De la Biennale d’architecture de Venise aux auditoires de Harvard, le paysagiste Bas Smets montre au monde entier comment rendre nos villes plus résilientes face au climat. Bientôt, il réincitera même les Parisiens à revenir aux abords de Notre-Dame, pour s’allonger dans l’herbe au bord de la Seine. Il est notre Personnalité de l’année.
Bas Smets (50 ans) a prévu « tout le temps nécessaire » pour cet entretien. Une précaution loin d’être superflue : dès qu’il se lance, des livres d’art, des cartes, des philosophes, des biologistes, des botanistes et même sa thèse surgissent sur la table.
Le Bruxellois est l’un des paysagistes les plus influents de son époque. Et cette époque est marquée par des bouleversements climatiques inévitables. Tandis que les grandes puissances tergiversent, lui parvient déjà à mettre les villes en mouvement. Non pas par la contrainte, mais avec une combinaison unique d’esprit d’ingénieur et d’amour pour l’art et la philosophie. « Oh, on ne peut pas convaincre les gens de sa vision, tempère-t-il. On ne peut que témoigner, du mieux possible, de ce que l’on veut faire. »
Cette passion porte ses fruits. Ces dernières années, Bas Smets a enchaîné les distinctions internationales: l’an dernier encore, il recevait en Belgique un Ultima ; à la mi-novembre, la France l’a nommé Officier des Arts et des Lettres, un grade au-dessus de celui de chevalier.

Une reconnaissance accordée pour la reconfiguration des abords de Notre-Dame après l’incendie, mais aussi pour son projet à Arles, où il a planté quatre-vingt mille arbres sur une friche industrielle, abaissant la température ressentie de vingt degrés.
Parmi les Belges ayant reçu cette distinction française, Baloji et Arno sont Chevaliers, et Anne Teresa De Keersmaeker a reçu le rang le plus élevé, celui de Commandeur.
Mais plus que des médailles, le paysagiste souhaite attirer l’attention sur le changement de paradigme indispensable aujourd’hui. Il le sait: des solutions existent. Ce sont elles qui le poussent, chaque jour, à se mettre au travail avec enthousiasme – en tant qu’architecte, mais aussi en tant que père d’une petite fille de 5 ans.
Des arbres qui parlent
Nous nous retrouvons dans son bureau, sur la place Flagey à Bruxelles. En 2007, Bureau Bas Smets a vu le jour dans son salon. «Après un an, huit personnes y travaillaient et je n’avais plus de salon, raconte-t-il. Depuis deux ans, nous sommes installés ici. J’habite tout près, donc je viens à pied. Mais l’esprit du salon est resté : chaque vendredi, deux membres de l’équipe cuisinent pour tout le monde.»
Avec son équipe de vingt-cinq personnes, Bas Smets a déjà mené plus de cent projets dans quinze pays. À l’international, il est reconnu comme un innovateur qui entend armer les villes contre le changement climatique, en misant sur la récupération des eaux de pluie, le rafraîchissement urbain et la végétalisation. «Depuis le Covid, nous n’acceptons plus que des missions qui ont un impact climatique. Comme sur les quais d’Anvers, où l’on nous a demandé d’aider la ville à mieux se protéger contre la montée du niveau de la mer.»
Pour comprendre pourquoi il est notre Personnalité de l’année, il fallait être cette année à Paris, Arles ou Venise. À Arles se tenait son exposition Climates of Landscape, consacrée aux solutions liées aux problèmes climatiques. Et à Venise, l’intéressé était le commissaire du pavillon belge à la Biennale d’architecture.
Avec la scientifique Kathy Steppe (UGent) et le pionnier du logiciel Dirk De Pauw (Plant Analytix), il y a créé Building Biospheres: 250 plantes et arbres subtropicaux, reliés à des capteurs et à une IA, qui réglaient eux-mêmes le climat de l’espace. Ils décidaient du moment où ils avaient besoin d’eau, de lumière ou de ventilation et maintenaient une température agréable même en pleine canicule.

Le neurobiologiste italien Stefano Mancuso, auteur de best-sellers comme L’intelligence des plantes, était également associé au projet. Est-ce ainsi que l’on devient Personnalité de l’année, grâce au travail d’équipe?
