« Chat GPT, dessine moi une maison », comment l’intelligence artificielle impacte-t-elle l’architecture ?
Tous les secteurs sont concernés par l’arrivée de l’intelligence artificielle. L’architecture aussi. De là à ce qu’elle conçoive nos logis, il y a toutefois un pas. Les spécialistes restent positifs: la créativité humaine a encore sa place.
«Dessine une habitation 4 façades de style minimaliste, avec des inspirations japonaises, 4 chambres, 2 salles de bains, une cuisine ouverte, des fenêtres vers le jardin, pour un terrain dans les bois, près de Bruxelles.» Tel pourrait être le prompt – comme on appelle la demande verbalisée à un système d’intelligence artificielle de type ChatGPT ou Midjourney – pour obtenir une esquisse de maison. Le résultat? Bluffant, on l’avoue. Les illustrations de cet article le prouvent. Une jolie image comme on en voit dans les magazines apparaît après quelques secondes à l’écran… Mais la réalité est tout autre, car l’IA capable de remplacer nos concepteurs et signer des projets cohérents n’est pas née.
Un accueil mitigé
Lorsque nous avons entamé cet article, nous avons rencontré des réticences chez certains architectes. «L’IA mourra de sa belle mort avec les autres gadgets technosolutionnistes», nous a asséné un bureau bruxellois bien connu. D’autres, moins radicaux, ont préféré décliner l’invitation, pas assez informés ou n’assumant pas le fait de se faire aider d’une machine. Il faut dire qu’avec un taux de pénétration de l’IA dans les entreprises belges, tous secteurs confondus, de quelque 14% en 2023, les robots prêts à voler nos jobs n’ont pas encore envahi le plat pays.
Nous avons finalement eu l’occasion de rencontrer plusieurs experts en art de bâtir qui accueillent positivement, mais pas crédulement, ces nouveaux créateurs d’espaces. Parmi eux, Philippe Samyn, de Samyn & Associés, qui fut à l’époque l’un des premiers bureaux d’architecture et d’ingénierie belges à travailler avec un ordinateur. «L’intelligence artificielle n’est que l’évolution logique de l’informatisation, dit-il serein. Quand on a annoncé aux architectes, au début des années 80, qu’on allait utiliser des ordinateurs, ils ont éclaté de rire. C’est la même chose qui se passe ici. Mais l’un ne va pas remplacer l’autre. Nous avons réalisé dans le quartier européen le bâtiment Europa, dont la façade est composée d’un assemblage complexe de châssis. J’ai calculé ça avec une règle à calcul de 15 cm que je tiens dans la poche de mon costume. Et on n’a pas changé grand-chose ensuite. Par contre, l’IA peut apporter plein d’autres solutions.»
L’IA comme prothèse cérébrale ?
Pour l’ingénieur-architecte septuagénaire, l’important est de savoir ce qu’on va demander à l’IA. La formulation de la question, du prompt donc, est essentielle. Et c’est l’humain qui la détermine. L’agence bruxelloise utilise par exemple cette technologie non pas pour dessiner des buildings mais pour analyser l’impact de leur implantation ou les flux en jeu à l’intérieur. Quand elle a imaginé la Maison administrative de la Province de Namur, à Salzinnes, elle a ainsi étudié les flux d’air dans la construction, à chaque saison, car elle désirait ventiler le bâtiment naturellement. «C’était notre souhait. L’intelligence artificielle ne sait pas émettre un tel désir. Ce sont des choix humains, philosophiques, presque amoureux, illustre Philippe Samyn. L’intelligence artificielle est une prothèse cérébrale pour aider l’humain à répondre aux questions qu’il s’est lui-même posées.»
Professeur à Loci, la fac d’architecture de l’UCLouvain, Louis Roobaert travaille chez B2Ai, une société d’architecture et d’ingénierie. Là aussi, l’IA est déjà implémentée à la réflexion. «On est parfois face à des projets tellement grands que cela prendrait trop de temps de vérifier toutes les occurrences sans ces systèmes.» Son bureau a notamment travaillé sur un projet de 500 habitations sur un territoire touché par les inondations de 2021. «Nous devions nous implanter à un endroit donné. Nous avons dessiné des esquisses, et puis nous avons eu l’intuition de croiser les données météo locales avec des simulations de pluies diluviennes sur le terrain. Et nous nous sommes rendu compte qu’à cet endroit, les conséquences seraient catastrophiques. Grâce à l’IA, nous avons identifié la zone la plus sécurisée.»
