Les dessins faussement enfantins de David Shrigley sont partout : exposés dans les galeries prestigieuses, imprimés sur des objets en tous genres ou tatoués sur les peaux de ses plus grands fans. L’artiste britannique nous fait visiter Brighton, la ville où son imagination déborde depuis dix ans.
Existe-t-il, quelque part dans le monde, une boutique de musée ou une librairie où l’on ne trouve aucune création sortie de l’esprit de David Shrigley ? Pas sûr. Que ce soit sous forme de carte de vœux, d’affiche, de mug ou de sousverres, les œuvres incisives de cet artiste de 57 ans sont absolument partout. Leur patte : un humour absurde, cartoonesque, savamment maladroit mais profondément sarcastique. Et d’une simplicité redoutable.
C’est chez lui, à Brighton, qu’il nous a fixé rendez-vous. Cette ville de bord de mer, située à une heure et demie de train de Londres, est depuis dix ans la demeure de Shrigley, de son épouse Kim et d’Inka, leur schnauzer nain – on comprend pourquoi les chiens occupent une place de choix dans son œuvre. Si l’artiste habite dans le quartier résidentiel de Hove, il nous attend dans son atelier, plus central. Sur le pas de la porte, l’accueil révèle déjà sa patte, avec un paillasson qui ne dit rien d’autre que « Oh shit, not you again ». Le genre d’humour dont raffolent les Britanniques, et dont Shrigley est le premier client.

Son entourage nous affirme d’ailleurs qu’il parle exactement comme il peint – « David nous fait rire tous les jours » – et il ne nous faut que quelques minutes pour le confirmer. Lorsqu’on lui demande s’il est important pour lui de voir la mer de son espace de travail, qui offre au loin une vue sur la côte, il répond : « Ça ne l’était pas. Mais maintenant que c’est le cas, c’est une formidable opportunité de la regarder chaque jour. Même si ça me rappelle chaque fois qu’il faudrait laver les vitres ! »
Vous n’êtes pas né à Brighton et vous avez même passé la majeure partie de votre vie d’adulte en Écosse. Quand avez-vous atterri ici ?
Il y a dix ans. Après Glasgow, où je vivais depuis mes études, mon épouse et moi avions besoin de changement. Nous n’avons pas d’enfants et, lorsque nous avons adopté un chien, il a pris une place énorme dans notre vie. Pour Inka, nous ne voulions plus faire de longs voyages et nous avons commencé à chercher une petite maison de vacances pas trop loin. En Écosse, c’était trop cher, mais nous en avons trouvé une dans le Devon, sur la côte sud. Nous y avons adoré le climat. Mais je me suis vite rendu compte que nous ne pouvions pas vivre durablement dans un si petit hameau. C’est alors que Brighton s’est imposé : j’y avais passé beaucoup de temps dans les années 1990, quand ma sœur y habitait.

Pour moi, c’était un peu le San Francisco du Royaume-Uni : très libéral et créatif. Je trouve que c’est un privilège d’habiter un endroit où les autres partent en vacances. C’est un peu ma ville. Je m’y sens à ma place. Ce qui m’a surpris ? Les gens savaient déjà qui j’étais. Je n’avais jamais réalisé que j’étais célèbre. À Glasgow, j’étais entouré d’artistes, diplômés de l’école d’art. Mes amis étaient Richard Wright, Martin Boyce et Jim Lambie, tous lauréats ou nommés au Turner Prize. Mais ici, il n’y a pas de culture artistique comparable. Je crois que je suis devenu le plus célèbre artiste de Brighton en m’y installant, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autres artistes du type à participer à des foires comme Frieze ou Art Basel.
On vous reconnaît dans la rue ?
Parfois. Mais si mon travail est très reconnaissable, moi je le suis rarement. Et ça me va très bien. C’est pour cela que j’évite autant que possible les émissions télé et ce genre de choses. Je suis introverti et j’ai du mal à me retrouver au centre de l’attention. Je préfère être dans mon atelier plutôt qu’à un vernissage ou une foire, parce que j’ai peur que les gens viennent me parler. La célébrité est une drôle de chose. Il n’existe aucune étiquette. Personne ne vous dit comment vous comporter. Et ça vous tombe dessus. La seule chose que vous percevez, c’est quand elle arrive… et quand elle disparaît.
David Shrigley, le nouveau Warhol
Qu’il le veuille ou non, David Shrigley est une star. Sur Instagram, il compte aujourd’hui 1,2 million d’abonnés. Peu d’artistes britanniques contemporains font mieux… hormis Banksy, un autre introverti célèbre. Mais ce succès n’est pas sorti de nulle part. Bien qu’il n’ait pas reçu la plus haute distinction à la Glasgow School of Art, il s’est rapidement fait un nom grâce à sa combinaison absurde de texte et de dessin. Il a collaboré avec Blur et David Byrne, a été cartooniste au Guardian et a réalisé des courts-métrages et des films d’animation. Sa nomination au Turner Prize en 2013 a confirmé son statut d’artiste avec un grand A. Et on ne cesse de le comparer à Andy Warhol ou Keith Haring.