C’est en tout cas ma manière de faire. C’est aussi la première leçon que je donne à mes étudiants à Harvard : une seule personne ne peut pas tout savoir. J’ai rencontré Mancuso en 2016. Une révélation. Depuis, cela fait neuf ans que nous parlons de l’intelligence des plantes.
Je voulais partager ce savoir avec un public plus large. Mancuso explique que les plantes possèdent un cerveau diffus, où chaque extrémité de racine fonctionne comme une cellule cérébrale cherchant l’eau, décidant quand les feuilles tombent ou libérant une odeur pour attirer des animaux.
Je me suis dit: si nous relions cette intelligence à de nouvelles technologies, alors les arbres pourront contribuer à réguler le climat intérieur des maisons et des bureaux. Nous considérons trop souvent les plantes comme du décor: silencieuses et passives.
Cela se reflète même dans notre langage. On dit ‘il est devenu un légume’ pour parler de quelqu’un qui ne peut plus rien faire. Mais les plantes sont justement intelligentes. Bien avant qu’une racine ne bute contre un obstacle, elle perçoit qu’elle doit changer de direction.
Emanuele Coccia ‘En Europe, Bas est le seul architecte paysagiste qui pense avec une telle liberté’
Le philosophe italien Emanuele Coccia travaille sur un livre consacré à l’œuvre de Bas Smets. Son propre ouvrage La vie des plantes fut une révélation pour Smets et le point de départ d’une amitié intellectuelle.
«J’ai rencontré Bas grâce à l’artiste français Philippe Parreno, qui avait lu mon livre et estimait que Bas devait le connaître. Lorsque nous nous sommes retrouvés ensemble lors d’un panel à Paris, le courant est immédiatement passé.
J’admire Bas pour son audace et son esprit libre. Nous vivons dans un monde qui a changé, au point que nos anciennes cartes pour nous orienter ne sont plus valables. Comme si nous étions redevenus Adam et Ève, devant tout renommer. Nous avons alors besoin de personnes comme Bas, capables d’oser dessiner des cartes renouvelées. Dans ce nouveau monde, le mot ‘écologue’ devrait en réalité devenir ‘architecte paysagiste’. L’écologie signifie trop souvent créer des petits jardins urbains sauvages, mais c’est une idée naïve. Ce qu’il nous faut, c’est une discipline qui prenne en compte toute forme de vie sur Terre : humaine, animale, végétale. En Europe, Bas est le seul à réfléchir comme tel, comme le Chinois Kongjian Yu, récemment décédé.
Lorsque j’enseigne l’œuvre de Bas, je vois littéralement les œillères tomber. Cela vient de ce que notre connaissance du paysage est honteusement limitée par rapport à celle de l’architecture. Très peu d’architectes paysagistes écrivent, ce qui fait que le canon reste trop étroit et univoque. Bas m’a demandé de réfléchir avec lui au texte de sa candidature pour Notre-Dame, et je réalise actuellement un livre sur les projets majeurs de son bureau. Nous nous voyons souvent : ce sont des discussions aux idées infinies. Même lorsque nous nous croisons par hasard, nous finissons immanquablement dans un coin à philosopher.
Comme ami, Bas est généreux et drôle. Comme architecte paysagiste, il est radicalement libre : il n’est pas prisonnier des dogmes auxquels ses collègues se heurtent. Et il ressent l’urgence de notre époque. Il sait qu’il faut agir – maintenant. »
Cette installation a-t-elle déjà suscité des discussions avec des villes séduites par ces perspectives?
Nous avons reçu des demandes pour appliquer ces connaissances dans des bâtiments industriels. Ce que nous montrons est pertinent pour les aéroports, les hôpitaux ou les universités, où les plantes pourraient servir de climatiseurs naturels. Les villes pourraient utiliser des arbres ‘parlants’ pour surveiller la pollution liée au trafic, détecter des fuites d’eau ou identifier des îlots de chaleur.

Après avoir compris, grâce à Mancuso, l’intelligence des plantes, je ne pouvais plus l’ignorer. Je veux intégrer ce savoir dans tous mes projets. Surtout en ville, où le changement climatique se ressent le plus intensément. Mais que faisons-nous ? Nous grattons la mousse entre nos pavés. Alors qu’elle revient naturellement. Une fois que l’on comprend ce que la nature cherche à faire, on peut la mettre au service de son projet.
