Exquises esquisses: pourquoi les dessins de bâtiments fascinent-ils tant?

© LHOAS / FILIPPO BOLOGNESE
Antoine Moreno Journaliste

Oniriques, poétiques ou techniques, les dessins dédiés à l’art de bâtir recèlent des merveilles quelquefois sublimées par la 3D. Un concours international et même un musée à Berlin tendent à les ériger en oeuvres d’art. Mais pourquoi nous fascinent-ils autant?

A 72 ans, dont plus de quarante ans de métier, Philippe Samyn est un ingénieur et architecte bien ordonné. La totalité de ses dessins – tamponnés DC pour Drawings Concept -, sont numérotés, rangés et préservés depuis 2005 aux Archives générales du Royaume. La donation représente des centaines de mètres de rayonnages. « J’entretiens une relation fusionnelle avec le dessin », confie au bout du téléphone le concepteur belge qui a mené à bien 250 projets en Belgique, en Finlande, en Chine ou au pôle Nord. Si le crayon l’accompagne partout où il va, c’est parce que, dit-il, « l’architecture est prisonnière de l’endroit où elle se trouve ». Et d’ajouter: « La philosophe Hannah Arendt parle de l’immense fragilité de l’espace public soumis aux nouvelles générations. C’est très juste. Nos bâtiments sont fragiles, les dessins d’architecture, eux, ne le sont pas. »

L'architecte Philippe Samyn, qui a mené à bien 250 projets aux quatre coins du monde et archive tous ses dessins.
L’architecte Philippe Samyn, qui a mené à bien 250 projets aux quatre coins du monde et archive tous ses dessins.© MORTEN LARSEN

Echapper aux oubliettes dans lesquelles sont précipités la plupart des édifices, voilà une raison suffisante pour conserver les traces de son travail. C’est toujours mieux que rien. Et c’est même parfois mieux que tout. Au moins, l’axonométrie ne souffre pas de malfaçon ni de l’usure du temps. Mais il ne s’agit pas que de postérité, rectifie l’architecte. « On fait preuve souvent d’amnésie dans notre métier. Il y a des choses qui font peur et que l’on s’empresse d’oublier au fur et à mesure de l’avancement d’un projet. Retourner aux premiers croquis permet de revenir à l’essentiel. »

C’est bien ce qui est séduisant dans ces essais préparatoires, présents dans toutes les monographies et dans toutes les expositions. Quelques traits précipités qui portent en germe la grande oeuvre à venir. La beauté du geste saisi à la volée. Un témoignage de la création en mouvement forcément émouvant. Au risque de la fétichisation. « Le croquis de recherche, c’est l’image de l’architecte qui reçoit l’illumination, ironise Pierre Lhoas, moitié de l’agence bruxelloise d’architecture Lhoas & Lhoas. Il faut se garder de leur donner trop de poids. D’autant plus que certains croquis sont réalisés après coup. Il faut faire le tri. »

Un projet de passerelle de la main de Philippe Samyn.
Un projet de passerelle de la main de Philippe Samyn.© PHILIPPE SAMYN

Entre réalité et fiction

Pratique parmi d’autres, l’esquisse, spontanée ou recréée, n’est qu’une des mille et une étapes dans la conception architecturale. Perspective, plan de coupe, élévation: à chaque traitement son esthétique. Plus le projet avance, plus se précise sa représentation. La concrétisation n’est pourtant pas toujours inscrite au programme. Tous les dessins ne sont pas destinés à coller au réel. En 2010, l’architecte de la fonction oblique, Claude Parent, projette la ville du futur avec une série de dessins au crayon envoûtants qui n’ont d’autre but que de faire rêver ou d’engager la réflexion. « Déroulons à la surface de la planète Terre d’immenses praticables, en forme de rubans continus, qui assureront le déplacement permanent de l’humanité en marche », commentait en substance l’auteur des monochromes. Des oeuvres à part entière, poétiques, libérées de toute finalité constructive. Une proposition hors sol que l’on peut rattacher aux collages du groupe italien Superstudio qui a surgi au mitan des années 60. « Soyez réaliste, demandez l’impossible », exigeait un slogan de Mai 68. « Il y a, à cette époque, tout un courant contestataire qui veut échapper à la condition de l’architecte qui doit construire », rappelle Pablo Lhoas, architecte et doyen de la faculté d’architecture ULB-La Cambre-Horta.

Le Musée du dessin d'architecture de la Fondation Tchoban, à Berlin.
Le Musée du dessin d’architecture de la Fondation Tchoban, à Berlin.© ROLAND HALBE

Une tradition qui a toujours cours chez les architectes qui ne peuvent s’empêcher de repenser le monde. Depuis trois ans, le « One Drawing Challenge » récompense les meilleurs dessins « fictionnels » de bâtisseurs. Ouverte aussi bien aux étudiants qu’aux professionnels aguerris, la compétition privilégie les utopies qui questionnent notre société. Il n’y a pas de limite d’âge si l’on en juge la participation l’an passé de l’Américain James Wines, 88 ans. Cette éminente figure de l’avant-garde est par ailleurs l’objet d’une actuelle rétrospective au Musée du dessin d’architecture de la Fondation Tchoban à Berlin. Depuis 2013, cette institution, unique au monde, rassemble l’impressionnante collection de dessins acquis par l’architecte contemporain Sergei Tchoban, passionné par le travail graphique des constructivistes russes.

