Se faire confectionner un jean sur mesure, selon ses goûts, avec une garantie à vie: c’est ce que propose le projet BoleeGa, à Fukuyama, au Japon. Le savoir-faire s’occupe du reste. Et vous savez quoi? Pour vérifier, on s’est rendu sur place. Photos: Duncan Defey
«Ce jean est béni.» Miki Tachibana ouvre une boîte en bois clair et en sort une grue en origami, confectionnée dans un brocart local. Ce morceau d’étoffe tient lieu de garantie à vie pour le pantalon joliment emballé qui repose dessous. Avant que cet oiseau n’entre dans la boîte, Miki se rend avec lui dans un temple du coin. «La grue est un symbole de paix dans la préfecture d’Hiroshima et nous la glissons avec l’achat parce que nous voulons créer un lien à vie avec la personne qui portera notre jean.»
«Notre jean» est un modèle issu du projet BoleeGa, une initiative de Miki et de trois amis évoluant dans le milieu de la mode. «Fukuyama est le centre de la production japonaise de denim, raconte-t-elle dans l’atelier de BoleeGa, au bord de la rivière Ashida. Mais rien ne dit que cela restera ainsi. Les artisans peinent à s’en sortir et les jeunes créatifs se montrent souvent peu intéressés par l’industrie du jean. Avec BoleeGa, nous voulons collecter des fonds pour les soutenir et les encourager. En même temps, nous tenons à faire savoir au monde entier l’excellence de notre production et à donner un coup de pouce aux artisans locaux.» Le nom BoleeGa a été choisi parce qu’il signifie «le plus fin, le meilleur» dans le dialecte de Fukuyama.

Miki tient aussi deux restaurants indiens en ville et a senti qu’il existait une demande pour un service de luxe auprès de sa clientèle aisée. Avec la modéliste Kayo Mita, le tailleur et collectionneur de denim Kimiharu Mizunari et le styliste Shunsuke Sonoda, elle a lancé un projet qui permet de faire réaliser un jean entièrement ou partiellement sur mesure. «Un jean custom intégral coûte 1.100.000 de yens, soit environ 6.200 euros, mais on peut aussi opter pour un modèle semi-custom, coupe droite, à 396.000 yens (environ 2.250 euros).»
Cela peut sembler beaucoup — et ça l’est, explique Miki. «Le sur-mesure est de toute façon onéreux. Nous travaillons avec des matières d’exception et des artisans de haut vol, et le reste du produit sert à financer des projets.» Leur premier client, il y a cinq ans, fut le CEO d’une entreprise textile qui, en voyage familial au Japon, voulait vivre une expérience différente; depuis, ils ont déjà conçu des jeans sur mesure pour des clients venus du monde entier.
Du vrai sur-mesure
Qui choisit le sur-mesure intégral a intérêt à ne pas être sujet au vertige des options, car beaucoup de décisions sont à prendre. Miki ouvre un gros «livre» dont les pages sont en denim. «Évidemment, nous commençons par prendre les mesures, pour disposer des données nécessaires, mais ensuite commence la sélection. De la coupe skinny à la coupe classique, bootcut ou barrel leg, tous les modèles et toutes les tailles sont possibles. Le choix de toiles de denim est immense, puis viennent les détails: poches, surpiqûres, couleur du fil, boutons et rivets. Nous appelons Kimiharu le Sewing Samurai et Shunsuke le Trend Tuner parce qu’ils aident les clients à arrêter leurs choix de style.»
Une fois les décisions prises, Kayo prend le relais. Elle est modéliste et dessine des patrons pour de grandes marques japonaises et internationales. «Un designer esquisse un modèle et nous, nous le rendons concret, explique-t-elle. Nous traçons le patron et discutons avec les créateurs. Les patrons sont cruciaux: ils sont le plan et la matrice de chaque vêtement. Sur cette base, on réalise des échantillons qui font des allers-retours avec les designers jusqu’à ce que tout corresponde à 100%.» À partir du modèle de denim choisi, Kayo dessine un patron précisément aux mesures du client.

