Grasse, berceau du parfum

© EMMANUEL JUPPEAUX

Les Grassois croisent les doigts : en fin d’année, ils sauront enfin si leur ville est classée au patrimoine immatériel de l’Unesco grâce à son « savoir-faire lié au parfum ». Une reconnaissance attendue pour cette cité de la « Côte d’Azur de l’intérieur » qui a su traverser les époques et cultiver fleurs, fragrances… et image.

Grasse, berceau du parfum
© EMMANUEL JUPPEAUX

Pour comprendre la renommée de Grasse, il faut l’imaginer il y a deux siècles à peine: ses dizaines de parfumeries, leurs effluves inondant ses venelles et ses hectares de champs de roses, de jasmins, de tubéreuses grimpant à l’assaut des collines… Berceau de la parfumerie moderne, Grasse continue aujourd’hui d’attirer des touristes du monde entier. Européens, Américains et Japonais, sur les pas du célèbre  » Grenouille « , l’étrange nez du livre Le Parfum, de Patrick Süskind, dont une partie de l’histoire se déroule dans ses ruelles. Car la cité des Alpes-Maritimes a su conserver d’entêtants vestiges de son âge d’or: parmi ses bâtisses ocre orangé joliment décaties, les murs de l’ancienne parfumerie Niel répandent toujours leurs bouquets musqués et, à quelques pas de là, l’usine d’Hugues Aîné (devenue Charabot) a beau avoir fermé ses portes, elle exhibe encore son architecture du début du XIXe siècle, ses ouvertures nombreuses, son blason et son alambic.

C’est sans doute cette alchimie qui a séduit Didier Gaglewski. Au coeur de la vieille ville, rue de l’Oratoire, il reçoit dans sa boutique, une bâtisse médiévale avec pierres apparentes. C’est après une formation, il y a une dizaine d’années, que ce Champenois d’origine tombé amoureux de la région, s’est lancé dans la composition de parfums.  » C’est surtout la création qui m’a attiré. Un parfum me prend deux ou trois mois de travail. J’essaie d’ouvrir des portes, de composer des mélanges riches, nuancés, d’utiliser des essences naturelles et pas seulement du synthétique « , confie-t-il en nous faisant sentir une de ses créations phares: Cambouis, qui attire forcément l’oeil et la curiosité des passants.  » Un parfum, c’est un concept à mes yeux. Pour Cambouis, je cherchais à créer quelque chose d’uniquement masculin et non mixte, comme dans la plupart des cas. Je voulais retrouver l’ambiance du garage, de la mécanique, des moteurs. « 

Grasse, berceau du parfum
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UNE HISTOIRE DE FLEURS ET D’ARÔMES

Pour comprendre comment est née l’histoire du parfum à Grasse, il faut remonter au Moyen Âge. Un petit tour au musée international de la Parfumerie, le MIP, en offre un riche aperçu.  » Nous sommes au XIe siècle et des peaux du Levant sont importées, puis traitées. L’odeur est très forte et on les imprègne, pour en atténuer l’odeur, avec de l’oranger notamment « , détaille, devant les vitrines, Solange Fligier, guide-conférencière. C’est le début du parfum à Grasse. Au XVIe siècle, c’est la mode des fameux gants parfumés, jusqu’au XVIIIe siècle, période à laquelle un impôt sur les cuirs pousse les artisans à se tourner vers la parfumerie et à devenir  » parfumeurs gantiers « . En parallèle, plusieurs nouvelles espèces de fleurs s’enracinent dans le paysage.  » Au XVIIe siècle arrive la rose centifolia d’Iran, née d’un croisement resté jusque-là mystérieux, puis la tubéreuse du Mexique, le jasmin grandiflorum d’Inde « , poursuit Solange dans le petit jardin du musée qui réunit les espèces historiques. Vient ensuite le temps des colonies, de l’ylang-ylang, du clou de girofle, du bois de santal ou de la vanille, qui servent dans les compositions. Grasse réussit alors le pari de réunir la culture de plantes à parfum et l’industrie de la parfumerie sur le même territoire. Cette histoire modèle son architecture, notamment son centre-ville. Les parfumeries s’installent jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Pour saisir cette époque, il faut poursuivre la promenade dans ses ruelles et lever le nez. On peut encore y voir ces  » usines immeubles  » à l’allure de maisons, parfois abandonnées. Dans ces entreprises paternalistes, les ouvriers travaillaient pour une même famille, de génération en génération. Le patrimoine industriel s’est ainsi conservé, comme ces anciennes cheminées en briques rouges qui s’élancent dans le ciel ou les  » corons du Sud « , ces petites maisons à bas coût, construites en plein centre pour la main-d’oeuvre. Dans le même temps, on voit émerger les  » parfumeries touristiques  » – Fragonard, Galimard, Molinard-, les  » Nanards  » comme on dit ici, où défilent toujours quotidiennement les bus et les touristes. Les premiers à venir sont les Anglais, relayés ensuite par le tourisme de masse des années 1950. On invite les visiteurs à comprendre comment les odeurs sont capturées avant de les diriger en boutique. Dans ces petits musées, on expose les différentes méthodes d’extraction: la distillation, pour recueillir les huiles essentielles, ou l’enfleurage à froid, pour recueillir l’odeur grâce à un tissu imbibé d’huile végétale.

