Critique gastronomique : une routine trépidante entre déguisements et faux noms

Louis de Funès, magistral en critique gastronomique en visite incognito, dans L'aile ou la cuisse © DR

Interdiction de décrire les multiples déguisements et accessoires que Tom Sietsema, critique gastronomique du Washington Post depuis 2000, utilise pour passer inaperçu lorsqu’il visite les restaurants de la capitale. Il protège jalousement son anonymat, afin de pouvoir juger sans traitement de faveur.

« C’est un peu comme la CIA, comme un jeu du chat et de la souris que nous jouons » avec les restaurateurs, explique-t-il. « Je ne réserve jamais sous mon vrai nom, j’utilise différentes cartes de crédit et plusieurs numéros de téléphone. Mes amis me laissent même utiliser les leurs », dit cet homme originaire du Midwest, qui a vécu à San Franciso.

Elegant en costume un jour de semaine avant le déjeuner, il demande poliment à ne pas être filmé ni photographié et à ce qu’on ne précise pas son âge.

Pas naïf, il imagine bien que dans une petite ville comme Washington, avec 650.000 habitants, « après 17 ans les gens devinent, (les chefs) bougent d’un restaurant à un autre, les serveurs changent de restaurants… On me dit qu’il y a des photos collées dans les cuisines. Mais je fais tout mon possible pour ne jamais être pris en photo. Même sur les photos de Noël, je sors du cadre ».

Une recherche sur internet ne montre en effet qu’une photo de lui grimé et une autre où son visage est flouté.

Parti dans des études en relations internationales à l’université de Georgetown, à Washington, « je pensais me diriger vers le département d’Etat »… avant de prendre un tout autre chemin au début des années 1980, lorsqu’il se présente pour devenir assistant au Washington Post.

« La nourriture apporte du fantasme »

Il aime à rappeler que Bob Woodward, l’un de ses plus célèbres journalistes d’investigation qui a enquêté, avec Carl Bernstein, sur l’affaire du Watergate dans les années 1970, n’a pas voulu de lui.

« Finalement c’est le critique gastronomique qui m’a embauché ». En tant qu’assistant, « je me suis rendu compte que la nourriture apporte du fantasme, que la nourriture c’est aussi de la politique, de l’économie, du confort et qu’elle est infiniment fascinante », raconte-t-il. Alors quand je le vois, « je remercie Bob de ne pas m’avoir embauché », conclut-il en riant.

Depuis près de 17 ans, Tom Sietsema mange au restaurant « une douzaine de fois par semaine ». « Je passe quelque 40 heures par semaine à table », dit cet homme pourtant plutôt svelte. Tout n’est pas idyllique, « j’ai droit à plus de mauvaise nourriture que les gens imaginent ».

Pour une critique complète, il retourne à la même table « au moins trois fois », et en général à deux reprises pour les chroniques moins fouillées sur les restaurants qui viennent d’ouvrir.

En 2015, le journal l’a envoyé plus de deux mois sur les routes américaines pour élaborer un classement des dix meilleures villes gastronomiques des Etats-Unis, qui lui a valu un prix (James Beard Foundation). Au Washington Post, « nous prenons les restaurants autant au sérieux que la politique », s’amuse-t-il.

Guide Michelin à Washington: un pronostic difficile

La même question agite tous les grands restaurants de Washington depuis l’annonce en mai de la parution à venir du premier guide Michelin dédié à la capitale américaine. « Qui va décrocher une étoile ? »

Rose's Luxury
Rose’s Luxury© afp

« C’est la première fois qu’ils viennent et ils sont en plus très secrets, il y a toutes ces rumeurs… personne ne sait à quoi s’attendre », répond dans un sourire Aaron Silverman, chef et propriétaire à 34 ans de deux restaurants dans la capitale, Rose’s Luxury et Pineapple & Pearls.

Fort de son expérience de critique gastronomique depuis 2000 au Washington Post, Tom Sietsema se risque pourtant à un pronostic prudent. »Il devrait y avoir au moins deux restaurants « trois étoiles » dans la ville. Je serais surpris s’il y en avait moins et avec de la chance nous en aurons au moins quatre », prédit-il.

Parmi les favoris: Mini Bar, du chef espagnol et « washingtonien » d’adoption José Andrés, qui a débuté sous les ordres du catalan Ferran Adria et s’est récemment illustré dans une (coûteuse) dispute avec Donald Trump après les propos du candidat républicain sur les immigrés. « Pour moi, c’est l’une des meilleures cuisines d’avant-garde du pays », assure Tom Sietsema à propos du menu dégustation fait d’une trentaine de plats, pour une facture pouvant monter à quelque 400 dollars par personne avec le vin. « Elle vous transporte véritablement or je pense que ce que l’on veut pour un restaurant de trois étoiles Michelin, c’est que la cuisine ne soit pas simplement merveilleuse mais qu’elle nous stupéfie », souligne le critique.

Champions de l’emprunt

Parmi ses autres favoris, Rasika, « probablement l’un des meilleurs restaurants indiens du pays » et Komi, un grec dont le chef, Johnny Monis, tient aussi un petit restaurant thaï crédité pour avoir, avec Rose’s Luxury, lancé le renouveau gastronomique de la ville.

Une diversité qui illustre bien l’identité culinaire de Washington, faite des mille influences de ses habitants venus du monde entier. « C’est l’un des points forts de la cuisine américaine. Nous sommes très bons pour emprunter autour du monde et nous l’approprier », juge Tom Sietsema.

Pineapple & Pearls
Pineapple & Pearls© afp

Certains restaurants de Washington ne donnent pas encore « la même valeur à la décoration et à l’ambiance que ce qu’il y a dans l’assiette », regrette-t-il cependant. Autre bémol à la venue du guide Michelin: il n’inclura dans un premier temps que Washington intra-muros. Or, c’est en banlieue « que nous avons certains de nos meilleurs restaurants ».

Gourmet passionné né à Washington, Jason Tilery partage son pronostic à propos de Mini Bar.

Employé de 39 ans d’une compagnie d’assurance de santé, il investit une bonne partie de son salaire dans ses sorties culinaires qu’il narre dans un blog, Capital Gourmand.

Pineapple & Pearls « est au niveau d’un restaurant de deux étoiles Michelin », estime-t-il après y avoir dîné deux fois.

Ouvert au printemps par le chef Eric Ziebold, le restaurant de cuisine moderne américaine Métier pourrait aussi avoir ses chances, selon Jason Tilery qui y a particulièrement apprécié une pomme de terre braisée au caviar dont les saveurs étaient capturées par une cloche en verre.

Mais dans les deux cas, leur ouverture très récente freine leurs chances de décrocher des étoiles, le guide comptant parmi ses critères « la constance de la prestation », en plus de « la qualité des produits, la maîtrise des cuissons et des saveurs, la personnalité du chef dans ses plats et le rapport qualité-prix ».

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