On voit vos affiches dans les rues de Brighton, vos dessins deviennent viraux sur les réseaux sociaux et, avec des installations comme la récente Mayfair Tennis Ball Exchange, vous faites participer le public en échangeant des balles de tennis. Rendre l’art accessible à tous semble primordial à vos yeux.
Encore plus que ça : c’est vital. Que l’on crée ou que l’on contemple l’art, c’est une expression de l’humanité, essentielle à la santé mentale. Les arts plastiques sont trop souvent perçus comme inaccessibles, comme un étalage de culture ou d’intellect. C’est une erreur. On crée et on apprécie l’art à 5 ans, alors qu’on ne comprend presque rien du monde. Adultes, nous devrions nous y engager de la même manière. Nous avons tous une bande-son musicale pour accompagner notre vie, et il devrait en être de même pour l’art : une sorte d’album visuel de nos expériences. Il n’existe que deux types d’art : celui qu’on aime et celui qu’on n’aime pas. Et cela varie pour chacun. Souvent, on n’aime que dix pour cent de ce qu’on voit. C’est une leçon essentielle.
Cela explique sans doute pourquoi vous vendez à la fois des œuvres uniques à des collectionneurs et, via votre Shrig Shop, des éditions et des produits dérivés au grand public.
Oui et non, parce que je ne l’ai pas vraiment décidé. Je n’ai jamais eu pour stratégie de devenir un artiste qui produit à la fois pour le marché international de l’art et pour les boutiques cadeaux. C’est arrivé comme ça. Et la raison est simple : mon travail se prête bien à être imprimé sur un torchon. Ce n’est pas le cas de tous les artistes. J’ai longtemps hésité : est-ce vraiment une bonne idée de mettre mes dessins sur des dessous-de-verre ? Mais les dessous-de-verre existent, et il faut bien mettre quelque chose dessus, non ? Alors autant que ce soit ça. Nous avons quelques règles pour le Shrig Shop : nous refusons de vendre quelque chose que les gens ne voudront pas garder et finiront par jeter. On ne produit que de la camelote… que les gens veulent vraiment conserver (rires).
Votre seule œuvre permanente à Brighton, en revanche, n’est pas accessible au public. Vous avez décoré la piscine extérieure du Soho House local. Une banane carrelée repose au fond, avec ces mots : « The moment has arrived. The banana is ripe » (« Le moment est arrivé. La banane est mûre »).
Lorsque la chaîne hôtelière Soho House s’est installée ici, elle devait refléter un peu l’identité de Brighton. On y expose notamment une collection d’art queer, parce que l’enseigne se situe près du quartier où la Pride a lieu chaque année. Créer une œuvre permanente là-bas était une opportunité. Pour que le club possède quelque chose de précieux, et donc qu’il reste. Je n’y ai encore jamais nagé. La mer est juste là. Pourquoi irais-je nager dans une piscine ?
L’art dans la peau
Que trouve-t-on dans l’atelier de Shrigley ? Des dessins à moitié terminés. Des guitares électriques qu’il a construites lui-même. Et des mètres de cordes… assez odorantes – on y revient. Tout cela est destiné à ses futures expositions. Une à Londres, et une autre à la Kunsthal de Rotterdam, qui s’intitule What the Hell Was I Thinking?
Justement: à quoi diable pensiez-vous en imaginant cette expo aux Pays-Bas ?
Depuis le confinement, je n’avais plus fait d’installation rétrospective, et j’en avais assez des expositions institutionnelles, j’avais l’impression de me répéter. Mais la Kunsthal m’a donné carte blanche. Et je voulais exposer uniquement des œuvres qui réclament une conversation. Des œuvres que personne n’aime, par exemple… à part moi. Ou des œuvres qui n’ont pas été réussies du premier coup et que j’ai dû refaire. Longtemps, ma stratégie a été de laisser l’œuvre parler d’elle-même. J’évitais de discuter d’art, je faisais comme si les œuvres avaient simplement atterri là, sans contexte. Mais j’ai réalisé que ce n’était pas toujours judicieux.
Parler du travail est très important. Donc, pour cette exposition, j’ai fait l’inverse : j’ai décrit le processus de création et expliqué pourquoi je voulais montrer ces pièces. Pourquoi étaient-elles réussies ou non ? Que signifient-elles pour moi ? L’exposition est devenue une sorte d’incarnation de présentation PowerPoint. C’est une forme d’autodérision : j’essaie d’être modeste vis-à-vis du travail. Mais c’est moi qui l’ai fait, n’est-ce pas ? Alors évidemment que j’y tiens.

