur au pouvoir. »

En Syrie, on dit que la mère n’est pas celle qui a accouché mais celle qui s’est occupée du bébé, et c’est pareil pour la patrie.

Yara

En 2011, toutefois, l’issue n’est pas encore connue, et Yara participe aux manifestations avec ses proches. Jusqu’à ce que l’escalade de la violence lui fasse prendre conscience du danger qu’elle encourt à rester. « Des amis ont été tués, d’autres emprisonnés, et là je me suis dit qu’il était temps de quitter le pays. Déjà avant le printemps arabe, on était privés de liberté, on ne pouvait pas parler de politique même en famille, parce que tous les murs ont des oreilles en Syrie. Mais il y avait une certaine douceur de vivre, le port du voile n’était pas obligatoire, ce n’était pas comme en Arabie saoudite. Il y avait beaucoup de restaurants, le quotidien était agréable et on vivait très bien avant la guerre. »

Une fois celle-ci déclarée, Yara part seule, reste d’abord un an au Liban puis, à la grâce de la générosité parentale, ces derniers ayant vendu tout ce qui trouvait preneur pour rassembler les 7.000 euros nécessaires, elle décroche un visa et arrive en Belgique à l’automne 2014. A Bruxelles, elle retrouve son frère après de longs mois de séparation forcée et les deux jeunes Syriens gardent de ces retrouvailles le souvenir d’un incroyable soulagement. Celui d’être enfin réunis, mais aussi d’arriver dans un pays où d’emblée, ils se sont sentis bien accueillis. « On a pris le train à l’aéroport, et en sortant de la gare, on a entendu parler arabe. On s’est dit que c’était très multiculturel, que les Belges devaient certainement être très gentils, et ça s’est vérifié », sourit celle que Liège a accueillie à bras ouverts, séduite par son sourire communicatif et la cuisine généreuse qu’elle sert dans son restaurant éponyme du centre-ville.

Un établissement ouvert quatre ans après son arrivée en Belgique, où se rassemblent aujourd’hui parents et enfants Abazid ainsi que le mari de Yara, rencontré en exil lors d’un passage à l’ambassade d’Egypte. « C’est fou, parce qu’il venait de la même ville que nous mais on ne s’était jamais rencontrés, ça a été le coup de foudre. » Lors de notre interview, toute la famille est en ébullition pour préparer l’iftar qui sera dégusté en compagnie des parents d’Ahmed, le soir même. Le café fume dans les tasses agrémentées de pâtisseries à la grenade tandis que Suzanne, la matriarche, trie minutieusement les grains de blé qui serviront à la préparation du plat de fête.

Difficile, à les voir, de deviner ce qu’ils ont traversé, mais Yara, elle, n’oublie pas. Même si aujourd’hui, sa vie est définitivement en Belgique. « En Syrie, on a une expression qui dit que la mère n’est pas celle qui a accouché mais celle qui s’est occupée du bébé, et c’est pareil pour la patrie. Ma maison et mon pays sont ici maintenant, j’adore vivre en Belgique et j’en oublie presque les paysages de la Syrie. » Et d’avouer toutefois, dans un éclat de rire, que la chaleur du soleil lui manque. Avant de confier que, dès qu’Al-Assad ne sera plus au pouvoir, elle retournera sur sa terre natale « pour voir à quoi le pays ressemble ». Et d’assurer que « si le régime tombe, le pays pourra se reconstruire parce que les Syriens sont courageux, ils aiment bien travailler ». En espérant toutefois que « la douceur de vivre d’avant reviendra ». Inch’Allah.

Hamada, 25 ans, de Damas à Bruxelles

Hamada
Hamada© Florine Thiebaud

Il s’exprime avec une douceur inouïe, déroulant un récit dont la dureté est entrecoupée de rires qui trahissent un tempérament solaire qu’aucune épreuve n’est parvenue à ternir. Cadet d’une famille de trois enfants, dont un frère emprisonné parce qu’il voulait quitter l’armée, Hamada prend le chemin de l’exil en 2016 après avoir expérimenté de plein fouet l’horreur de la guerre. Alors qu’il étudiait avec des amis à l’université, une bombe explose sur le campus et son meilleur ami meurt dans ses bras, l’enjoignant dans un dernier souffle à partir pour sauver sa peau.

« C’est incroyablement difficile de quitter son pays et sa famille, mais je savais qu’il avait raison. Avant, j’hésitais à partir mais là j’ai compris que je n’avais plus le choix », raconte Hamada. Qui entame, guidé par un passeur, la longue marche vers la Turquie, sur le chemin de laquelle il croise des combattants de Daesh. « Ils m’ont emprisonné pendant seize jours parce que je ne savais pas quand je devais prier. Mon père a contracté un prêt à la banque pour payer mon départ, et dès que je suis arrivé en Turquie, j’ai travaillé pendant six mois jour et nuit pour pouvoir le rembourser. »

La liberté, c’est comme un volcan: une fois que la lave est sortie, elle ne peut plus rentrer.