Le MIP, musée international de la Parfumerie, est une institution à Grasse. Adossé à un rempart du XIVe siècle, il a été entièrement rénové en 2008.
Le MIP, musée international de la Parfumerie, est une institution à Grasse. Adossé à un rempart du XIVe siècle, il a été entièrement rénové en 2008.© EMMANUEL JUPPEAUX

LE MARIAGE DU PARFUM ET DE LA CHIMIE FINE

Mais le plus gros changement date de la fin du XIXe siècle.  » Dès 1890, on commence à synthétiser les odeurs. Pour les entreprises grassoises, c’est un drame « , raconte Solange Fligier, la guide. Avec l’arrivée de l’extraction par solvant volatil et les risques d’explosion, les usines sortent du centre-ville. Au fil de l’évolution des techniques, le besoin de produire à proximité de la matière première n’a plus de raison d’être et la main-d’oeuvre grassoise devient trop chère. De nombreuses usines se restructurent ou ferment leurs portes, notamment dans les années 1970. Aujourd’hui, environ 3 tonnes de jasmin sont cultivées à Grasse chaque année. Nous sommes bien loin des 1800 tonnes des années 1930. Pourtant, Grasse a su se maintenir, grâce à son activité touristique, son riche patrimoine, son musée international de la Parfumerie et la visite des  » Nanards  » et de leurs passionnants ateliers, où les touristes peuvent venir composer leur fragrance. Au niveau économique, le secteur représente toujours près de 4 000 emplois directs dans le bassin. Une centaine de laboratoires, tous situés à l’extérieur du centre-ville, composent parfums alcooliques et surtout d’ambiance, de cosmétiques, d’entretien ou arômes alimentaires: de la chimie fine, bien loin de l’image d’Épinal.

Un jardin extraordinaire sur 2 hectares: le jardin du musée international du Parfum joue le rôle de conservatoire de plantes à parfum, pour découvrir des espèces qui
Un jardin extraordinaire sur 2 hectares: le jardin du musée international du Parfum joue le rôle de conservatoire de plantes à parfum, pour découvrir des espèces qui  » fournissent depuis des siècles les précieuses matières premières de la parfumerie « .© EMMANUEL JUPPEAUX

LE RETOUR EN GRÂCE DU NATUREL

Mais à côté de cette industrie subsistent des adresses plus artisanales, comme Didier Gaglewski et son parfum Cambouis ou comme Audrey et Thierry Bortolini, d’autres ambassadeurs du pays grassois. À quelques kilomètres de Grasse, à Peymeinade, ils ont repris l’ancien mas familial et cultivent un petit paradis: un hectare de fleurs juché sur des restanques, ces petites terrasses formées par des murs en pierres sèches, où s’épanouissent oliviers et orangers. À partir de leur récolte, ils conçoivent confiseries, sirops, confitures ou cosmétiques et vendent leur production en direct, proposant également des ateliers pour le grand public.  » Mon grand-père ne faisait que du jasmin et revendait aux parfumeurs jusqu’en 1971. Il a dû tout arrêter, faute de débouchés « , raconte Thierry.  » Quand nous avons repris il y a trois ans, nous ne voulions pas subir les aléas du marché. Nous avons décidé de produire, transformer et vendre sur place. « 

On revient au naturel, doucement. Et Grasse espère bien revoir fleurir ces plantes à parfum qui ont fait sa fortune. À Plascassier, un hameau situé sur  » une colline en argile qui bouge tout le temps « , Constant Viale est un veilleur. Dans son magnifique « jardin », où le chien court après le chat, il cultive 800 m2 de jasmin et 2000 m2 de roses centifolia, cette fameuse rose de mai typique des alentours. Sur la table de son salon, il a étalé des photos anciennes: des cueilleuses de narcisses et de jonquilles. Ancien agriculteur, il a constaté la disparition de ce milieu agricole tout au long de sa carrière et, une fois à la retraite, a décidé de créer son jardin comme un conservatoire.  » Je voulais regrouper les espèces couramment cultivées ici, notamment la tubéreuse.  » Autrefois très répandue à Grasse, cette fleur blanche très odorante à la tige haute a presque disparu. Et pour cause: en France, elle fleurit une quarantaine de jours par an, alors qu’au Mexique, elle reste fleurie toute l’année. Pourtant, une grande maison de parfum vient de repasser commande à un producteur grassois. « À 77 ans, je n’ai jamais vu cela. Depuis vingt ans, je la cultivais, et plus personne n’en voulait.  » Il sourit.  » Pourtant, la qualité de ces fleurs est incomparable « , insiste-t-il en pesant sur chaque syllabe.  » C’est un privilège extraordinaire de les avoir ici. « 