Faciliter les procédés
Avec cette même volonté d’assister le travail d’analyse, David Lo Buglio, professeur à la fac d’architecture La Cambre-Horta, à l’ULB, s’intéresse, lui, à l’IA pour ses recherches sur le patrimoine. «Aujourd’hui, on a des instruments sophistiqués pour relever des bâtiments ou des éléments architecturaux anciens, comme les colonnes d’un cloître par exemple. On génère ce qu’on appelle des nuages de points, qui fournissent des millions de coordonnées sur les édifices. Ces données sont souvent trop nombreuses à examiner sans le recours à des algorithmes de machine learning, un sous-domaine de l’IA.»
Et de citer l’exemple emblématique de la restauration de Notre-Dame de Paris, après son incendie, sur laquelle ses confrères du CNRS ont travaillé. «La voûte à la croisée de la nef et du transept s’était effondrée, donnant lieu à un amas de claveaux des arcs tombés au sol. Une fois ces pierres mesurées, des outils spécifiques ont pu simuler leurs positions de chute et déterminer où chaque élément se trouvait initialement dans les arcs. C’est d’une complexité effrayante parce que rien ne ressemble plus à un claveau qu’un autre claveau. Mais il était nécessaire que chaque pièce du puzzle retrouve sa position. Dans ce type de situation, l’IA ou d’autres formes d’assistance informatique peuvent se révéler très utiles.»
Vert, on espère
Ces analyses de données ont un corrollaire, que nombre de praticiens mettent en avant: cet outil en plein boom devrait améliorer la qualité environnementale des constructions. Selon Pascal Simoens, enseignant à l’université et représentant de l’UMons et de l’ULiège au sein de l’Ordre des Architectes, spécialisé dans le numérique, le Pacte vert européen et les diverses normes qu’il impose vont avoir un impact sur tous les projets d’architecture. «Il faudra vraiment tout quantifier, insiste-t-il. Ce qui nécessitera d’intégrer l’IA à la pratique d’architecture. Ce ne sera plus une option pour les architectes mais une réalité.»
Louis Roobaert, lui, a déjà expérimenté cette approche plus verte en collaboration avec l’IA: «Elle nous permet par exemple d’ajuster l’emplacement d’un bâtiment, optimisant ainsi l’exposition aux vents ou l’apport en lumière naturelle. De tels ajustements peuvent avoir des conséquences significatives sur le confort thermique. Il est ainsi possible de gagner jusqu’à 3°C en hiver. Ce qui veut dire que si un restaurant y met sa terrasse, elle pourra être exploitée plus longtemps, disons trois semaines de plus.… Quand on met toutes ces choses bout à bout, ça fait quand même beaucoup d’avantages.»
Notre expert louvaniste voit également dans l’IA l’opportunité de rechallenger les législations urbanistiques obsolètes: «Aujourd’hui, à Bruxelles, la production architecturale est basée sur le Règlement Régional d’Urbanisme, taillé pour les maisons mitoyennes. L’analyse via l’IA peut révéler qu’il y a des projets qui sont en dérogation totale, mais qui sont pourtant pertinents parce qu’ils intègrent davantage de données de terrain non calculables à l’époque où on a rédigé ces normes. J’aimerais que l’IA permette de dépasser le stade du simple aspect plastique d’un bâtiment qui doit répondre à tels forme, hauteur et gabarit.»
Et la créativité dans tout ça?
Mais ce qui effraie le plus nombre de créateurs et clients, c’est qu’une machine puisse un jour concevoir de A à Z un édifice, au départ d’une base de données. D’aucuns craignent alors la standardisation du bâti. Qu’en pensent ceux qui s’y frottent déjà?
Michaël Flohimont est architecte associé chez ARCHI2000, un bureau bruxellois doté d’une cellule de veille technologique. «Quand on est passé de la planche à dessin à l’informatique, on a dit que l’architecture allait devenir formatée parce qu’on aurait moins de souplesse dans le trait, s’amuse-t-il. Et puis on s’est rendu compte que le dessin assisté par ordinateur nous ouvrait des pistes d’exploration et des formes que nous n’avions pas imaginées. Si les gens partent du principe que, sous prétexte qu’il est généré par une machine, le projet sera réalisé plus vite, cela mènera inévitablement à un échec. Parce que l’architecture est un métier qui demande du temps. Il y a une maturation nécessaire des idées et on ne peut pas appuyer sur un bouton et sortir vite une solution. Si on peut gagner du temps sur les process, il faudra l’investir pour chercher de meilleures solutions ensuite.»