Ce patron passe ensuite chez Kimiharu. «J’ai grandi dans un atelier de coupe; l’entreprise de mon père était mon terrain de jeu», sourit celui qui a étudié à l’académie de mode d’Osaka, y a rencontré Kayo et, en 2005, a fondé Millcreate. «Nous réalisons les prototypes pour des designers japonais et des marques de haute couture, et nous produisons aussi des séries exclusives et très limitées.» La plus petite série qu’ils fabriquent − une seule pièce − est destinée aux clients de BoleeGa.
Le patron de Kayo est découpé dans la toile choisie, puis l’équipe de Kimiharu se met à assembler le jean. «Un pantalon passe entre de nombreuses mains, car différentes machines et différents couturiers sont spécialisés dans des étapes distinctes.» L’un des choix les plus visibles pour le client est la couleur du fil: «Traditionnellement dorée ou orangée sur le denim, mais ici on peut sélectionner des dizaines de teintes. Quant à l’étiquette au-dessus de la poche arrière, nous la réalisons dans le sanada himo de votre choix, un ruban japonais traditionnel.» S’ensuivent bien sûr un essayage et d’éventuels ajustements pour que le jean tombe parfaitement.
L’amour du denim
Pourquoi traverser tout le Japon pour un jean sur mesure? Parce que le jean japonais est le meilleur du monde, expliquent les experts de BoleeGa dans leur restaurant d’okonomiyaki, où l’on sert cette crêpe salée au chou et aux sauces irrésistibles. «Le Japon est passé maître dans l’art d’adopter des choses venues d’ailleurs, puis les affiner, les perfectionner et les sublimer, explique Kimiharu. Nous faisons cela depuis des siècles − pensez au thé ou au bouddhisme. Il en a été de même avec le jean. Après la Seconde Guerre mondiale, le pays a été occupé par les troupes américaines: nous avons découvert cette culture et notre amour du denim n’a cessé de grandir.»

La région de Fukuyama produisait du textile depuis des siècles. On y cultivait le coton, fabriquait l’indigo, tissait et teignait les étoffes, et l’on cousait surtout des vêtements de travail. «Tout cela se faisait dans un rayon d’environ vingt kilomètres, raconte Miki. Durant la première moitié du XXe siècle, les producteurs se sont spécialisés dans les uniformes. Les tenues scolaires, militaires et administratives exigeaient précision et perfectionnisme. Après la guerre, de nombreuses usines de la région sont passées au denim, face à l’énorme demande.»
Elles ont fourni, entre autres, Levi’s et Wrangler, ainsi que les marques japonaises Big John et Edwin, qui vendaient des jeans à quasiment tous les moins de 25 ans au Japon. Le standard absolu, c’était le 501 de Levi’s, et les marques locales proposaient surtout des versions japonaises de ce classique, explique Kayo. «La production de masse a signifié, dans les années 1980 − surtout aux États-Unis −, une nette baisse de qualité.
Mais ici, dans notre région, nous avions historiquement le savoir-faire et la précision textiles: nous avons continué d’offrir la qualité recherchée par les marques de haute couture. L’idée, c’était un artisanat de qualité japonaise dans un style américain. Nous avons bâti notre réputation sur la qualité supérieure de nos tissus, sur des contrôles de qualité rigoureux et sur notre maîtrise des couleurs.» C’est ainsi que, pour les aficionados, le jean japonais s’est imposé comme le meilleur de la planète.