Grasse, berceau du parfum
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En pratique

UNESCO : L’histoire, l’inégalable climat grassois et son terroir unique ont entraîné un lien étroit avec la culture des plantes à parfum. Depuis plusieurs générations, le Pays de Grasse met ainsi en pratique des savoir-faire liés à la chaîne de création du parfum: la culture de la plante, sa transformation grâce à une connaissance approfondie des matières premières naturelles et l’art de composer un parfum. Soucieux de faire reconnaître cette culture et de la préserver, les différents acteurs du secteur ont souhaité la faire inscrire au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. La candidature est en cours…

paysdegrasse.fr (onglet « Vivre en pays de Grasse », « Culture »)

PRÉPARER SON SÉJOUR

Office de tourisme de Grasse

0493366666 (grassetourisme.fr)

S’Y RENDRE

Gare SNCF la plus proche: gare TGV de Cannes (sncf.com)

OÙ MANGER?

Lou Fassum.

Une belle terrasse ombragée sous les tilleuls, avec une vue imprenable pour une adresse gastronomique et une cuisine inventive, bien connue des locaux et des autres.

381, route de Plascassier, Grasse (loufassum.com)

Lou Pignatoun.

Une adresse simple et bien sympathique dans le centre-ville de Grasse. Le mercredi, venez y déguster une spécialité grassoise, le fassum, un chou farci avec des blettes, du petit salé, du riz… selon les recettes.

13, rue de l’Oratoire, Grasse (lou-pignatoun.com)

OÙ DORMIR?

Le Moulin Sainte Anne.

À quelques minutes du centre de Grasse, au bord d’une rivière, une bâtisse du XVIIIe siècle rénovée en un gîte à la fois confortable et typique. Une adresse de charme.

9, chemin des Prés, Grasse (moulinsainteanne.com)

Domaine Saint-Sauveur.

Sur les coteaux de Grasse, ce gîte écologique a été conçu dans une chapelle provençale du XIXe siècle, entourée de son jardin en restanques et de ses oliviers. La vue est magnifique.

92, rue Jeanne-Jugan, place Saint-Sauveur, Grasse (fleursdesoleil.fr)

Jardin-conservatoire de Constant Viale.
Jardin-conservatoire de Constant Viale.© EMMANUEL JUPPEAUX

À VOIR, À FAIRE

Le jardin du musée international de la Parfumerie.

Imaginés en 2007 dans la vallée de Mouans-Sartoux, en face de Grasse, ces 2,5 hectares proposent un véritable musée olfactif en plein air, composé par des espaces aux senteurs différentes: boisées, fruitées, florales… Suivent les orangers, oliviers et un superbe champ de roses que les visiteurs peuvent venir cueillir à la belle saison. (www.museesdegrasse.fr)

Le musée international de la Parfumerie.

Dans un beau bâtiment d’époque – une ancienne parfumerie et un hôtel particulier-, il retrace l’histoire générale et locale de la parfumerie de façon complète et pédagogique. (www.museesdegrasse.com)

Fragonard.

L’une des trois parfumeries touristiques: Galimard – avec un L seulement-, Molinard et Fragonard. Située dans le centre-ville de Grasse, cette dernière ne traite aucun produit sur place mais met en bouteilles ses parfums devant les visiteurs tout en exposant les différentes techniques du parfum (photo en haut à droite): distillation, effleurage, extraction au solvant. Le musée retrace aussi l’histoire de la famille Fuchs qui a fondé Fragonard (dont le nom est un hommage au peintre). (fragonard.com)

Galimard.

Si on veut créer son propre parfum, Galimard (comme Fragonard ou Molinard) propose un atelier de composition. Devant un orgue à parfum, on choisit les notes de tête – plus volatiles -, celles de coeur-à l’intensité moyenne-, et celles de fond – plus intenses. Guidé par une personne de l’atelier, on compose ainsi son propre parfum. Une expérience originale et unique (100 ml d’eau de parfum, 49 euros l’atelier). (galimard.com)

Chez Florian.

Une confiserie très photogénique à Tourrettes-sur-Loup, au bord du Loup, fleuve côtier méditerranéen. À l’intérieur du bâtiment, on peut assister à la confection de bonbons à la violette, à la rose, au jasmin, mais aussi de confitures ou de fleurs cristallisées. (confiserieflorian.com)

Parfumeur Gaglewski.

Pour sentir des créations originales – Cambouis ou Journaliste – chez un parfumeur passionné.

12, rue de l’Oratoire, Grasse (gaglewski.com)

Au Pays d’Audrey.

Dans le mas de l’Olivine datant du XVIIIe siècle, Audrey et son mari organisent des ateliers pour les enfants et les adultes: l’occasion de confectionner soi-même sucreries ou cosmétiques à base d’essences locales, dans une très jolie propriété. (aupaysdaudrey.fr)

TEXTE: MARINE DUMEURGER PHOTOS: EMMANUEL JUPPEAUX

Extrait du Hors Série Weekend Spécial Provence

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