Un innovateur discret
Le grand public n’a réellement découvert Bas Smets que lorsqu’il a été associé au réaménagement de Notre-Dame de Paris. Depuis décembre 2024, les visiteurs peuvent à nouveau entrer dans la cathédrale, cinq ans après l’incendie.
Smets a redessiné les quatre hectares qui l’entourent. « Il fallait en faire une expérience totale. » La réouverture attire désormais 35.000 visiteurs par jour, davantage que la tour Eiffel. Avec ce projet, notre compatriote s’est définitivement installé dans la Champions League de l’architecture paysagère, aux côtés de grands noms comme Norman Foster, avec qui il a déjà collaboré.
Notre-Dame est mondialement connue. En 2022, vous avez devancé en finale trois bureaux français. Savez-vous aujourd’hui pourquoi le jury vous a choisi?
Lorsque ce concours est arrivé, nous venions d’achever au bureau notre plus grand défi jusque-là : le parc Luma, dans la ville d’Arles. Cela a certainement joué. J’y ai travaillé avec l’architecte Frank Gehry sur une ancienne friche ferroviaire qui ressemblait surtout à un désert : des rochers, sans eau, ni terre, ni végétation. En été, la température ressentie y atteignait cinquante degrés. Invivable.
Grâce à quatre-vingt mille plantes et arbres soigneusement sélectionnés et à la création de bassins d’eau, la température ressentie a baissé de vingt degrés. Nous avons créé un nouveau microclimat : cinquante espèces d’oiseaux et vingt-six espèces de libellules y sont aujourd’hui recensées, et des plantes que nous n’avons jamais plantées y poussent désormais. La preuve qu’on peut ramener la nature en ville.

Et c’était la carte de visite parfaite pour Notre-Dame?
Juste au moment où Arles était terminé, Paris annonçait que, dans le cadre de son Plan climat, la ville voulait créer un réseau de lieux de fraîcheur, et le concours pour Notre-Dame est tombé. Comme je ne pensais pas que nous pouvions gagner, je me suis senti totalement libre dans mes idées.
Quand vous découvrez que vous faites partie des quatre derniers candidats, vous sautez dans l’Eurostar pour déambuler autour de Notre-Dame?
Sûrement pas. Sur place, on voit beaucoup et en même temps très peu. Un architecte paysagiste travaille comme un médecin : on commence par un scanner complet du patient. Je commence donc par étudier des cartes : topographie, hydrologie, chaleur, climat, géologie, conduites d’eau.
Quelle quantité de pluie tombe, et quand ? Comment souffle le vent ? On fait une sorte de radiographie du lieu. Ensuite, je visite la zone pour la ressentir intuitivement. Quand on marche sur place, le corps comprend l’endroit d’une façon différente que lors d’une analyse.
Puis je commence à esquisser les premières idées. C’est de cette double approche, analytique et intuitive, que surgissent les concepts. Ainsi, je voulais par exemple bloquer en hiver le vent sur la zone où les visiteurs font la file pendant des heures, à l’aide d’arbres ramifiés. En revanche, nous voulions laisser passer le vent venant de la Seine, car il rafraîchit le parvis en été. Nous y avons donc placé de grands arbres à haute tige qui laissent circuler l’air. Et c’est ainsi que nous avons repensé tout le site.
‘Je ne sais pas si l’avenir de la planète est assuré. Mais nous avons bel et bien le devoir de rester optimistes et de travailler à ce qui est possible’
Votre projet semble très réfléchi, mais ce n’est pas un dessin spectaculaire…
Pour une telle mission, on pourrait être tenté d’imaginer quelque chose d’imposant. Mais le spectaculaire est là depuis huit cents ans : la cathédrale. Ma tâche consistait à renforcer encore sa majesté. Je n’ai pas de fil rouge stylistique dans mon travail, mais j’ai une méthode. Nous nous penchons toujours sur l’histoire d’un lieu. Ici, je voulais retrouver un parcours qui rétablisse l’intimité avec l’édifice.

Aujourd’hui, les visiteurs regardent surtout la façade occidentale. Grâce à notre cheminement, ils porteront aussi leur regard sur les arcs et les vitraux à l’est. Et je voulais aussi faire revenir les vrais Parisiens, qui évitent l’île à cause du tourisme de masse. C’est pourquoi des espaces enherbés seront aménagés le long de la Seine pour pique-niquer – chose impossible ailleurs à Paris. Mais ce n’est pas pour demain, plutôt pour 2030.