Il existe, paraît-il, beaucoup de gens portant un tatouage Shrigley, que vous montrerez d’ailleurs à Rotterdam…
On me demande souvent si ça ne me fait pas bizarre que les gens se fassent tatouer mon travail. Oui, mais c’est devenu très commun, ça fait vingt-cinq ans que ça arrive.
Simple curiosité : pourquoi y a-t-il tant de cordes humides et malodorantes dans votre cave ?
Pour mon autre exposition, Exhibition of Old Rope, qui se tient à Londres. J’ai rassemblé plus de dix mille kilos de corde usée, trouvée notamment sur la plage ou chez des pêcheurs. Le titre vient de l’expression anglaise ‘money for old rope’, qui signifie être payé pour quelque chose qui ne vaut rien. Si quelqu’un imprime un ancien dessin à moi sur un tee-shirt et que je suis payé pour cela, c’est ‘money for old rope’, parce que le travail est déjà fait. Cela remet en question l’idée que le matériau de l’art n’a pas de valeur en soi.
Mais que se passe-t-il si j’expose cette corde sans valeur, que je l’appelle art et que je la mets en vente ? La valeur de l’art est un thème récurrent dans mon travail récent. La galerie où j’expose la corde est, au fond, une boutique où l’on vend des choses. Et j’ai un lien avec son propriétaire, ce qui me permet de faire ce que je veux. Mon galeriste va devoir se démener pour vendre ces cordes, vu leur poids et leur prix d’un million de livres sterling – une pure provocation. Et pire encore : ça va probablement ruiner son sol!

Brighton, cool city
Après deux heures dans le Studio Shrigley, il est temps de sortir Inka. Direction la mer, évidemment, non loin de l’emblématique Brighton Pier. On commence à comprendre pourquoi il parle de privilège à propos de vivre ici, à un endroit où d’autres viennent passer leurs vacances.
« Je me suis toujours senti à l’aise ici, dit Shrigley. Parce que c’est un endroit très tolérant. Il y a plein d’originaux. Tout le monde a l’air d’aller à une fête costumée, même quand ce n’est pas le cas. Il faut être vraiment très bizarre pour se faire remarquer à Brighton. »
What the Hell Was I Thinking? se tient du 13 décembre au 3 mai à la Kunsthal de Rotterdam. kunsthal.nl
Exhibition of Old Rope, jusqu’au 20 décembre à la Stephen Friedman Gallery à Londres. stephenfriedman.com
Les adresses préférées de David Shrigley à Brighton
Le boutique-Hôtel Snooze – 25 St George’s Terrace, Kemptown, Brighton and Hove. snoozebrighton.com
« J’habitais à côté de Snooze et je suis devenu ami avec les propriétaires, Tony et Paul. Ma femme et moi y avons séjourné un temps lorsque nous avions vendu notre maison et n’en avions pas encore trouvé une nouvelle. L’endroit est abordable, dans un chouette quartier, et les chambres sont décorées de manière décalée. »
Restaurant The Regency – 131 Kings Road, Brighton and Hove. theregencyrestaurant.co.uk
« C’est l’endroit idéal pour d’excellents fish and chips. Et on peut y commander le poisson sans la pâte grasse autour. Le restaurant est en bord de mer, pas trop chic, et je prends toujours un banana fritter en dessert. C’est mon plaisir coupable quand ma femme n’est pas en ville. »
Brighton Table Tennis Club – 2, Bristol Road, Brighton. brightontabletennisclub.com
« Le Brighton Table Tennis Club – et son café The Fitz – est un brillant projet communautaire, vital pour ce quartier autrefois difficile. Mon atelier se trouvait un temps dans le même bâtiment, et c’est ainsi que je me suis impliqué dans le club. J’en suis certain : table tennis will save the world! » (NDLR: Vous pouvez acheter en ligne un tee-shirt Shrigley pour soutenir le club et ses membres, souvent issus de milieux précaires).
Le disquaire Resident Music – 28, Kensington Gardens, Brighton and Hove. resident-music.com
« Je suis obsédé par la musique. Et, pour le type de musique que j’aime, Resident est le meilleur. Mais je suis facilement submergé dans ce genre de magasins ; il faut arriver avec un plan, sinon, c’est la faillitte assurée pour mon portefeuille. Acheter des livres, c’est plus facile, mais ça ne fait pas de musique… »
La librairie City Books – 23, Western Road, Brighton and Hove. city-books.co.uk
« Pour des raisons évidentes, j’ai arrêté de suivre l’actualité – ça me déprime – mais je lis toujours beaucoup de fiction. Et je me fournis chez City Books. C’est un privilège d’avoir une librairie indépendante à proximité. Pour mon anniversaire, je me suis offert une pile de livres, dont un recueil de nouvelles de John Cheever. »
Le pub Hand in Hand – 33, Upper St James’s Street, Kemptown, Brighton and Hove. handbrewco.com
« Le premier pub de Brighton où je suis entré, et je suis rapidement devenu ami avec les propriétaires. Leur bière Toadlicker est l’œuvre de Kate, une brasseuse talentueuse ; j’ai conçu le visuel de la canette. Le nom fait référence à un jeu de pub avec des pièces (Toad in the Hole), que je trouve plutôt agaçant : ça prend trop de place et ce n’est pas adapté aux chiens. Pourtant, Inka adore y aller : on lui donne parfois des friandises pour chien faites avec les résidus de malt ! » (NDLR : Un quart des bénéfices de la Toadlicker – avec étiquette signée Shrigley – est reversé à une association caritative locale).
Les photos de ce reportage ont été prises par Anneke D’Hollander pour Weekend.