Visite d’une ancienne usine devenue maison d’artiste
En y allant à l’instinct, l’artiste Frits Jeuris a rendu habitable un bâtiment industriel limbourgeois. Sans compromettre l’atmosphère particulière de l’architecture. Parce que «de la contrainte naît la magie».
Habiter dans une ancienne usine rénovée peut faire rêver. Mais encore faut-il la trouver, et que le bâtiment soit dans son état d’origine. Et puis, il faut imaginer une manière de réhabiliter une telle superficie dans un budget raisonnable. Sans se ruiner en chauffage. Et sans détériorer l’ambiance authentique. Un défi que Frits Jeuris a relevé avec brio: avec sa femme Tanja, il a transformé une ancienne brasserie de si singulière façon que sa démarche peut être inspirante pour d’autres types d’édifices patrimoniaux.
Tout a commencé il y a de ça un an, alors que l’artiste mangeait un bout avec un ami au musée C-Mine à Genk. «Lorsque je lui ai dit que j’aimerais un jour habiter dans un immeuble industriel, il m’a répondu qu’il en connaissait un, se souvient Frits. Sur le chemin du retour, nous sommes passés par Hoeselt et nous avons vu l’ancienne brasserie De Es. L’édifice était resté vide pendant vingt-cinq ans. Au fil du temps, le complexe avait été vendu par la famille, à l’exception de la partie centrale. C’était devenu un fameux foutoir, aussi bien dehors que dedans. Mais le potentiel était énorme.» Les deux amis réussissent à contacter le propriétaire, négocient le prix et décident d’en faire un habitat partagé pour leurs deux familles. «Nous avons choisi chacun une aile pour y habiter. Et nous avons aménagé le rez-de-chaussée, l’ancienne chaîne de mise en bouteilles, de façon très basique, en salle des fêtes», résume le propriétaire comblé.
Inside out
Frits Jeuris n’avait toutefois pas l’intention d’y aller de fond en comble au marteau piqueur pour une rénovation façon loft. Il n’avait ni l’envie ni l’argent pour ça. «Nous sommes intervenus le moins possible sur le bâtiment pour préserver au maximum sa spécificité, explique-t-il. L’électricité a été refaite sur la structure parce que je ne voulais pas taillader les murs. La charpente est encore d’origine. Le volume lui-même n’est ni chauffé ni isolé, à part la boîte de verre à l’étage: c’est le noyau central où nous vivons. La brasserie elle-même, nous la considérons comme un espace extérieur. En hiver, on habite de façon très compacte dans la box. En été, nous vivons dehors, mais sous un toit.»
Autant de décisions radicales au niveau du confort mais qui ont permis à l’édifice de rester dans son jus. Là où Frits Jeuris a tout de même fait des modifications – une ouverture pour une porte, une fenêtre intérieure, un garde-corps, un couloir supplémentaire –, ça a été fait dans le respect du bâtiment industriel. Et avec un sens certain de l’improvisation et de la récup’. «J’ai fait moi-même un coffrage pour couler les marches d’escalier en béton qui manquaient au rez-de-chaussée. Elles ne sont pas parfaites, mais la brasserie ne l’est pas non plus. Si on l’écoute bien, un bâtiment de ce genre vous dit ce qu’il faut faire. Pour moi, c’est un sport d’improviser avec ce que j’ai sous la main. C’est dans les contraintes que réside la magie: ça crée une profusion de possibilités.»
Comme son étagère à double hauteur, en planches brutes, qu’il a pensée comme «un substitut de cheminée». Ou son tuyau d’arrosage fait dans le boyau d’un compresseur industriel. Ou encore sa «cuisine extérieure», une ancienne armoire Art Déco dont il a fait un îlot en L en y ajoutant des plaques de béton. Ou enfin l’éclairage qui le surmonte: sur base d’un branchement de guitare, l’habitant a fabriqué des lampes réglables que l’on peut raccorder en série. «Le système est modulaire. On peut lui donner toutes les formes possibles, y compris des courbes. La marque belge de luminaires Eden Design a pris le projet en production.»