Comment se déroule la présentation d’un tel projet? On se rend chez la maire de Paris avec son PowerPoint?
La maire Anne Hidalgo présidait le jury, aux côtés de vingt-deux autres personnes impliquées dans la reconstruction : le diocèse, l’État français, des représentants des riverains et quelques experts de renom. Nous disposions de vingt minutes pour présenter notre vision. Le chronomètre s’est enclenché quand j’ai dit ‘Bonjour’. Un collègue faisait défiler les photos sur l’écran derrière moi, et je ne me suis pas retourné une seule fois. Nous avions tout préparé à la seconde près.
Ensuite, nous avions un quart d’heure pour répondre aux questions. Dans ma présentation, j’avais expliqué que l’esplanade pavée posait problème : impossible d’y ajouter du vert ou de la fraîcheur à cause d’une ruine romaine enfouie, du caractère patrimonial du lieu, et du grand nombre d’événements annuels. Jusqu’à ce que je découvre que le réseau d’eau non potable, utilisé pour nettoyer les rues de Paris, passait juste à côté. C’est ainsi que nous avons imaginé de rafraîchir l’esplanade l’été avec une fine pellicule d’eau de cinq millimètres.
‘En ville, le changement climatique se ressent plus fortement. Et que faisons-nous ? Nous grattons la mousse entre nos pavés. Alors qu’elle revient naturellement’
Comme dans les pays du Sud, où l’on arrose la cour par fortes chaleurs. En hiver, nous prévoirions de collecter les eaux de pluie dans le parking souterrain désaffecté. Lors des questions, l’archevêque de Paris est revenu là-dessus : ‘Donc, monsieur Smets, vous nous proposez de marcher sur l’eau ?’ Je n’avais pas fait le rapprochement, mais j’ai répondu calmement : ‘Il me semble que cela a déjà été fait auparavant, non ?’ (rires)

Nous sentons bien l’adrénaline du moment. Vous avez fait du parachutisme. Cela vous aide-t-il à rester calme dans ce genre de situation?
Oui, sauter en parachute vous apprend à maîtriser le moment. Un saut se compose de courtes phases, chacune exigeant une hyperconcentration. Au moment où l’on se jette dans le vide, on ne doit pas penser à la question de savoir si son parachute va s’ouvrir : on le saura dans soixante secondes.
‘Pour une mission comme Notre-Dame, on pourrait être tenté de faire quelque chose d’imposant. Mais le spectaculaire est là depuis huit cents ans : la cathédrale’
De même, on ne doit pas se préoccuper de l’atterrissage au moment où l’on ouvre son parachute. J’ai arrêté à la naissance de ma fille, mais cette expérience m’a certainement aidé quand je suis entré dans la salle de l’Hôtel de Ville.
Michaël R. Roskam ‘Bas fait ce qu’il dit’
Le cinéaste et ami proche Michaël R. Roskam partage la même fascination pour les paysages et l’adrénaline.
« Bas est un type formidable. Nous avons commencé à parler dans un café du quartier Dansaert, juste après mon deuxième court-métrage Carlo (2004). Grâce à ma formation en peinture, j’avais développé une grande fascination pour les paysages. Bas l’avait remarqué dans le film. Nous avons ainsi commencé à philosopher sur la définition du paysage et sur la manière dont nous créons tous les deux des cadres pour raconter une histoire. à partir de deux disciplines différentes, nous avions trouvé un terrain d’entente. De cette conversation est née une amitié de longue date.
Nous pouvons être sans vergogne, ambitieux l’un envers l’autre. J’admire sa force de travail inépuisable, sa discipline. Par moments, je suis un peu plus paresseux. (rires) Nous avons aussi la même énergie de gamins. J’adore la course automobile. Lui aime les treks d’aventure, la plongée et le parachutisme. Sur terre, en mer et dans les airs : c’est sa façon de comprendre les strates du monde et du paysage.
J’ai vu ses projets grandir, ses bureaux aussi, et lui-même. Et ce, grâce à sa femme, Eliane, elle aussi une designer talentueuse. Elle est son miroir, son inspiration, son soutien.