Se concentrer sur l’essentiel
Dans ce bureau qui signe de grands projets immobiliers à Bruxelles, l’intelligence générative d’images est déjà utilisée en interne pour stimuler la créativité des collaborateurs. «Il y a quelques années, est arrivé Midjourney, entre autres, qui créait facilement des images. Mais celles-ci posaient question quant à la propriété intellectuelle, puisque l’IA puisait dans une base de données de bâtiments existants, raconte Michaël Flohimont. Mais il y a eu une évolution fulgurante. On peut désormais partir d’un croquis à la main et demander une série d’images finales abouties. Cela permet de susciter la discussion en interne. Parfois cela dégage des pistes auxquelles on ne s’attendait pas.»
En parallèle, le bureau travaille avec des outils permettant la génération de plans d’appartements, «ce débroussaillage» étant toujours challengé ensuite par des créateurs en chair et en os évidemment. «Cela permet de déplacer notre valeur ajoutée là où elle est vraiment pertinente, c’est-à-dire sur la mise au point finale, plutôt que de redessiner vingt variantes d’un plan.»
Du côté de l’UCL, Louis Roobaert travaille également avec l’IA pour booster l’imagination des étudiants. Lors d’un exercice en atelier, il va leur demander de choisir un animal, une tortue par exemple, et de s’en inspirer pour faire un bâtiment: «Les étudiants vont rapidement réaliser une vraie tortue, dont ils vont avoir du mal à extraire les caractéristiques. La discussion avec une IA va les aider à sortir de leurs biais cognitifs, à voir les choses autrement. L’un des buts de l’IA est finalement de stimuler le cerveau humain.»
Les risques du métier
Cependant, tous les spécialistes interrogés insistent: l’IA a aussi ses défauts. «Quand on a autorisé les voitures, on a bien dû inventer un code de la route. Eh bien! Il en va de même pour l’intelligence artificielle, illustre Philippe Samyn. Il faut que ceux qui reçoivent les réponses de l’IA soient capables de les comprendre. Si ce n’est pas le cas, on va voir se développer une espèce de populisme dans les réponses. Les images les plus séduisantes l’emporteront et on aboutira à des expressions architecturalement pornographiques destinées à plaire tout de suite.»
Pour Pascal Simoens, tout dépendra donc de ce que les architectes feront de l’outil: «S’ils sont actifs, ils seront plus créatifs. S’ils sont passifs, on aura une uniformisation. Tout tourne autour de la question du «beau». Le beau, c’est quand l’architecte, face à des contraintes, les transcende et fait quelque chose qui touche les gens. Si on est fainéant, on arrivera à avoir quelque chose de joli. Si on est intelligent, on s’appropriera l’outil et on sera plus performant.»
Et qu’en est-il des droits d’auteur? Si l’IA puise dans une base de données, aussi vaste soit-elle, elle risque de créer des copies d’éléments de bâtiments érigés. Ce qui n’effraie pas Åsa Decorte, managing partner de Samyn & Associés: «En réalité, les architectes se sont toujours inspirés d’autres projets. Et en promotion immobilière, les copies qui se font maintenant par l’IA se faisaient avec des magazines, des ciseaux et de la colle dans le passé. Si le partage des données peut relever le niveau général de la promotion immobilière, cela pourrait être positif à terme.»
Les nouveaux architectes
Qu’on se rassure, la disparition du métier d’architecte n’est donc pas annoncée. Et Philippe Samyn y trouve une explication: «L’IA pourra se baser à un moment donné sur une banque de données équivalente aux milliards de synapses que nous avons sous notre crâne. Mais elle ne remplacera pas notre âme et notre vision du monde. On doit utiliser l’intelligence artificielle pour mieux faire vibrer nos cinq sens.» Louis Roobaert abonde dans son sens: «Pour répondre aux enjeux actuels et futurs, l’être humain n’est pas capable de traiter autant de data mais la machine, elle, n’a pas de poésie par rapport à ces data. Chacun doit bénéficier des atouts et faiblesses de l’autre. C’est une conversation.»
Donc non, les maisons ne seront pas construites demain par l’IA. Mais les bâtisseurs devront s’adapter, leur formation et leur métier évoluer. «Certes, l’intelligence artificielle continue de gagner en puissance, mais elle n’a ni l’âme ni la vision nécessaire pour concevoir des espaces qui résonnent avec l’humain. En fin de compte, c’est notre capacité à collaborer avec ces technologies qui nous permettra de créer des espaces plus pertinents, plus humains et plus poétiques», termine Louis Roobaert.
Nous avons testé Midjourney sur ce prompt: «Dessine une habitation 4 façades de style minimaliste, avec des inspirations japonaises.» Le résultat: des images léchées, mais tiennent-elles vraiment compte de toutes les contraintes?
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