La BD s’invite en cuisine: quand bonne bouffe et bonne bd dessinée font bon ménage
Tout le monde possède chez soi au moins un livre de recettes et une BD. Il est même de plus en plus fréquent de détenir, dans sa bibliothèque ou dans un placard de sa cuisine, un livre de recettes en bande dessinée. Ma vie en cuisine, Comment nourrir un régiment, Pierre Hermé et moi… On ne compte plus les albums sortis dans l’année qui se préoccupent de gastronomie, ou les chefs-coqs qui s’entichent de Neuvième Art. Une tendance qui n’a pas toujours été d’actualité : longtemps, la seule recette connue par les amateurs du genre fut celle de la Schtroumpfette, créée par Gargamel : » Un brin de coquetterie, une solide couche de parti pris, trois larmes de crocodile, une cervelle de linotte… » Mais les temps ont changé. Tout comme la manière de mettre l’art culinaire dans des cases et des bulles.
Des mangas à Ratatouille
La bande dessinée a longtemps été qualifiée de » populaire « , pas toujours au sens le plus noble du terme, lue de manière écrasante par un public jeune et surtout masculin. Un lectorat dont la typologie a façonné le contenu pendant des décennies : peu de femmes, de l’action et une cuisine tolérée comme lieu (pauvre maman dans Boule & Bill, qui ne la quittait pas), moins comme sujet. L’évolution se fit sentir avec le tournant du siècle et l’invasion des mangas. L’un des apports les plus importants au genre fut la féminisation considérable des lecteurs francophones, ainsi que la segmentation à outrance des publics : jeunes, vieux, filles, garçons, ados, urbains, campagnards… Il y en eut vraiment pour tous les goûts. Et donc, aussi, pour les amateurs de petits plats. Du Gourmet solitaire à Yakitate Ja-Pan, sur la création rigolote du pain japonais (le Ja-Pan), le manga a prouvé que tous les sujets étaient abordables, même les moins » bédégéniques « . Dans le même temps, la BD francophone s’est largement ouverte à une audience plus adulte, explosant ses formats et ses codes. L’extraordinaire succès du Ratatouille de Pixar et la vague télévisuelle des concours de cuisine ont fait le reste, nourrissant allègrement la bande dessinée de gastronomie.
Plaisirs partagés
Atout clé de la BD : elle s’affirme comme un medium mieux armé que la photo pour donner envie de s’adonner à l’exercice (délicat) de l’illustration. » La photo a quelque chose de complexant pour celui qui s’essaie à la cuisine « , explique ainsi Pierre Hermé, le roi du macaron. Un critère confirmé par la dessinatrice Soledad Bravi, qui vient de mettre en dessins les recettes du premier : » Face à une photo, on ne peut souvent que constater son échec, au moins visuel. Face à un dessin, on a surtout envie de s’y essayer ! » La bande dessinée affiche aussi cet avantage sur le texte ou la photo de donner toute sa place à la subjectivité, ainsi qu’à l’humanité qui entoure et, parfois, illumine les amateurs de bonne chère. Christophe Blain et Etienne Davodeau, stars du genre en France, ont ainsi mis à l’honneur des grands chefs ou des nez réputés de l’Hexagone nommés Alain Passard et Richard Leroy. Et beaucoup d’autres saupoudrent désormais leur récit culinaire de références autobiographiques, transformant la pitance en usine à madeleines de Proust. Un mélange de genres qui ne semble pas prêt à se mettre au régime. Qui s’en plaindra ?
Soledad Bravi, illustratrice pour le magazine Elle France et auteure de nombreux ouvrages pour enfants, illustrait déjà les boîtes de macarons du célèbre pâtissier parisien Pierre Hermé. Elle le connaît désormais mieux que personne : deux mois durant, pour imaginer Pierre Hermé et moi, elle s’est enfermée dans le laboratoire du maître. Objectif : apprendre ses recettes et les mettre en dessin. Pour le chef-pâtissier, qui a déjà rédigé des dizaines de livres de cuisine en vingt ans de carrière, c’est une première. Nous avons recueilli leurs impressions respectives.
Pourquoi avoir choisi de faire un livre de cuisine en dessin ?
Soledad Bravi : Pierre est très pédagogue, il tenait à proposer des recettes que les gens tenteraient vraiment de réaliser. Et réussir à apprendre à quelqu’un qui, comme moi, est nul en cuisine le séduisait. Si moi j’y arrivais, tout le monde pouvait le faire ! Il a usé de mon petit talent explicatif pour partager son talent culinaire, qui est immense.
Pierre Hermé : C’est comme ça que j’avais rencontré Soledad : elle m’avait » piqué » une recette qu’elle avait mise en dessin, puis elle m’avait demandé l’autorisation de la publier sur son blog. Et en fait, j’ai adoré. Le dessin, en tout cas le sien, apporte beaucoup d’humour, de dérision. Quelque chose de différent, qui me correspondait bien. Nous nous sommes d’ailleurs très vite mis à collaborer.
