Pourquoi Cléopâtre reste la superstar absolue? Plongée dans un mythe qui fascine encore le monde

Cléopâtre
Anne-Françoise Moyson

Cela fait plus de deux mille ans qu’on fantasme sur elle. Sa gloire est désormais planétaire, Cléopâtre est une superstar. Elle fait donc l’objet d’un ouvrage signé Claire Mercier et François de Callataÿ, et d’une exposition à Liège où Europa Expo et le Musée royal de Mariemont dévoilent sa vie, son œuvre et son statut d’icône intemporelle. Immersion.

C’est l’histoire d’une femme inoxydable qui n’a cessé de rajeunir, mieux, de se réinventer. Cléopâtre est définitivement une superstar. Doublée d’une superwoman. La dernière souveraine de la lignée des Ptolémées caracole en tête devant toutes les célébrités des temps présents. Et dans le top 20 des figures antiques, elle est largement devant Platon, Socrate ou Jules César. Rien d’étonnant à cette grande popularité. En parfait écrin à fantasmes, Cléopâtre a conquis la monde. Sa légende puis son mythe se sont forgés au cours des siècles, au fil du temps, des époques, des modes, des causes et des plus ou moins grandes luttes.

Cléopâtre fut avant tout la dernière reine d’une ligne gréco-macédonienne installée en Egypte. Mais «sans le mystère intemporel du monde pharaonique, elle n’aurait jamais joui de son succès actuel».


Cléopâtre Superstar est donc le sujet d’une exposition immersive à Liège, sur 2.000 mètres carrés, et d’un ouvrage qui se lit avec délectation, coécrit par Claire Mercier, égyptologue de formation, et François de Callataÿ, historien d’art et archéologue. Il est sous-titré «Icône marketing à l’ère du numérique» – on saisit d’emblée qu’il s’agit d’un joyeux essai de sociologie quantitative centré sur « la réception contemporaine de la figure de Cléopâtre et non pas sur la recherche de qui elle fut ». C’est ce statut d’ultime icône qu’ils interrogent: comment se fait-il qu’elle seule résonne autant dans l’imaginaire à la fois des femmes, des hommes et des enfants de tous les continents? Interview de l’historienne Claire Mercier, spécialisée dans l’Antiquité et la culture de masse.

Cléopâtre occupe nos imaginaires. Pourtant à la base, il y a un grand vide: pas de corps, pas de tombe, à peine quelques papyrus et de rares pièces de monnaies à son effigie. Qui était-elle exactement?

D’abord, qui connaît-on vraiment dans l’Antiquité, finalement ? Pas grand monde ! Parce qu’on a assez peu de sources et qu’on a oublié l’immense majorité des gens, on ne sait pratiquement rien d’eux. Cependant, par rapport à bien des reines et aux six autres de la dynastie lagide qui l’ont précédée, on en sait beaucoup sur Cléopâtre. Même s’il y a des trous partout qu’on essaie de boucher plus ou moins comme on peut.

Les sources sur elle nous viennent essentiellement de Plutarque, dans son ouvrage Vie d’Antoine. Mais le problème, c’est qu’elles sont écrites par les vainqueurs et donnent une vision biaisée de Cléopâtre: il s’agit surtout de propagande voulue par Octave qui dénigrait Antoine pour justifier la guerre qu’il avait menée contre lui alors qu’ils étaient alliés… Cléopâtre était le bouc-émissaire tout trouvé. On l’a donc transformée en dangereuse femme fatale – c’est le début de la légende noire. Et c’est finalement ce qui a aussi fait sa gloire.

Cléopâtre sert à tout, parce qu’elle a cette plasticité qui fait qu’on peut prendre et y projeter ce que l’on veut

Claire Mercier, égyptologue

On a dit d’elle tout et son contraire : amoureuse, martyre, sainte, perverse, prostituée, cruelle, lascive, stratège, érudite, sœur impie, fauteuse de guerre… Il semble qu’à elle seule, Cléopâtre incarne tout ce qu’on a fait endosser aux femmes depuis des siècles.

