La lecture n’est pas un passe-temps, c’est une promesse, celle de voyager dans le temps et l’espace au gré des ouvrages. Ivre de livres, Kathleen Wuyard vous emmène page à page dans ses périples papivore, et revient sur son « amitié » avec Emmanuel Carrère.
«Ce n’est pas grave d’avoir des mauvaises notes, du moment qu’on lit.» Ces mots ne sont pas de moi, mais de la formidable Hélène Carrère d’Encausse, citée par son fils Emmanuel dans le Kolkhoze qu’elle lui a inspiré. Et pourtant, je pourrais jurer les avoir déjà prononcés à la virgule près. Ce qui est d’autant plus étrange qu’à l’heure d’écrire ces lignes, je n’ai aucun (projet d’) enfant, mais cela ne m’empêche nullement d’avoir des principes. Quitte, d’ailleurs, à aller complètement à l’encontre de ceux de mon cher et tendre, qui collectionne les diplômes comme d’autres les cartes Panini, et frôle l’apoplexie à chaque fois que je lui assure que ce qui compte, ce n’est pas une quelconque cote, mais plutôt le nombre de livres lus.
Pour les savoirs que chacun d’entre eux – oui, même les lectures les plus «coupables» – renferme, mais aussi et surtout pour les découvertes qui se cachent entre leurs pages.
Emmanuel Carrère, Edouard Limonov et tous les autres
Nul doute que son Académicienne de mère était fière d’avoir fait de son fils un «lecteur forcené», qui parle de son activité «préférée, incessante et inlassable» avec beaucoup de justesse dans les pages de son dernier ouvrage. Quel papivore ne se surprendra pas à hocher de la tête en agrément en lisant qu’Emmanuel Carrère aime mieux rester à la maison avec un livre que sortir voir des gens? Et de sourire avec connivence quand l’auteur de L’adversaire affirme que «les écrivains que j’aime sont des amis plus intimes, plus fidèles, plus intéressants que pratiquement tous ceux que je fréquente dans la vie réelle».
Un aveu qui a trouvé un écho d’autant plus vif en moi que, sans le savoir, celui qui l’a fait est l’un de mes meilleurs amis de papier. Et un membre d’autant plus important de la bande qu’en vrai camarade, il a contribué à l’agrandir en y invitant Edouard Limonov, sujet d’un de ses meilleurs livres selon moi, et lui-même trublion littéraire dont je me suis empressée de dévorer la production. Emmanuel, Edouard, mais aussi David Sedaris, Stefan Zweig, Emile Zola, Lionel Shriver ou encore mes inoubliables amis d’enfance, Marie-Aude Murail et Roald Dahl: tous m’ont accompagnée à des moments majeurs de ma vie, soutenue quand j’allais mal, contribué à ma joie dans les périodes de bonheur.
On est partis en vacances ensemble, on s’est tenu compagnie jusqu’aux petites heures – oui, décidément, ce sont des amis intimes. Et je suis très reconnaissante à mon compère Carrère d’avoir exprimé mieux que je n’aurais jamais pu le faire ce lien unique et précieux entre un auteur et ses lecteurs fidèles.
Amis intimes
Pareil quand, quelques pages plus loin, il théorise sur la catégorie des livres qui ne sont «pas forcément les meilleurs», mais dans lesquels on aimerait vivre. Pour lui, c’est La Montagne magique de Thomas Mann. Quant à moi, je préfère parler de ceux qui m’habitent et dont, comme Simple ou Habillés pour l’hiver, je peux citer des passages entiers, devenus parfois même partie intégrante du vocabulaire partagé avec mes proches. «Amis intimes», mais oui. Et quelle belle manière de clore ce chapitre que de leur rendre hommage!
Le Vif Weekend a en effet entrepris un ambitieux lifting intégral, ce qui fait de cette chronique la dernière à paraître. «On tourne la page» si vous voulez et si vous me permettez ce jeu de mots facile, mais l’amour de la lecture reste bien là. D’ailleurs, si vous êtes en quête de recommandations, n’hésitez jamais à m’envoyer un courriel: je me ferai un plaisir de vous répondre. Après tout, si vous lisez ces lignes, c’est un peu comme si on était amis aussi, non?
Par contre, de grâce, et même si lire au lit fait partie de mes plus grands plaisirs dans la vie, ne m’emmenez pas entre vos draps. Je suis une femme mariée, vous savez.
Kolkhoze, par Emmanuel Carrère, P.O.L
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