Rudy Ricciotti passe à confesse
On dit que Dieu vomit les tièdes. Rudy Ricciotti aussi. Ces deux-là sont faits pour s’entendre. L’architecte haut en couleur, à qui l’on doit le MuCEM à Marseille, publie un plaidoyer en faveur du béton. Un pamphlet tonitruant à l’image de son auteur, qui s’en prend à « la nouvelle religion de l’écologisme ». Mais tout cela est-il bien chrétien?
Il a attendu patiemment son heure, puis il est entré dans la cour des grands. Le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), inauguré à Marseille en 2013, a révélé au monde le travail de Rudy Ricciotti. Il a gagné le concours en outsider. Pensez donc, son agence n’a pas pignon sur rue à New York, ou Londres mais à Bandol, dans le Var. Le pays de la tapenade et du pastis! Rudy Ricciotti, né à Alger il y a 68 ans, a grandi le long de la Méditerranée à laquelle il reste viscéralement attaché. Mais le pourtour de la grande bleue n’est pas son unique horizon. Il est aussi le concepteur de l’extension du Centre international d’art et de culture au parc de la Boverie à Liège, du département des Arts de l’Islam au Louvre ou de la Manufacture de la mode Chanel, en construction à Aubervilliers. Son style exubérant et minimal est à l’image de son concepteur qui cultive les contradictions et les bons mots. En témoigne la réédition de son livre Le béton en garde à vue, un manifeste en trois actes, où il défend « la générosité » de son matériau de prédilection et s’en prend avec humour aux diktats environnementalistes et « aux slogans écolo- racoleurs ». Pour lui, la bien-pensance est assurément un péché capital. Mais est-ce le seul? Rencontre confession à l’heure du déjeuner.
Le béton, auquel vous consacrez un livre en forme de plaidoyer, est accusé de tous les vices, dites-vous. Que lui reproche-t-on?
Tout et n’importe quoi, en oubliant le lien profond avec l’économie. Le béton représente des millions d’emplois. Ce harcèlement est immoral. Il faut savoir que cette haine est perçue par la communauté du bâtiment comme un coup de poignard dans le dos. Ce matériau rassemble une somme savante de métiers qui vont de l’ouvrier le moins qualifié à l’ingénieur le plus expert. Il faut bien comprendre que les gens qui travaillent dans la communauté du béton ne sont pas des bobos. Ils vivent de leur mémoire laborieuse. Cela parle de dignité.
Le béton est très polluant, n’est-ce pas une forme de péché écologique?
On oublie que son empreinte environnementale doit se calculer sur cent ans de vie. C’est un matériau robuste qui consomme du sable, certes, mais de moins en moins. Aujourd’hui, il y a des ciments « bas-carbone » fabriqués à partir des déchets de l’industrie. Et il y a énormément de recyclage. Faire le procès du béton est infantile d’un point de vue scientifique.
Vous vous mettez souvent en colère?
Je ne suis jamais en colère; je dis ce que je pense. Je ne peux pas m’en empêcher. Et puis, j’aime tellement la langue française. Je fais ce que je peux pour en utiliser toutes les saveurs. Un jour, quelqu’un m’a défini comme un orchidoclaste. Ça veut dire casse-couilles en grec ancien. Mais je suis un casse-couilles qui respecte les institutions. La défense nationale, la santé, l’éducation sont pour moi intouchables. Il faut retourner aux fondamentaux. Nous sommes une société issue du christianisme, non?
Vous êtes croyant?
Je me sens agnostique chrétien. Je ne suis ni à gauche, ni à droite. Je suis dans le libertinage idéologique en étant très libre de mes mouvements. Comme un fantassin qui avance à l’horizon de la visibilité politique. Cela me plaît…
Vous parlez souvent de courage en citant Marcos ou le commandant Massoud…
Le courage que je n’ai peut-être pas. Comme Montaigne, je suis un grand admirateur de l’héroïsme. Je pense que c’est une vraie valeur.
Quelles étaient vos croyances, enfant?
Je n’avais pas de croyances. J’ai passé mon enfance en Camargue, à parler aux crabes, à pêcher seul du matin au soir entre les moustiques, le mistral et le soleil. La castagne solaire, ça marque une âme. J’avais ce sentiment de ne devoir compter sur rien ni personne. Dans ces conditions, j’étais plutôt marqué par le déficit de croyances mais sans en avoir conscience. J’étais fataliste. Si je me blessais au pied, je me disais: « Ce n’est pas grave. » J’aurais pu être autiste par la solitude des paysages. Je me suis toujours considéré en retard sur mon âge. J’étais très mauvais à l’école.