Bas fait ce qu’il dit. Il est loyal et on peut compter sur lui. Ce sont des qualités que nous possédons tous intrinsèquement, mais que nous n’activons pas pour tout le monde. Je suis fier de pouvoir les reconnaître chez lui. Si l’on parvient à développer ce genre d’amitié au cours d’une vie, n’est-ce pas un cadeau extraordinaire ? »
Tout est possible
Avec son engagement pour le climat, Bas Smets a remporté l’an dernier un Ultima pour le Mérite culturel général. Le jury le qualifiait de « paysagiste-artiste qui suit la logique de la nature en tenant compte de l’impact destructeur du changement climatique ». Une reconnaissance qui compte beaucoup pour lui.
Vous êtes salué à l’étranger, mais en Belgique, peu de gens savent réellement ce que fait un architecte paysagiste. Comment l’expliquez-vous?
Les pays avec un paysage marqué – le Mont Blanc, l’Eifel – tirent leur identité du relief. La Belgique n’a pas cette topographie. Nous avons quelques polders, des forêts, quelques rivières, et entre tout cela, surtout des zones intermédiaires où l’on installe des restaurants d’autoroute à côté de centres de pneus.
Mais ce qui n’a pas de nom n’a pas d’identité. Et donc, on ne le protège pas. Ce n’est qu’aujourd’hui, alors que le pays est entièrement bâti et que la crise climatique se fait sentir – inondations en Wallonie, sécheresses en Flandre – que la question du paysage émerge enfin ici aussi.

Aviez-vous imaginé, étudiant, que vous deviendriez un jour le porte-parole d’une vision sur la manière dont les villes peuvent devenir plus résilientes face au climat?
En réalité, la réflexion climatique a toujours fait partie de ma manière de travailler. L’une de mes premières missions portait sur une cour intérieure sombre à Londres, en 2010. Pas de soleil, pas de vent, et quatre degrés de plus qu’en rue en raison des pertes de chaleur par les anciens châssis.
‘Tout est façonnable : tout ce qu’on voit – cette table, cette place – a été imaginé par quelqu’un ou commandé dans un catalogue’
Un microclimat, donc. Le propriétaire voulait un jardin luxuriant, mais des essences locales comme l’érable champêtre n’y auraient jamais survécu. Nous avons donc planté des fougères arborescentes de Nouvelle-Zélande, qui prospèrent au fond de forêts subtropicales.
Ce fut la première fois que j’ai réalisé qu’une ville est en réalité une mosaïque de microclimats, chacun avec ses besoins propres. Ici, c’est trop humide, une rue plus loin trop chaud : les bâtiments et le sol déterminent la manière dont vent, soleil et pluie se comportent.
C’est à ce moment que j’ai été fasciné par la manière dont une connaissance approfondie d’un lieu permet de créer un paysage plus résilient au sein de la nature artificielle de nos villes. Si nous voulons survivre sur cette planète, c’est indispensable.
Trouvez-vous, en tant que père, qu’il va de soi de garder cette espérance?
Les perspectives ne sont pas bonnes, et l’idée que ma fille voit beaucoup moins d’animaux que moi enfant me touche. Je ne sais pas si tout ira bien. Mais nous avons bel et bien le devoir de rester optimistes et de travailler à ce qui est possible. La conscience a progressé par rapport à il y a dix ans, mais il manque encore la conviction qu’il existe de vraies solutions.
Dans les villes, nous pourrions par exemple utiliser l’eau de manière bien plus intelligente. Aujourd’hui, nous envoyons chaque goutte immédiatement dans les égouts, alors que toitures et rues pourraient parfaitement recueillir et stocker l’eau de pluie sous les trottoirs ou les places.

Cette eau peut ensuite être renvoyée dans l’atmosphère par les plantes lors des étés secs, pour atténuer chaleur et sécheresse. Dans le quartier anversois Nieuw Zuid, plus une goutte ne part à l’égout. Très tôt j’ai compris que tout est façonnable.