Pas de photos, donc. D’habitude, il n’y en a pourtant que pour elles.
S.B. : Oui, parce que les photos valorisent le gâteau et donc son auteur, comme une princesse. Mais quand on se frotte à la préparation, elle ne ressemble jamais à la photo ! Ici, on voulait vraiment qu’il n’y ait aucun complexe. Que les lecteurs fassent les recettes et qu’ils les trouvent hyper bonnes ! C’est aussi pour ça qu’il y a un petit dessin d’humour à chaque page : pour se désangoisser et ne penser qu’au plaisir de la cuisine. Pas aux comparaisons.
P.H. : Bien sûr, on peut difficilement se passer de photos sur des choses plus compliquées ou visuelles qu’un » simple » macaron. Mais je comprends le côté impressionnant de la photo, avec laquelle il est difficile de rivaliser. Soledad insiste beaucoup là-dessus. Pour moi, c’est plus difficile d’avoir un avis tranché : j’arrive toujours au même résultat que sur la photo !
Qu’avez-vous appris de cette expérience en cuisine ?
S.B. : Beaucoup de choses, jusqu’à ma façon de l’aborder. Avant, je traitais les ingrédients au fur et à mesure, les uns après les autres, et donc n’importe comment. J’ai acquis une forme de rigueur, surtout en pâtisserie : je pèse tout !
P.H. : J’ai surtout apprécié l’échange et le regard qu’une illustratrice peut avoir sur un plat, une technique. Cela dit, la manière d’appréhender une recette reste la même qu’elle soit sous forme de texte, de photo ou de dessin : il faut bien la lire, la comprendre, faire preuve de précision… Pas de miracle, même si le dessin permet, je crois, d’atteindre le but que nous nous étions fixés tous les deux : donner envie aux gens. Et c’est le retour que j’en ai : les recettes semblent plus abordables, alors que ce sont les mêmes que dans d’autres livres.
Pierre Hermé et moi, par Soledad Bravi et Pierre Hermé, éditions Marabout.
Comment nourrir un régiment, Etienne Gendrin (Casterman)
La bonne bouffe est d’abord celle qu’on a aimé. Et Etienne Gendrin adorait celle de sa grand-mère, qui a appris à cuisiner large, avec ses neuf enfants, dont huit garçons. Un roman graphique et biographique très touchant, parsemé de souvenirs, de conversations et de recettes simples : mirabelles au sirop, tajine, ratatouille, gigot d’agneau, morue à l’aïoli… Le titre du livre se justifie pleinement.
Délices. Ma vie en cuisine, Lucy Knisley (Delcourt)
Jeune illustratrice new-yorkaise de 28 ans, Lucy Knisley est aussi fille de chef et de fin gastronome. Elle fusionne ses deux passions dans ce superbe roman graphique où, suprême curiosité, une Américaine crie son amour pour le » bien manger » et les plats de gourmet. Agneau mariné, pesto de maman, makis, carbonara et incontournables cookies : une plongée succulente dans l’assiette des bobos US.
Le gourmet solitaire, Kusumi et Jiro Taniguchi (Casterman)
Un homme se promène dans les rues de Tokyo. A chaque chapitre, correspond un quartier. Et dans chaque quartier, il s’arrête dans un restaurant pour goûter un plat… OEuvre contemplative comme seuls certains mangas peuvent se les permettre, ce Gourmet solitaire est une ode à la culture et à l’âme nipponne qui s’incarnent dans la gastronomie du pays. Un témoin du talent hors-norme du génial Taniguchi, aussi, dont le trait fin se fait ici presque organique : on a faim en le lisant !
En cuisine avec Alain Passard, Christophe Blain (Gallimard)
L’auteur de Isaac le Pirate ou de Quai d’Orsay a passé deux ans dans les cuisines du restaurant étoilé d’Alain Passard. Quelques recettes rythment le livre, qui se veut avant tout le témoignage de la passion ardente qu’un cuisinier se doit d’entretenir avec le produit. Si vous n’avez jamais été ému avec des petits pois, ce sera le cas ici. Un chef d’oeuvre dans son genre, absolument incontournable.
Les ignorants, Etienne Davodeau (Futuropolis)
Indispensable également, mais cette fois très vinicole : succès surprise de l’année 2013, Les ignorants raconte la rencontre entre deux passionnés et deux passions – le dessin et le vin. Notons d’ailleurs que le vin pourrait à lui seul faire l’objet d’une saga de BD : les Français, fidèles à eux-mêmes, multiplient les albums qui lui sont consacrés, de Robert Parker au récent Premières vendanges (Delcourt), une jolie chronique au coeur des vignes où, une fois encore, il est autant question d’aventures humaines que de plaisirs gustatifs.
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