Et vous avez eu un jour une révélation avec Monsieur Jean qui vous donnait des cours de math…
Cela me met les larmes aux yeux d’en parler… Un jour, dans la cuisine de son appartement à 6h30 le matin, devant la toile cirée, ce communiste donnant des cours gratuits m’a dit: « Rudy, la géométrie, c’est l’art de raisonner juste sur des figures fausses. » J’avais 14 ans. Cela m’a fait l’effet d’une balle me traversant la cervelle au ralenti comme dans un schéma des Futuristes italiens. Je me suis dit: « Donc, ce que je vois n’est pas la vérité. » Un déclencheur de paranoïa mais une paranoïa positive! Cette phrase, c’est la culture du doute. Quand vous êtes enfant et déjà agnostique, vous imaginez les dégâts. J’ai eu peur. Mon père me menaçait d’arrêter mes études et de m’envoyer sur les quais comme docker. L’idée d’être confronté au monde du travail m’effrayait. Malgré de mauvaises notes au bac, j’ai été reçu à la Haute école d’ingénierie de Genève. Je n’ai jamais autant bossé de ma vie à faire des maths, de la physique, de l’anglais. Heureusement, on buvait du chianti, à 14 francs français le magnum.
Vous vivez au bout de la presqu’île de Cassis. C’est un avant-goût du paradis?
Mais c’est le paradis!
Décrivez-moi…
Attendez, je vous montre (il sort son smartphone et fait défiler quelques clichés. Une terrasse avec vue imprenable sur la grande bleue… Un pin parasol qui se découpe sur un coucher de soleil). C’est chez moi. J’ai travaillé toute ma vie pour ça. (Il passe d’une photo à l’autre et tombe sur des images de sa chérie qui se dore au soleil du Sud dans le plus simple appareil). C’était pendant le confinement… Elle est belle, non?
C’est un enchaînement parfait: le pape François a récemment déclaré que le plaisir culinaire et sexuel arrive directement de Dieu. Qu’est-ce que vous en pensez?
Je trouve ça génial. Le plaisir culinaire pour moi, c’est l’anti-véganisme.
Vous semblez ne pas aimer les végans…
Ils sont épuisants.
Le repas idéal, c’est quoi pour vous?
Du poisson cru. J’en mange plusieurs fois par semaine. De la ventrèche de thon, du rouget, du saint-pierre. J’ai beaucoup de chance, comme j’habite en bord de mer, je prends mon zodiac, amarré derrière la maison, je vais au port et je m’accroche au cul d’un bateau de pêche. Je consomme pas mal de gibier aussi. Du lièvre rôti, du canard… Mais raisonnablement et avec beaucoup de salades sauvages.
Et le lard de Colonnata aussi…
Ça, c’est plus qu’un péché mignon, c’est une drogue dure. Si vous avez une machine à découper, vous faites des feuilles d’un demi-millimètre et vous les mangez comme des hosties.
Vous aimez cuisiner?
Non, j’ai une compagne qui est très bonne cuisinière. Elle manie des couteaux japonais que je n’ai pas le droit de toucher.
Et à boire, que trouve-t-on sur votre table?
Des vins du Sud. Les bandol, les cassis. Le Languedoc est une sainte terre. Je produis un peu de châteauneuf-du-pape avec mon ami, le chef Pierre Gagnaire. Un demi-hectare de vignes, ce n’est pas grand-chose. On produit mille bouteilles qu’on ne vend qu’aux copains. On est à 15 hectolitres l’hectare en bio et c’est très peu, et très raisonné. Il est difficile de faire moins.
L’archaïsme tient une place importante à vos yeux. Pourquoi?
L’archaïsme dans nos métiers est une question cruciale car on ne trouve plus de maréchal-ferrant, plus de couturière ni de cordonnier. Il n’y a plus que des gens derrière un ordinateur qui font des métiers inutiles de négoce « archétypés » sur une seule fonction: acheter, revendre et pratiquer une taxe. Le savoir-faire industriel disparaît aussi. Si le geste se perd, la mémoire du travail aussi car les métiers sont tous adjacents les uns aux autres.