Mentalité DIY
Un de ses amis a récemment qualifié Frits Jeuris de «MacGyver du design». Le Limbourgeois a en effet la mentalité DIY et récup’ d’un designer tel que Piet Hein Eek ou Lionel Jadot. Mais ses vrais héros à lui sont les bricoleurs de YouTube ou les amis habiles de leurs mains avec qui il réalise ses projets. Et Bart Lens, bien sûr, l’architecte de Hasselt avec qui il a déjà collaboré comme concepteur freelance. «Mon parcours est tout sauf classique. J’ai appris à souder à 13 ans.
Et à partir de 19 ans, j’ai eu avec mon frère une petite entreprise qui faisait des camionnettes réfrigérées, des véhicules de transport et des systèmes de containers. Je n’ai pas de formation de designer ou d’architecte d’intérieur, mais j’ai par nature beaucoup d’intérêt pour l’architecture, dit-il. A Bokrijk, j’ai découvert les maisons à colombages. Et j’ai moi-même habité à Wellen dans une habitation de ce genre datant de 1903, que j’ai restaurée. Quand j’ai arrêté de travailler comme monteur, j’ai commencé à construire moi-même des objets à partir d’anciennes pièces de machines ou de ferraille industrielle. Ma Potato Chair, par exemple, est une chaise longue fabriquée à partir de courroies transporteuses d’une machine de transformation de pommes de terre. J’ai aussi soudé des tables, des chaises, des lampes et des lustres «industriels» dans le style loft. J’ai dans un premier temps vendu ces pièces au marché des antiquaires à Waterloo, et plus tard via des marchands spécialisés en design à Cologne, Nijmegen et même Los Angeles. Je suis allé une fois dans cette galerie à L.A. et justement ce jour-là, Jennifer Aniston est entrée avec une amie. J’étais tellement impressionné que je n’ai pas réussi à lui parler.»
Nouveau chapitre
Frits Jeuris ne produit plus ces meubles de style industriel, même s’il reste quelques pièces dans son usine. Il se concentre désormais surtout sur des sculptures. La plus connue est sa petite «chapelle flottante» à Saint-Trond. Même si Think a Head, une sculpture colossale en forme de tête humaine, est elle aussi très marquante. Une version en acier Corten se trouve sur le campus universitaire de Diepenbeek. Sous le crâne, un espace de réunion où les étudiants peuvent venir réfléchir et brainstormer. Une version en béton de 4,6 mètres sur 3 est installée depuis octobre 2021 dans les champs autour de Hoeselt, à mi-chemin entre Tongres et Hasselt. «Et la tête en bois monumentale qui se trouvait autrefois dans mon jardin a atterri à la Verbeke Foundation à Stekene.»
En bref: Frits Jeuris
– Frits Jeuris (47 ans) est né à Diepenbeek.
– Il étudie les techniques de mise en forme mécanique.
– Il lance à 19 ans, avec son frère, une entreprise qui répare les voitures et vend des camionnettes réfrigérées, des véhicules de transport et des camions.
– Il achète en 2000 une maison à colombages à Wellen et la rénove lui-même.
– Il commence en 2007 à fabriquer des objets de décoration avec des matériaux de récupération qu’il vend à l’international.
– Il achète en 2015, avec sa compagne et un couple d’amis, l’ancienne brasserie De Es à Hoeselt.
– En 2019, il présente son installation Lost Season en 2019 à l’expo Bruegel à Vienne.
– La même année, il réalise Helsh(ea)ven, la chapelle flottante à Helshoven, près de Saint-Trond.
– Il installe en 2021 sa sculpture monumentale d’une tête humaine sur le campus universitaire de Diepenbeek, dans les champs autour de Hoeselt et à la Verbeke Foundation à Stekene.
fritsjeuris.be
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