« Notre savoir-faire doit être transmis »
Quand on commande un jean sur mesure, il faut patienter quelques jours: on ne coupe ni n’assemble un pantalon en une seule journée. Mais si le client le souhaite, chez BoleeGa on compose un programme de visites: le château de Fukuyama, le temple Shinshōji, les charmantes bourgades de Tomonoura ou Kurashiki. Et, bien sûr, des haltes dans des projets soutenus par l’initiative ou chez leurs partenaires. Par exemple Ryoga Miyauchi, qui bénéficie du soutien de BoleeGa depuis 2022 et possède un atelier tout près. «J’ai étudié la mode et je souhaite devenir designer, mais ce n’est pas simple. Aujourd’hui, je réalise des prototypes pour d’autres créateurs tout en développant mes propres modèles. J’enseigne désormais à des étudiants le savoir que nous avons ici, il doit être transmis.»

Un constat que partage Kenta Fujii, autre artisan épaulé par BoleeGa. Il fabrique de l’indigo traditionnel. Autrement dit: il cultive la plante et en produit la teinture. Tandis qu’il nous montre comment teindre un motif géométrique bleu sur un foulard blanc, il explique qu’une fermentation intervient dans le processus. «Pensez au pain au levain: l’indigo est vivant et doit être nourri. C’est ce qui donne cette odeur si particulière.» L’indigo a effectivement un parfum marquant.
Nous enfilons des gants en caoutchouc et plongeons le foulard à plusieurs reprises dans une grande cuve, car l’indigo ne s’élimine pas avec un simple lavage. Les mains de Kenta sont d’un bleu profond. «Quand c’est ton métier, tu ne veux pas porter des gants tout le temps», explique-t-il en haussant les épaules. Formé auprès d’un producteur d’indigo de sixième génération, il a décidé d’aller plus loin et fabrique désormais ses propres fils sashiko, des chaussettes, des sweats à capuche et même des jeans. «On ne teint plus les jeans avec de l’indigo naturel aujourd’hui, mais je voulais quand même essayer. En toute petite série, c’est possible.»
Kenta a également teint le noren, ce beau rideau mi-long accroché à la porte de l’hôtel où nous logeons. Azumi Setoda est l’un des établissements partenaires de BoleeGa. Le trajet de Fukuyama jusqu’à l’île de Ikuchijima, dans la mer intérieure de Seto, emprunte des ponts spectaculaires et offre des panoramas à couper le souffle. Le bâtiment, construit il y a 140 ans comme résidence de la puissante famille Horiuchi − dont la fortune venait du commerce du sel −, est aujourd’hui un hôtel de luxe. D’un japonisme épuré, minimaliste mais chaleureux, doté d’un magnifique bain − avec vue sur la verdure − qui invite à paresser, c’est un lieu serein au pouvoir apaisant immédiat. S’y ajoutent un restaurant remarquable et, de l’autre côté de la rue, un onsen embaumant les agrumes. BoleeGa devra proposer quelque chose d’impressionnant pour nous en faire repartir demain.
Le paradis des nouvelles étoffes
Quelque 40.000 rouleaux de denim empilés dans un entrepôt haut de plus de dix étages: cela devrait suffire, pense Miki. Et elle a raison. La Kaihara Denim Mill, à Kisa, n’ouvre pas ses portes à tout le monde, mais BoleeGa connaît le mot de passe. «Tenderness of cotton and forcibleness of indigo», lisons-nous sous le logo − la poésie a sa place dans l’entreprise japonaise. Les responsables qui nous accompagnent portent l’uniforme le plus cool qui soit: triple denim − jean, chemise et veste.

«Notre société file, teint et tisse la moitié du denim produit au Japon, explique le directeur d’usine Sadahiko Date. À partir de 1893, nous produisions le tissu traditionnel kasuri, puis, à la fin des années 1960, nous avons commencé à fabriquer le denim pour Levi’s et Lee, entre autres. Nous travaillons encore pour eux aujourd’hui. Un tiers de nos étoffes part chez Uniqlo, nous fournissons des marques internationales comme APC, Nudie Jeans et G-Star, et des marques japonaises comme Edwin. Certains denims sont fabriqués chez nous depuis trente ans, mais chaque année, nous développons des centaines de nouvelles toiles. Parfois à la demande des clients, parfois de notre propre initiative pour montrer ce que nous savons faire. Imaginez nos archives.»
