Ces dynasties qui ont bâti Bruxelles

La maison Delune, au boulevard Franklin Roosevelt, somptueux projet de Léon Delune, qui illustre bien le talent de cette famille. © LAURENT BRANDAJS
Walériane Dubois Stagiaire

De génération en génération, des familles d’architectes et créateurs ont contribué à façonner cette ville, ses artères, ses édifices, son faste. Bien qu’elle compte bien d’autres concepteurs, les empreintes laissées par ces cinq lignées concourent fortement à la beauté de notre capitale.

Les Delune: L’esthétique du détail

S’il y a bien une famille qui a marqué le patrimoine architectural bruxellois de père en fils, c’est la famille Delune. A la fin du XIXe siècle, Hubert Delune, entrepreneur en bâtiment, et sa femme Sylvie Delstanche s’installent à Bruxelles avec leurs huit enfants. Les six fils suivront les pas de leur père: Ernest, Léon et Aimable deviendront architectes, Edmond sera entrepreneur, et Henri et Firmin, menuisiers. Avec un style architectural similaire pour toute la famille, proposant pour presque toutes leurs constructions un mélange d’Art nouveau et d’Art déco.

De 1880 à 1930, les Delune achètent plusieurs parcelles d’une même rue, comme la rue de la Brasserie à Ixelles, pour se répartir ensuite les emplacements entre eux, afin d’y créer des façades individualisées. La famille signe des résidences de style néo-renaissance flamande sur la chaussée de Vleurgat, principalement ornées de briques rouges et de pierre bleue. Elle est également à l’origine de la rue de la Vallée à Ixelles, où les maisons sont bâties essentiellement en pierre blanche avec un décorum très sobre.

Dans les années 1900, sollicité par une clientèle de bourgeois modestes, Léon Delune (1862-1947) oeuvre alors à la construction de nombreuses villas. Le château Delune, construit en 1904, avenue Franklin Roosevelt, est sa réalisation la plus connue. Sur la façade, influencée par le style de l’architecte Paul Hankar, Léon s’attarde sur les moindres détails et les éléments peu visibles. La restauration a été plusieurs fois interrompue pour se terminer en 2005. « Léon Delune a accordé beaucoup d’importance à l’esthétisme des joints dans ses oeuvres, parfois même de couleur verte, ce qui est assez rare dans le patrimoine bruxellois », souligne Bénédicte Verschaeren, historienne de l’art et guide à Bruxelles.

Au total, plus de 200 maisons sont le fruit de ces bâtisseurs. Ernest (1859-1945), l’aîné, en est l’auteur de quatre-vingts. Il signe principalement des oeuvres de style éclectique, telles que la maison-atelier du peintre et sculpteur Constantin Meunier, rue de l’Abbaye, ou la façade du 6, rue du Lac, avec ses formes géométriques et la richesse de ses vitraux.

Aujourd’hui, la plupart des membres de la famille reposent au cimetière d’Ixelles dans plusieurs monuments. Bénédicte Verschaeren précise: « Ernest a réalisé un des bâtiments funéraires tout en marbre blanc où l’on retrouve la filiation de toute leur vie, ce mélange d’Art nouveau et d’Art déco. »

Les Delville: De Horta à Le Corbusier

La maison de Raphaël Delville, avenue de l'Echevinage, à Uccle, construite en 1935.
La maison de Raphaël Delville, avenue de l’Echevinage, à Uccle, construite en 1935.© LAURENT BRANDAJS

« Mon grand-père était mon idole. » C’est par ces mots que Joël Delville décrit son aïeul, Raphaël Delville (1894-1970). Ce dernier était issu d’une fratrie de quatre, ses frères s’appelant Elie, Morgan et Olivier mais, inspiré par son père, Jean Delville (1867-1953), peintre symboliste, Raphaël fut le seul qui se tourna vers le métier d’architecte. Après avoir grandi dans une ambiance mondaine, à Glasgow, en Ecosse, puis dans la commune de Forest, Raphaël intègre l’Académie des beaux-arts. Il y étudie la sculpture, la peinture, l’architecture et s’inscrit rapidement dans le courant du symbolisme. Là-bas, il obtiendra le premier prix de dessin de figures antiques et débutera sa carrière.