‘Nous n’acceptons que des missions qui ont un impact climatique. Comme à Anvers, où l’on protège la ville contre la montée du niveau de la mer’
Tout ce qu’on voit – cette table, cette place – a été imaginé par quelqu’un, ou commandé dans un catalogue. Cela signifie que tout pourrait aussi avoir un tout autre aspect. Depuis que je le sais, je ne vois plus de limites, seulement des possibilités. Ce qui me motive, c’est de savoir comment nous pouvons mieux partager cette planète avec les plantes, les animaux et les humains.
Sortir de l’ombre
Bas Smets raconte ensuite comment sa fille est habituée, en voyage, à visiter d’abord les carrières de pierre et les pépinières d’arbres avant de pouvoir aller jouer sur la plage. Il s’étend sur sa fascination pour Biosphere 2, une expérience lancée en Arizona en 1989, où des scientifiques ont recréé dans une capsule de verre différents écosystèmes – forêt tropicale, océan, désert.
Avez-vous le sentiment que les architectes paysagistes sortent de l’ombre des starchitectes? Ou vous considère-t-on encore souvent comme un acolyte lorsque vous travaillez avec quelqu’un comme Frank Gehry?
J’ai un sentiment ambivalent. Oui, nous sortons de l’ombre, mais nous n’aurions jamais dû y être. L’architecture paysagère se rapproche plus de la peinture que de l’architecture. Regardez l’histoire de l’art : au XVIe siècle, le paysage s’est imposé au premier plan.
À cet égard, je veux revenir au rôle qu’un paysagiste comme Frederick Law Olmsted a joué au XIXe siècle. Il a conçu Central Park à New York, mais sa vision avait deux siècles d’avance. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’architecture paysagère a changé. Il y avait une urgence à construire des logements et le paysage a été relégué à l’arrière-plan.
C’est en train de changer. À cause du Covid – nous avons réalisé que la verdure était cruciale, je pense à la règle des 3-30-300 adoptée par les villes (NDLR : chaque habitant doit pouvoir voir trois arbres depuis son logement, bénéficier d’un couvert arboré de 30% dans son quartier, et avoir un parc ou un espace vert comparable à moins de 300 mètres) – mais aussi à cause de la crise climatique.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Mon père, qui a 81 ans et s’occupe de nos finances, me pose parfois une question similaire : quels revenus prévois-tu l’an prochain ? Mais nous ne pouvons pas toujours anticiper nos projets. Nous travaillons pour l’espace public, avec de l’argent public, tout passe par des concours. Cela donne du sens à notre travail, mais la réalité financière est parfois précaire.
‘Un architecte paysagiste travaille comme un médecin : on commence par un scanner complet du patient. Combien de pluie tombe, et quand ? Comment souffle le vent ?’
L’année où je me suis présenté simultanément pour Harvard et pour Notre-Dame, j’ai dit à Eliane, ma partenaire et directrice créative du bureau: ‘Je ne veux surtout pas perdre les deux.’ J’ai finalement obtenu les deux missions. La semaine prochaine, je serai à Cambridge, où mes étudiants étudient comment des villes comme Athènes peuvent répondre à des vagues de chaleur de plus en plus extrêmes.
Ensuite, je m’envole pour Amman, en Jordanie, où nous présentons notre projet pour un nouveau musée consacré au baptême de Jésus. Le site est resté intact pendant deux millénaires: la grotte de Jean le Baptiste y est toujours, ainsi que la source où Jésus aurait été baptisé. Le paysage respire l’histoire. Nous saurons d’ici la fin de l’année si nous obtenons cette mission.
Bas Smets (50 ans)
• Il est diplômé ingénieur civil architecte de la KU Leuven et a obtenu un post-graduat en architecture du paysage à Genève. • Il a travaillé sept ans à Paris avec le paysagiste Michel Desvigne.
• En 2007, il fonde Bureau Bas Smets à Bruxelles.
• Parmi ses projets marquants : le parc Tour et Taxis à Bruxelles, le mémorial des attentats du 22 mars 2016 dans la forêt de Soignes, la Grand-Place de Genk, le parc climatique Luma à Arles. En 2022, il remporte le concours international pour réaménager les abords de Notre-Dame après l’incendie.
• Il a reçu plusieurs distinctions, dont la Médaille de l’Urbanisme (2018), un Ahead Global Award (2019) et l’Ultima du Mérite culturel général (2024). En 2025, il est nommé Officier des Arts et des Lettres en France. • Depuis 2023, il est professeur à la Harvard Graduate School of Design.