Autre atout: la beauté de l’emballage
Nous visitons la section où sont teints les fils de coton. L’odeur de l’indigo est saisissante et les machines, hautes comme des immeubles, plongent sans cesse les fils dans des bains de teinture avant de les presser en grands rouleaux: impressionnant. La formule précise de la teinture, pour obtenir exactement la bonne nuance, requiert un vrai savoir-faire, et, à notre grande surprise, même après des bains répétés, le cœur du coton reste blanc. «C’est ce qui crée cette lueur blanchâtre à l’usure, précise Date. Même pour un denim très sombre. La couleur, c’est un peu notre spécialité.»
Si, à force d’être porté, votre jean BoleeGa s’use au point de laisser apparaître des fils blancs, vous pouvez le renvoyer pour réparation. C’est ce que symbolise la grue en brocart. Mais tout le reste de l’emballage de votre jean sur mesure est aussi un hommage à l’artisanat japonais. Le pantalon est enveloppé dans un furoshiki traditionnel, cette étoffe utilisée pour empaqueter les cadeaux − celui de BoleeGa est teint à la main à l’indigo. Le tout est glissé dans une boîte étonnamment légère.

Nous découvrons, lors d’une visite à l’entreprise qui les fabrique pour BoleeGa, qu’elles doivent ce poids plume au bois de paulownia, d’une finesse extrême. «Traditionnellement, ces boîtes servaient à conserver le thé ou les aliments, explique la propriétaire Mayumi Kuwada. Elles gardent tout au sec et repoussent les insectes. Mais aujourd’hui, nous nous sommes modernisés. Nous réalisons toutes sortes de boîtes cadeau et collaborons souvent avec de grandes marques.» Dans le showroom, nous reconnaissons de nombreux logos du luxe imprimés sur des écrins élégants, et nous avons un coup de cœur pour les petites boîtes conçues pour garder les dents de lait. Autour de beaucoup de boîtes, s’enroule un beau ruban. L’homme qui les fabrique sera la dernière étape de notre tournée BoleeGa.
Fuji Ribbon est peut-être l’endroit le plus poussiéreux que nous ayons pénétré, mais les rubans colorés sanada himo tissés ici sont tout simplement superbes. «Les couleurs ont un sens, elles renvoient à une famille, une organisation ou une région, explique M. Fuji. Comme le ruban est tissé, il est très solide. On l’a longtemps utilisé pour maintenir ensemble les armures des samouraïs, attacher des armes ou porter des bagages.Aujourd’hui, il sert surtout à entourer les boîtes en paulownia contenant les accessoires de la cérémonie du thé.» Et si l’on voyage jusqu’à Fukuyama, il se peut que, lorsqu’on défait ce joli nœud, un magnifique jean sur mesure repose à l’intérieur de la boîte…
En pratique
Pour se loger. Nous avons adoré l’Azumi Setoda, un hôtel minimaliste et raffiné se situe sur l’île d’Ikuchijima, dans la mer intérieure de Seto. Conçu par l’architecte Shiro Miura, il dispose d’un restaurant aux accents français. Dès 450 euros la nuit.
Autres adresses partenaires de BoleeGa: Shimose, un hôtel d’art au design étonnant; Ryokan Onomichi Nishiyama, pour une parenthèse nipponne authentique; et Nipponia, ancienne villa de ministre reconvertie en maison d’hôtes.
Pour se déplacer. En train, le Japan Rail Pass (302 euros pour 7 jours) ou d’autres pass régionaux permettent de combiner les trajets.
Pour se renseigner:
– Office national de tourisme du Japon: japan.travel/fr
– BoleeGa: boleega.com