Oui, on peut prendre en elle ce qu’on désire. On a plein d’ingrédients, on peut choisir et la remettre à la sauce de l’époque en fonction de la vision qu’on a des femmes. C’est aussi pour cela qu’elle est à ce point connue. La preuve aujourd’hui encore: rien que cette année, on en est à cinq expositions sur elle! C’est absolument incroyable et cela ne cesse de me réjouir: Cléopâtre n’est jamais poussiéreuse. Contrairement à toutes ces figures antiques! Alexandre Le Grand ne parle plus à grand monde, quant à César, heureusement qu’Astérix lui redonne un petit coup de jeune régulièrement.

Par contre, Cléopâtre arrive à se réinventer en permanence: c’est la femme éternelle, à quelle qu’époque que ce soit. Et les femmes y trouvent leur compte, les hommes aussi et même les enfants dorénavant grâce au dessin animé de DreamWorks notamment. C’est le seul personnage historique capable de faire ça – impossible avec Napoléon, par exemple, ça ne marche pas.

C’est aussi l’histoire d’une revanche puisque Octave et ses sbires ont tenté de l’invisibiliser mais cela n’a pas marché!

Oui, désormais, le nom d’Octave n’est pas très vendeur. Beaucoup ne savent plus trop qui il est… Ça s’est retourné contre lui, bien fait. Il ne fallait pas embêter Cléopâtre!

À travers les siècles, on est passé de la légende noire au mythe et enfin à l’icône planétaire. Comment en est-on arrivé là?

Il y a vraiment eu un changement avec le XIXe siècle. Mais il faut préciser qu’avant, Cléopâtre était déjà très présente : le XVIIe l’a beaucoup peinte, on trouve 150 tableaux d’elle en train de mourir mais cela s’adresse à l’élite cultivée, occidentale, masculine – la preuve, elle est représentée nue. Puis au XVIIIe, s’opère un changement, qui n’est pas petit: elle ne fait pas que mourir, elle mange aussi et surtout, elle boit une perle.

D’objet, elle devient donc sujet?

Oui, c’est l’histoire d’un pari avec Antoine. Il lui avait dit en substance : « Je ne vois pas comment on pourrait faire un repas encore plus luxueux que ceux que l’on fait déjà. » Et Cléopâtre : « Chiche, je te parie qu’on peut faire un repas à 100.000 sesterces. » Je ne sais plus exactement combien, mais la somme était énorme. Ils se mettent à manger, tout se passe bien, au bout d’un moment, Antoine lui dit : « On est très loin de la somme dont tu m’avais parlé. »

Elle enlève alors sa boucle d’oreille – une très grosse perle –, elle se saisit d’une coupe de vinaigre, la fait tomber dedans, la perle se dissout, elle boit le tout, dit « et voilà » puis s’apprête à faire de même avec la deuxième boucle d’oreille… Et lui : « C’est bon, tu as gagné. » C’est Pline l’Ancien qui raconte l’anecdote, il trouve cela scandaleux, inadmissible et c’est lui le premier qui dira d’elle « la putain couronnée ». Au fur et à mesure, l’événement sera interprété différemment.

Elizabeth Taylor lui donne un visage qu’elle n’avait pas eu jusque-là. Ses yeux, son maquillage et ses perles sont ceux de Liz

Claire Mercier, égyptologue

Il y a certes toujours une condamnation de ce luxe et de cette débauche mais on souligne également qu’il s’agissait de finesse intellectuelle féminine : Cléopâtre se moque d’Antoine et pas qu’un peu. A partir du XVIIIe siècle, on trouve beaucoup de tableaux à ce sujet. Les femmes de l’aristocratie se font représenter en Cléopâtre avec la perle. Et ce pour les valoriser, montrer leur finesse d’esprit par rapport aux hommes. Mais au XIXe siècle, cela disparaît complètement, c’est le retour en arrière, cela va mal pour la condition de la femme et dans la foulée, pour Cléopâtre. On voit alors réapparaître l’image de la femme fatale et cruelle.

Avec un autre grand changement que vous rappelez fort à propos, c’est l’égyptomanie qui s’empare de toute la société.

Oui, grâce à Napoléon, à son expédition en Égypte et au déchiffrement des hiéroglyphes. Et d’un coup, Cléopâtre devient pharaonique, dans le sens ancien. Par le décor d’abord: avant, les peintres imaginaient une Égypte à leur sauce, qui ne ressemblait évidemment pas à la réalité.