Quelques années après la Première Guerre mondiale, il travaille sur le palais des beaux-arts de Bruxelles sous la tutelle de Victor Horta et découvre l’esprit Art déco qui ne le quittera plus jusqu’à la fin de sa vie. Dans les années 30, il fait la rencontre de Le Corbusier et collabore avec ce dernier pendant quelque temps en France. Avec lui, il appréhende le modernisme et sa considération pour l’esthétisme architectural évolue. Il s’éloigne des techniques traditionnelles de l’époque. Il utilise des bétons enduits, conçoit des fenêtres épurées et voue un amour pour les toits-terrasses. Sa technique de travail donnera naissance à de nombreuses villas et maisons modernistes à Bruxelles entre 1928 et 1939. Les plus célèbres se situent dans la commune d’Uccle: la maison H. Genicot, classée au registre du patrimoine protégé bruxellois, 22, avenue Kamerdelle, ainsi celle du 16, avenue de l’Echevinage, surnommée « La maison des terrasses ». L’intérieur de cette dernière traduit sa manière singulière de composer avec des courbes horizontales. Joël Delville raconte: « Raphaël était séduit par les volumes, les ouvertures et les constructions équilibrées. Dans sa vision, tout ce qui n’avait pas de sens profond ou n’était pas fonctionnel pour le maître de l’ouvrage était rejeté. »

La maison de Raphaël Delville, avenue de l'Echevinage, à Uccle, construite en 1935.
La maison de Raphaël Delville, avenue de l’Echevinage, à Uccle, construite en 1935.© LAURENT BRANDAJS

Aujourd’hui, les descendants de Raphaël contribuent quasiment tous à la conception d’habitats ou à la mise en valeur d’infrastructures. Joël est architecte et sa fille Judith Delville, arrière-petite-fille de Raphaël, est mosaïste. Elle a notamment participé aux restaurations de mosaïques dans le château de la famille Delune, avenue Franklin Roosevelt, ainsi que dans celles présentes au musée Horta.

Les Dumont: Traditionnalistes et modernes à la fois

La famille Dumont a toujours été attirée par l’éclectisme, ce style hybride qui mélange différentes influences architecturales. Le père, Albert (1853-1920), a dédié sa vie à l’architecture néoclassique et éclectique. Autodidacte, il apprend l’art de bâtir chez un entrepreneur. Mais c’est lors de son mariage avec Maria Célestine Hebbelynck, soeur de l’architecte Auguste Hebbelynck, que tout commence. Après son installation à Saint-Gilles, il initie avec son beau-frère le projet de construction de l’hôtel de ville de la commune. Très inspiré par la Renaissance française, il est aujourd’hui l’un des plus beaux bâtiments administratifs de la capitale et l’emblème du début de la carrière d’Albert.

L'hôtel de ville de Saint-Gilles dans le style néo-Renaissance français, réalisé par Albert Dumont en 1904.
L’hôtel de ville de Saint-Gilles dans le style néo-Renaissance français, réalisé par Albert Dumont en 1904.© LAURENT BRANDAJS

