« On ne nomme pas assez la mort »: conversation sur le deuil avec Pauline Chauvier, psychologue

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Anne-Françoise Moyson

Le processus de deuil est un cheminement à étapes, avec aller-retour. Il est parfois entravé par la pression sociale. Ou par les restrictions imposées par la situation pandémique, lors de la première vague. Pauline Chauvier, psychologue clinicienne et psychothérapeute systémique, insiste : « nommer la mort, c’est parler de la vie jusque-là ».

Vous travaillez dans l’unité de gériatrie aigue au sein des Cliniques universitaires St Luc à Bruxelles, qu’avez-vous pu observer durant les longs mois de pandémie Covid ?

Je pratique depuis 14 au sein de l’hôpital et mon unité est devenue « unité Covid de gériatrie » durant la première vague. Les restrictions en termes de visites étaient alors fermes et limitées : nous ne pouvions accepter qu’une personne par jour et pendant une heure. En tant que psychologue, je coordonnais ces visites et j’accompagnais les patients comme les familles. Ne pas pouvoir être présent lors de la mort a compliqué les deuils. Ne pas pouvoir dire au revoir ou le faire par écran interposé, cela peut être traumatique. D’autant que certains n’avaient plus vu leur proche depuis des mois… Je me souviens d’une femme qui trouvait son père changé. Et très vite, son état s’est dégradé, on est passé en projet palliatif puis il est décédé.

La brutalité de la perte favorise alors le deuil compliqué, sur lequel s’ajoute parfois de la culpabilité, avec l’impression d’avoir dû abandonner leur proche à leur sort avec impuissance

C’était un peu comme si elle avait manqué une partie de sa vie. En systémique, on parle de rupture du lien et des phases intermédiaires de réaccordement et de désaccordement. Or, pour se préparer au deuil, il faut pouvoir être dans un désaccordement, cette distance progressive qui se prend par rapport à la personne qui s’en va. Cela peut-être aussi le cas d’enfants qui vivent à l’étranger et n’ont pas le temps de revenir, cette partie de désaccordemernt ne peut alors être vécue et cela fait rupture. La brutalité de la perte favorise alors le deuil compliqué, sur lequel s’ajoute parfois de la culpabilité, avec l’impression d’avoir dû abandonner leur proche à leur sort avec impuissance. De manière générale lors de décès à l’hôpital, une partie échappe à la famille, elle doit s’en remettre aux médecins et aux équipes et ce manque de contrôle peut compliquer le deuil.

« Personne ne sait parler de la mort et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole  » écrit Delphine Horvilleur dans son ouvrage Vivre avec nos morts (Grasset). Les endeuillés doivent donc se préparer à la vacuité des mots. Comment les accompagner quand on est psychologue ?

On est du côté de l’éthique et de la spiritualité, de ce qui fait sens. Ici en gériatrie, on est dans une réflexion au-delà de la vie et de la mort, on n’est plus dans le curatif mais dans le palliatif. Et l’on est dans une réflexion de projet de vie et d’accompagnement de la personne ainsi que de sa famille, cela permet d’être dans un processus et non pas dans une rupture : un moment donné il y a la vie, la mort. Dans cette société où grâce aux machines on arrive à faire beaucoup de choses, il est intéressant qu’il y ait un questionnement éthique sur jusqu’où on va. Je pense que cette question-là n’est pas assez posée ni réfléchie. Je le vois en gériatrie, se questionner sur jusqu’où on va, c’est mettre la mort comme une possibilité, c’est la rendre présente, c’est la mentionner, c’est la nommer. On ne nomme pas assez la mort, même si la Covid l’a ramenée au-devant de la scène. Et en parler, c’est aussi parler de la vie ou plutôt de la vie jusque-là, et de ce qui fait sens. Le deuil est parfois retardé ou compliqué, quand la mort n’a jamais été dans les sujets de discussion, quand elle est apparue à un moment où l’on n’était pas préparé.

Se questionner sur jusqu’où on va, c’est mettre la mort comme une possibilité, c’est la rendre présente, c’est la mentionner, c’est la nommer

On ne nomme pas assez la mort, même si la Covid l’a ramenée au-devant de la scène. Et en parler, c’est aussi parler de la vie ou plutôt de la vie jusque-là, et de ce qui fait sens. Le deuil est parfois retardé ou compliqué, quand la mort n’a jamais été dans les sujets de discussion, quand elle est apparue à un moment où l’on n’était pas préparé.

Combien de temps faut-il pour « réparer les vivants » s’interroge-t-on. Mais en réalité, le deuil n’a pas de durée déterminée…

Au niveau de la théorie, on ne met plus de délai, aujourd’hui. Mais la société a envie que cela se fasse vite, et parfois le processus de deuil est différé à cause de la pression sociale : on met son deuil de côté, on recommence la vie, on reprend le travail, on s’occupe des enfants et à un moment donné, on s’effondre parce que le deuil n’a pas été fait. Dans ma pratique privée, certains viennent parfois consulter cinq ans ou dix ans après un deuil pour un burn-out, une dépression, des difficultés conjugales… Et puis en creusant, ils se rendent compte qu’ils n’ont en réalité jamais fait le deuil d’un grand-père, d’un parent, d’un proche, que leurs émotions n’ont pu s’exprimer, que ce n’était pas toléré longtemps de pleurer…

Faire son deuil n’est pas une décision, c’est un processus où il y a tant à explorer

Une patiente m’a raconté qu’elle continuait à parler à son mari comme s’il était là, cela faisait deux ans qu’il était décédé, elle mettait même le couvert pour lui à table… Or, autour d’elle, on s’inquiétait, on trouvait ça anormal. Pourtant elle savait pertinemment qu’il n’était plus là, mais elle avait trouvé cette ressource-là pour tenir le coup

En somme, vous êtes, comme le dit si bien Delphine Horvilleur, le pilier d’une verticalité qui a abandonné les endeuillés.

J’aime assez bien cette image, un pilier sur lequel on peut s’appuyer, qui tient et qui ne va pas s’effacer. Dans le processus de deuil, il y a beaucoup d’insécurité. Souvent quand on a perdu quelqu’un qui était une base de sécurité, d’amour, on a besoin de recréer, de retisser ces liens-là. Et parfois la thérapie donne lieu à cela, être ce pilier auquel on peut se raccrocher et à la fin de la thérapie s’en décrocher petit à petit, le but est de pouvoir à nouveau parcourir un chemin seul. Faire son deuil n’est pas une décision, c’est un processus où il y a tant à explorer.

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