Mais désormais, ils vont au Louvre et s’inspirent de ce qu’ils y voient, ils ont tout ce qu’il faut sous les yeux pour savoir à quoi ressemble l’Égypte, le décor devient ainsi égyptien pharaonique. Et à partir de 1850, Cléopâtre devient égyptienne elle aussi. Pendant des siècles, sa tenue avait été celle d’une aristocrate occidentale, puis gréco-romaine et désormais, elle est vêtue comme au temps des pharaons…

Et entourée de serviteurs musclés, qui portent des mini pagnes et la rafraîchissent lascivement avec de grandes feuilles de palmiers, à l’ombre des pyramides?

Oui, on est totalement dans des clichés, qui sont toujours d’actualité. Cela a construit notre imaginaire. Autour de la planète, et pas uniquement en Occident, tout le monde adore cette grande civilisation égyptienne immuable et hiératique. Or, Cléopâtre réussit le tour de force d’absorber l’égyptomanie, l’aura, le mystère, la beauté, enfin tout ce que vous pouvez imaginer sur cette Égypte-là. Dorénavant, elle est celle qui l’incarne. Quand on dit Égypte, on pense certes pyramides ou Toutankhamon mais surtout Cléopâtre.

Et c’est le grand tournant pour elle. Grâce aussi au progrès des techniques d’impression: Monsieur et Madame Tout-le-Monde peuvent désormais acheter des reproductions, des images, des chromos de collection, et sur ces petites vignettes, on retrouve évidemment Cléopâtre. Ce succès continue au XXe siècle, avec les premiers films de Pathé puis celui de 1917, avec Theda Bara, La Reine des Césars.

Mais il y en a un qui compte plus que tout, c’est celui de Joseph L. Mankiewicz en 1963, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. On passe à un niveau supérieur, à une autre échelle, et pour Cléopâtre, c’est vraiment l’ouverture à la culture de masse. Le film défraie la chronique, notamment parce qu’il y a eu un mélange entre les deux histoires, l’histoire d’amour de la reine d’Egypte et celle de ses deux acteurs principaux. Mais surtout cette incarnation par Elizabeth Taylor lui donne un visage qu’elle n’avait pas eu jusque-là. Désormais, ses yeux sont ceux de Liz, son maquillage aussi, les perles dans ses cheveux de même.  

Cléopâtre n’est jamais poussiéreuse. Elle arrive à se réinventer en permanence, c’est la femme éternelle

Claire Mercier, égyptologue

Et comment de machine à fantasmes créée par les hommes se mue-t-elle en une icône porteuse de luttes et d’émancipation?

Comme disait Pline l’Ancien, tout est bon dans le cochon. Cléopâtre sert à tout. Parce qu’on peut prendre et y projeter ce que l’on veut. Le féminisme s’en est ainsi emparé: Cléopâtre était érudite, on s’empare donc de cet aspect qui nous plaît chez elle, même si c’est complètement anachronique et qu’elle n’était sûrement pas féministe mais ce n’est pas le problème.

Les Afro-descendants s’en emparent aussi: elle est née en Afrique, on ignore qui est sa mère, on ne connaît pas très bien son visage, elle peut donc pratiquement devenir l’étendard de toutes les causes. Et même de la cause masculine, parce que pendant des siècles, elle l’a été, pour montrer à quel point ils étaient supérieurs à elle, qu’ils avaient le pouvoir et qu’un serpent phallique finissait par la faire mourir.

Elle est aussi un produit marketing incroyable puisqu’elle est une marque à elle toute seule…

Oui, même si on ne la connaît pas bien, elle évoque quelque chose à tout le monde sur cette planète. Elle confère une aura au produit. Elle se retrouve dans toutes les catégories possibles sur terre et dans à peu près tous les pays: il existe même de l’huile de moteur Cléopâtre!

Monnaie dynastique des souverains divinisés, -IIIe siècle avant Jésus-Christ.