En 1877, il donne naissance à Alexis qui rejoindra, dix-sept ans plus tard, l’Académie des beaux-arts. Là-bas, il apprend le langage néoclassique traditionnel. Il s’associe à son père en 1901. Ensemble, le duo signe de nombreuses façades bruxelloises et des infrastructures sur la côte belge. Au décès du paternel, en 1920, le fils poursuit sa carrière d’architecte dans cette période d’entre-deux-guerres. Pour Tom Verhofstadt, ancien commissaire de l’expo Alexis & Co, aux Halles Saint-Géry en 2019, « c’est véritablement son heure de gloire. Cette période est déterminante pour lui car son nom commencera à résonner partout en Belgique ». Entre 1924 et 1928, il gagne un concours qui lui permet de contribuer au développement du nouveau campus de l’Université Libre de Bruxelles, le Solbosch, en construisant deux bâtiments, A et J. Il est ensuite sollicité par des sociétés de réputation mondiale comme l’entreprise Shell, entre autres. Plébiscité par la presse contemporaine spécialisée, il voit son travail couronné par un numéro entier de la célèbre revue d’art Bâtir consacré à cet édifice commandé par la compagnie pétrolière et situé près de la Gare Centrale.

Après la guerre, il s’associe à son neveu Philippe Dumont. Ils bâtissent ensemble la Galerie Ravenstein dans le centre-ville, classée aujourd’hui monument historique par la Région de Bruxelles-Capitale. Tom Verhofstadt confie: « Philippe était en charge de la galerie mais il se servait du nom d’Alexis Dumont pour donner plus de poids à son projet. » Les trois générations ont toujours eu la même manière de concevoir l’architecture: être moderne dans les méthodes de construction, tout en respectant une certaine tradition.

Les Brunfaut: Progressistes engagés

Socialiste et maître de l’architecture progressiste, la famille Brunfaut compte trois architectes de renom: Fernand (1886-1972), le père, son fils Maxime (1909-2003), et son frère Gaston (1894-1974). Cette famille bruxelloise progressiste originaire de Laeken a construit de nombreuses infrastructures destinées à améliorer le cadre de vie des Bruxellois.

Dans les années 20, Fernand, propriétaire de son cabinet d’architecture, s’oriente vers la sphère politique et est élu député de Laeken. Lorsque Maxime termine l’Académie des beaux-arts, son père lui confie des missions de construction. Si Maxime a carte blanche, Fernand observe en arrière-plan les travaux de son fiston. C’est ainsi qu’ils vont construire ensemble beaucoup d’édifices dédiés au Parti socialiste: le bâtiment pour la CGSP, place Fontainas, l’imprimerie du journal Le Peuple au centre-ville – reprise en 2016 par la maison de disque Pias et en partie occupée par le restaurant Humphrey – et un ancien local de la FGTB, place Rouppe. Leur ultime construction sera le siège du parti, boulevard de l’Empereur, en 1970. L’immeuble a été rénové, tout en en gardant l’esprit, par le bureau Lhoas & Lhoas au début des années 2000.

L'ancienne imprimerie du quotidien Le Peuple bâtie par Fernand et Maxime Brunfaut en 1931-1932, rue Saint Laurent, à Bruxelles.
L’ancienne imprimerie du quotidien Le Peuple bâtie par Fernand et Maxime Brunfaut en 1931-1932, rue Saint Laurent, à Bruxelles.© LAURENT BRANDAJS

En 1945, Fernand devient président de la Chambre au Parlement et Maxime fait désormais cavalier seul dans l’architecture. Il s’inscrit dans un courant plus moderniste influencé par le style soviétique. A la mort de son ancien maître, Victor Horta, en 1947, il achèvera seul la Gare Centrale de Bruxelles et fondera ensuite la Gare du Congrès.

Gaston, le frère de Fernand, plus scientifique, réfléchit constamment à la mécanisation de l’urbanisme pour aménager l’espace bruxellois. Il écrit: « C’est dans l’urbanisme que gît l’avenir du modernisme. » Selon Jean-Marc Basyn, attaché à la direction des monuments et des sites de la Région, le concepteur publie, à ses débuts, des dizaines d’articles dans la presse spécialisée. En 1935, il construit l’hôpital Jules Bordet dans un style industriel. Grâce à la loi Brunfaut de 1949, qui vise à assainir les centres-villes en construisant des habitations en hauteur, il crée les Brigittines dans le quartier des Marolles et d’autres logements sociaux. La conception de l’architecture pour Fernand le politicien, Maxime le progressiste et Gaston le théoricien a tout de même été très similaire. Jean-Marc Basyn révèle: « Bien qu’ils étaient tous les trois très différents, ils avaient le même objectif: le progrès. »