Lady Liberty Landfill Plaza de l'Américain James Wines.
Lady Liberty Landfill Plaza de l’Américain James Wines.© JAMES WINES

Rares sont pourtant encore les institutions à s’intéresser au dessin d’architecture. Même constat pour le marché qui peine à décoller. « On assiste néanmoins à un intérêt croissant du grand public pour le sujet », plaide Albane Cartier-Bresson, cofondatrice de la galerie franco-suédoise Desplans, l’une des premières maisons d’édition dédiées au genre. « Notre idée est de montrer l’architecture autrement », résume-t-elle. La structure, qui existe depuis 2015, propose, en pionnière, des tirages d’art en édition limitée à partir de 180 euros. Une sélection de haut vol qui comprend des réalisations de Claude Parent, Rudy Ricciotti ou Auguste Perret. En collaboration avec la galerie Maison Eclectique à Bruges, Desplans réserve une large place aux architectes belges, de Gaston Eysselinck, célèbre moderniste disparu en 1953, à Theo De Meyer.

Stop and Go, un crayonné envoûtant signé Claude Parent.
Stop and Go, un crayonné envoûtant signé Claude Parent.© CLAUDE PARENT

Crayon versus souris

Indispensable pour penser l’espace, le dessin à la main a-t-il toutefois un avenir? Certains en doutent devant la toute-puissance du numérique. Les crayons, tire-lignes, compas et autres instruments du « monde ancien » n’ont pourtant pas disparu de la formation des architectes. Sur le terrain, la résistance s’organise naturellement. « Les logiciels de CAO (conception assistée par ordinateur) n’ont pas changé en profondeur notre méthode de travail, estime Julien De Smedt, à la tête de l’agence JDS Architects, basée à Bruxelles et Copenhague. Nous avons davantage d’outils à notre disposition que par le passé mais ils n’ont en rien remplacé le travail à la main. Je communique énormément par esquisses car c’est un mode d’expression rapide et réactif. La 3D reste un outil assez lourd qui peut vite cadenasser un projet si on l’utilise trop tôt dans le process. »

Un dessin du Belge Theo De Meyer.
Un dessin du Belge Theo De Meyer.© THEO DE MEYER

L’expression graphique numérique avec ses blocs d’objets prédessinés et son hyperréalisme est pourtant omniprésente chez les architectes dès qu’il s’agit de se vendre. Rien de tel que la 3D pour se faire comprendre du client. « L’image de synthèse, au même titre que la maquette, permet au commanditaire de se projeter beaucoup plus facilement qu’au travers d’un dessin classique même s’il est très beau », reconnaît Pierre Lhoas. Si les rendus ne sont pas toujours du plus bel effet, il peut atteindre des sommets de raffinement.

Filippo Bolognese est l’un de ces maîtres de la palette graphique auquel ont fait appel les frères Lhoas pour leur projet du centre d’art Kanal-Pompidou à Bruxelles. Reconnu dans le monde entier, cet architecte de formation installé en Suisse travaille avec une dizaine de collaborateurs pour accoucher de rendus d’une qualité exceptionnelle. « J’utilise des ordinateurs mais je suis l’opposé d’un nerd. Mes principes restent ceux du monde traditionnel du dessin d’architecture, dit il. Je ressens une certaine fascination pour l’élégance de l’élévation, chère à la Renaissance italienne. »

La maison K. Cornel, à Gand, imaginée par Gaston Eysselinck.
La maison K. Cornel, à Gand, imaginée par Gaston Eysselinck.© GASTON EYSSELINCK

Inspiré par les peintres védutistes du XVIe siècle qui s’équipaient de camera obscura pour restituer les paysages avec la plus grande fidélité optique, le créatif admire les toiles de Canaletto, entre autres pour la maîtrise de leur chromie, souvent limitée au jaune, au rouge et au bleu. « Nous essayons également de suivre la « règle des trois couleurs », poursuit-il. Cela nous aide à « purger » la réalité afin de faire émerger le bâtiment comme le protagoniste absolu, sans que l’oeil soit distrait par trop d’éléments. Nous ne visons jamais l’hyperréalisme, cela ne nous intéresse pas. Pour exprimer un projet qui n’existe pas encore physiquement, la vraisemblance est plus que suffisante. » Les oeuvres de Filippo Bolognese ne sont pas que belles, elles portent chance. Nombre de concours internationaux ont été remportés avec leur contribution…

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