Et on trouve une astéroïde qui porte son nom, un cratère sur Vénus, des papillons, des bactéries, des poissons, des oiseaux, des plantes, des chansons coréennes ou thaïlandaises… et une très grosse production de rap qui parle d’elle. J’ai rassemblé un corpus de 85 chansons françaises, ce n’est pas grand-chose pour l’ensemble de la production, mais voilà, elle y est souvent citée et pas du tout de manière positive.

Les pires textes écrits par les Romains ressemblent presque à des poèmes à côté de ce qu’écrivent les rappeurs. Il y est beaucoup question de la femme fatale et de la putain, évidemment. C’est vraiment affreux ce qu’ils disent d’elle, avec parfois des trouvailles magnifiques où Cléopâtre rime avec Clio IV et ostéopathe…

Vous estimez que sa seule limite, c’est elle-même désormais. Qu’est-ce à dire?

Il faut qu’elle garde un certain nombre d’attributs qui nous paraissent, pour l’instant en tout cas, incontournables. Il faut impérativement qu’elle reste égyptienne et pharaonique, parce que sinon, elle se couperait de l’égyptomanie.

Et l’une de ses grandes sources de gloire, c’est d’être liée à cette civilisation-là. À trop rappeler qu’elle est grecque, on lui ferait perdre de son aura.

Il vaut donc mieux ne pas rétablir la vérité historique?

Pour la gloire de Cléopâtre, non. L’Égypte, c’est ce qui génère sa notoriété. Et le fait qu’elle soit belle, alors qu’elle ne l’était pas nécessairement. On ne peut pas le dire non plus au risque de ne plus pouvoir s’identifier à la femme éternelle qu’elle est censée représenter – il faut absolument qu’elle soit belle et pharaonique.

Et puis il y a le pouvoir mais, pour le coup, on ne peut pas le lui enlever: elle fut reine de 51 à 30 avant notre ère. Ce sont les trois fondamentaux, qui me paraissent indispensables. Dans l’expo Cléopâtre Superstar, on explique ses trois facettes: la femme fatale avec toutes ses caractéristiques, sexualisée, cruelle, irascible, cupide; la femme forte, avec l’histoire de la perle – qui maîtrise son pouvoir et sa beauté, gère ses affaires, n’a plus besoin des hommes; et enfin, la petite princesse espiègle des dessins animés.

Le pilier central du mythe de Cléopâtre, c’est sa beauté. En parfaite serial-séductrice, elle a mis les plus grands Romains à ses pieds. Elle a même rendu le pauvre Marc Antoine, fou d’amour»

Il s’agit là d’une nouvelle métamorphose, qui date de notre XXIe siècle. Car la pop culture a réussi à réinventer une nouvelle Cléopâtre, avec son enfance, dont on ne sait rien de toute façon, donc on peut raconter ce qu’on veut, la transformer en petite princesse rebelle qui vit plein d’aventures, dans Cléopâtre dans l’espace, le dessin animé de DreamWorks. On éduque ainsi les petites filles à devenir des femmes fortes avec cet exemple de Cléopâtre, et les petits garçons, à ce que les femmes puissent être fortes – tout cela reflète nos préoccupations contemporaines.

À mon avis, dans les prochaines décennies, la Cléopâtre sulfureuse qui meurt avec un serpent couché sur elle disparaîtra. Pas complètement. Il ne faudrait pas qu’elle perde cette aura sexuelle mais je le répète, chez elle, tout peut cohabiter. 

À force de la fréquenter, on finit par en tomber amoureuse, non?

Je n’en suis pas encore là mais c’est vrai et cela m’amuse : plusieurs femmes m’ont déjà dit combien elles avaient l’impression d’avoir un attachement particulier avec Cléopâtre. Cela montre à quel point les femmes se reconnaissent en elle et parviennent à créer un lien avec quelqu’un qui a vécu il y a 2.000 ans et qui serait sans doute très étonnée si on le lui apprenait! Manifestement, beaucoup de femmes se reconnaissent en elle. Peut-être est-ce une manière poétique de dire « Je veux être libre »…

Cléopâtre superstar, à l’Espace d’exposition Liège-Guillemins, du 20 décembre au 5 juillet 2026.
Cléopâtre superstar, icône marketing à l’ère du numérique, par Claire Mercier et François de Callataÿ, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique.

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