Les Van Dievoet: Créateurs polyvalents

La Ferme des Boues, ancien bâtiment de traitement et transformation des excréments en fertilisants agricoles, édifié par Henri Van Dievoet en 1901, quai de Willebroeck.
La Ferme des Boues, ancien bâtiment de traitement et transformation des excréments en fertilisants agricoles, édifié par Henri Van Dievoet en 1901, quai de Willebroeck.© LAURENT BRANDAJS

Depuis le XVIIe siècle, les Van Dievoet ont contribué au patrimoine bruxellois par leurs talents de sculpteurs, dessinateurs, peintres et décorateurs. Aujourd’hui, bon nombre de leurs réalisations sont très familières des Bruxellois. Pierre Van Dievoet (1661-1729), demi-frère de Philippe Van Dievoet (1654-1738), ancien conseiller de Louis XIV, est le premier de la lignée à offrir son savoir-faire à la ville de Bruxelles. Philippe a suivi une formation de joaillier et d’orfèvre et Pierre est sculpteur. Longtemps installé à Londres dans l’atelier de Grinling Gibbons, l’un des sculpteurs les plus renommés d’Angleterre, il revient à Bruxelles en 1703. Ses oeuvres décorent certaines façades de la Grand-Place comme la Maison des Tailleurs, la Maison des Brasseurs et l’Arbre d’Or.

Bien plus tard, en 1804, Eugène Van Dievoet, arrière-petit-neveu de Pierre, épouse Hortense Poelaert, la soeur de Joseph Poelaert, célèbre architecte du Palais de Justice de Bruxelles. Cette union donne naissance à deux enfants: Henri et Gabriel. Inspiré par ses aïeux, Henri obtient le grand prix d’architecture en 1894. Durant tout le XXe siècle, il participe à l’élaboration de bâtiments emblématiques de la ville de Bruxelles: l’hôtel Astoria, rue Royale, en 1908 pour l’Exposition universelle de 1910, l’Ecole Royale Militaire, avenue de la Renaissance, ou encore la Ferme des Boues, dans un style éclectique, quai de Willebroeck. Il est également l’auteur de nombreuses maisons bourgeoises qu’il édifie dans le style de la néo-Renaissance italienne.

L'ancien siège de la Caisse Générale d'Epargne et de Retraite édifié par Henri Beyaert en 1893 et agrandi, à sa mort, par Henri Van Dievoet de 1901 à 1904, rue du Fossé aux Loups, à Bruxelles.
L’ancien siège de la Caisse Générale d’Epargne et de Retraite édifié par Henri Beyaert en 1893 et agrandi, à sa mort, par Henri Van Dievoet de 1901 à 1904, rue du Fossé aux Loups, à Bruxelles.© LAURENT BRANDAJS

Son frère, Gabriel, s’inscrit dans le style Art nouveau. Décorateur, il se spécialise dans la technique des sgraffites, technique de décoration murale qui vise à superposer différentes couches de couleurs pour en révéler de nouvelles. Il va apposer son empreinte sur de nombreux décors d’intérieurs bruxellois. Il s’est notamment beaucoup investi dans l’Exposition universelle de 1910 mais l’incendie survenu à l’époque détruit tout son matériel et ses espoirs de carrière. Ses enfants, Léon et René, suivent ses pas. Léon devient architecte et érige plusieurs immeubles éclectiques. René deviendra sculpteur au service de la capitale également. La dynastie Van Dievoet aura donc marqué les esprits des Bruxellois par la mise à profit de leurs divers talents, partout sur le territoire.

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