Les architectes sont-ils vaniteux? Toujours plus grand, toujours plus haut…
Je ne crois pas que les architectes soient vaniteux. Ils sont déjà confrontés à leurs propres difficultés existentielles. C’est un métier difficile. Le péché des architectes serait de faire sans cesse l’éloge de l’humilité, le masque de la vanité comme l’écrivait William Blake au XVIIIe siècle. Ce péché parle d’effacement, de disparition. C’est une vision très protestante du monde avec sa violence métaphysique, sa culpabilité existentielle. Mais il faut vivre tout de même! On n’est pas dans la Bible. On vit parmi une communauté humaine et il faut apprendre à partager le meilleur de nous-mêmes.
La Méditerranée à laquelle vous êtes très attaché est-elle sacrée?
La Méditerranée porte en elle une part de sacralité mais je ne suis pas dupe, j’en connais les désordres. C’est une mer de fous, entourée de cinglés. C’est une déchirure qui ne cicatrisera jamais. Je pense que la Méditerranée, qui est le lieu de mes origines, est une terre sans espoir mais qui est transcendée par un élan existentiel phénoménal. Regardez les Libanais. Désastre après désastre, ils se reconstruisent. La même chose arriverait en Suisse, je ne suis pas sûr que ce pays si bien organisé s’en relèverait.
Vous déplorez le consumérisme et pourtant vous venez d’achever Lillenium, un gigantesque centre commercial dans le nord de la France. N’est-ce pas contradictoire?
Bien sûr. Mais comme a dit Karl Lagerfeld: « Je ne construis que la façade, derrière, cela ne regarde que celui qui l’habite. » Je construis un lieu et ce qu’en font les acteurs économiques, c’est leur problème. Et ceux qui consomment, c’est leur affaire. Je n’ai pas de leçon à donner. Si vous construisez un hôpital psychiatrique, vous n’avez pas à vous mêler des pathologies mentales. Il faut rester à sa place. C’est aux commerçants de faire en sorte que cet endroit ne soit pas une éponge à économie chinoise délocalisée mais davantage la défense de l’artisanat de proximité.
Vous aimez la tauromachie que les anti-corridas voudraient interdire. C’est la part rituelle qui vous intéresse?
Ce qui me plaît, c’est la perspective de longue tradition populaire vieille de deux siècles, que l’on trouve en Amérique latine, comme en Espagne ou dans le sud de la France. J’y perçois le lieu d’une grande émotion. Je me souviens avoir vu 10 000 personnes en larmes dans les arènes de Nîmes, lors d’un combat avec José Tomás, un des plus grands toreros au monde. Si ce message-là ne vous touche pas, c’est que vous n’avez plus aucune sensibilité mystique. C’est tout. Après, on peut très bien ne pas être sensible à la corrida mais il ne faut pas caricaturer les aficionados avec la violence que l’on connaît.
Vous n’avez jamais bâti d’édifices religieux…
J’ai restauré l’église Saint-François-de-Sales de Bandol il y a longtemps.
Mais pas de construction?
Non mais j’accepterais avec plaisir.
Une église édifiée en Ductal, le béton fibré que vous utilisez souvent?
Je ne sais pas, cela dépend du contexte. Ça pourrait être en béton, en pierre, en bois. Il n’y a pas de doctrine… La clé morale, c’est le travail manuel et savant.
Le béton en garde à vue, par Rudy Ricciotti, éditions Textuel, 93 pages.
Rudy Ricciotti naît à Kouba, en Algérie, en 1952. Fin des années 70, il se forme à l’école d’ingénieurs de Genève et à l’école d’architecture de Marseille.
En 2006, il reçoit le Grand Prix national d’architecture, en France, et achève le Centre chorégraphique d’Aix-en-Provence. En 2011, il inaugure le Musée Jean Cocteau à Menton; et en 2013, le MuCEM – une prouesse technique, le bâtiment étant enveloppé d’une dentelle en béton.
En 2016, il finalise l’extension du Centre d’art et de culture dans le parc de la Boverie, à Liège.
En 2020, il termine la Manufacture de la mode, pour Chanel, à Paris, qui accueillera des centaines d’artisans travaillant pour la griffe.
Le 17 décembre, il sera à Flagey pour une conférence organisée par Lunch with an Architect. lunchwithanarchitect.be
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