Hamada

Après quoi le jeune homme décide de gagner l’Europe, avec pour objectif d’y poursuivre ses études de droit. C’est sans compter sur le business impitoyable autour des réfugiés et la persistance de la mafia grecque, qui cible les exilés d’Athènes pour tenter de les recruter en tant que passeurs. Hamada se met alors en route vers l’Allemagne, puis la Belgique, où l’accueil qui lui est réservé lui donne envie de mettre fin à son périple. « J’ai été surpris de voir à quel point les Belges étaient solidaires. J’ai eu la chance d’être dirigé vers une association qui m’a aidé à trouver un logement, il y a une mobilisation incroyable qui s’est mise en place pour aider les réfugiés. »

Bien décidé à trouver du travail et à planter des racines solides, il apprend le français à l’aide de vidéos YouTube, et entre en contact avec la journaliste Anouk Van Gestel, avec laquelle il collabore aujourd’hui chez Al & Greta. Une chaleureuse cantine bruxelloise où l’on vient tant pour l’accueil que pour la sélection de meubles et objets, que l’on peut acheter, mais aussi pour la cuisine d’Hamada, dont les shawarmas ont rapidement attiré une clientèle de fidèles. « Je cuisine avec amour et je pense que ça se goûte », sourit le jeune Syrien. Qui ne se voit pas retourner dans son pays d’origine, même si ses parents y sont toujours et qu’avec le peu d’accès à Internet, il leur est très difficile de communiquer. « Je me sens impuissant, j’essaie de garder le contact mais il n’y a qu’une heure d’électricité par jour à Damas, donc c’est compliqué. Je leur envoie de l’argent dès que je peux, j’aimerais pouvoir faire plus pour les aider, mais je sais que je ne retournerai pas sur place. »

Et de comparer son exil loin des répressions du régime à une éruption: « Je m’étais résigné à devoir vivre comme ça, mais maintenant que j’ai goûté à la liberté, ce serait impossible de revenir en arrière. C’est comme un volcan: une fois que la lave est sortie, elle ne peut plus rentrer. »

Leen, 20 ans, de Dar’a à Anvers

Leen
Leen© Florine Thiebaud

C’est avec des yeux d’enfants que Leen a assisté aux prémices du soulèvement. Une époque bouillonnante durant laquelle elle apprend énormément sur la politique et les droits de l’homme, mais aussi sur l’histoire de son pays. Sans toujours bien comprendre les tenants et aboutissants de ce drôle de printemps, mais en réalisant toutefois très vite la violence de la réponse du régime. A la maison, sa mère, pharmacienne, enjoint le père de Leen, avocat, à ne pas prendre part aux manifestations, des « missions suicide ».

Face à la multiplication des bombardements, la famille met d’abord le cap sur Damas, la capitale étant à l’époque relativement préservée, avant que le pays tout entier ne s’embrase et que l’exil ne devienne inévitable. Au Qatar, pour commencer, où la mère de Leen trouve un emploi dans une pharmacie mais où l’obtention d’un visa pour son mari s’avère impossible. Ce dernier embarque alors clandestinement à bord d’un bateau en direction de l’Europe, une expérience « terrifiante, parce qu’on n’a pas eu de ses nouvelles pendant trois jours ».

Le plus dur, ce n’est pas de quitter son pays, c’est quand tu arrives à destination.

Leen

Une fois de retour sur la terre ferme, il fait venir femme et fille grâce au regroupement familial et Leen découvre que l’arrivée est loin d’être la fin du voyage. « Le plus dur, ce n’est pas de quitter son pays, c’est quand tu arrives à destination. Encore aujourd’hui, c’est une lutte quotidienne pour trouver notre place », explique la jeune étudiante en sciences politiques à Anvers. Une ville choisie par son père parce qu’il avait entendu dire qu’elle était très développée économiquement et qu’il aurait plus d’opportunités d’y trouver du travail, même si tant lui que sa femme ont dû dire adieu à leur métier d’origine.

« Je pense que c’est plus facile pour un enfant d’être migrant, déjà parce qu’on apprend la langue plus facilement, mais aussi parce que notre identité est encore en pleine formation. Mes parents ne sont pas autorisés à exercer leurs métiers, qu’ils adoraient et qui les définissaient, c’est très difficile pour eux », regrette Leen. Qui a dû affronter les préjugés perpétués par les médias, une expérience « difficile, parce qu’il y avait beaucoup de stéréotypes associés aux Syriens dans les journaux. Ma mère portait le hijab, on avait peur d’être pris pour cible ». Et de faire part de la difficulté pour les musulmans à devoir « toujours rappeler que l’islam est une religion basée sur la paix. C’est naïf de penser qu’on soutient forcément l’Etat islamique parce qu’on vient de Syrie, et c’est lassant aussi de devoir toujours rappeler que nous ne sommes pas comme les extrémistes, alors même qu’ils incarnent justement tout ce contre quoi on se bat. Je refuse la pression de devoir défendre une religtion tout entière, c’est injuste ».

Or justement, c’est la quête de la justice qui habite celle pour qui « sciences po était la seule voie envisageable » et qui rêve de travailler dans des zones de (post-)conflit pour y faciliter les processus de paix. Un futur qui se construit en Belgique, même si Leen n’oublie pas la Syrie: « Ce qui me manque le plus, c’est le sentiment d’appartenance, le fait de me sentir à ma place. J’ai beaucoup d’affection pour la Belgique et ses habitants, ils m’ont permis de devenir celle que je suis aujourd’hui, mais on ne réalise pas ce que notre pays nous apporte tant qu’on n’en est pas éloigné. »

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