Le miel et les gratte-ciel

Sorti en kiosques au mois d’avril dernier, We Demain se présente comme « une revue pour changer d’époque ». Tout comme Actuel s’était fait le porte-parole de la génération mai 68, VSD a incarné la civilisation des loisirs et Wired a répercuté les préoccupations des accros au Web, ce tout récent « mook » – une publication hybride entre livre et magazine – entend « accompagner l’émergence d’un nouveau monde ». Il se risque aussi au difficile exercice de la prophétie. De quoi sera fait l’avenir… proche et plus lointain ? Outre l’émergence de nouveaux métiers étonnants (euthanalogue, cultivateur vertical, manipulateur de climat, créateur de membres humains, courtier en pollution…), la rédaction pointe l’apparition de nouveaux comportements : « Demain, vous aurez une ruche personnelle pour produire votre miel. Les abeilles le confectionneront à partir des centaines d’essences végétales qui existent en ville, à l’abri des pesticides. » Cette révolution écologique est déjà en marche… même si elle n’a pas encore atteint l’ampleur que lui prédit We Demain. À New York, Paris ou Bruxelles, une poignée d’éco-citoyens ont pris les devants. Ces activistes ont la ferme intention de redonner de la couleur – du jaune, en l’occurrence – à la ville.

Time is Honey

Même une mégalopole bruyante et hyperkinétique comme New York n’échappe pas à ce nouvel engouement. Le Français Eric Tourneret a été le premier à témoigner de cette effervescence. Pour s’être intéressé aux abeilles, ce photographe a été littéralement bluffé par l’apport de ces inlassables pollinisatrices à la vie. Comme il l’écrit sur son site :  » Au travers de la pollinisation de toutes les plantes à fleurs, fruits et légumes compris, il faut se rendre compte que les abeilles procurent chaque année un service gratuit vital à l’humanité, chiffré par l’Inra (Institut national de la recherche agronomique – en France) à quelque 155 milliards d’euros. Ce n’est pas coté à Wall Street, mais c’est énorme comparé au chiffre d’affaires d’une entreprise internationale comme Monsanto, qui est  » seulement  » d’un milliard de dollars US « . Pour le dire clairement : sans la fécondation des abeilles, pas de fruits dans les vergers, pas de semences dans les potagers.

Alerté par l’importance de l’enjeu, le globe-trotter a consacré une série de reportages aux abeilles, notamment en emboîtant le pas de l’emblématique Andrew Coté, apiculteur de 42 ans et président de la New York City Beekeepers Association. Alors qu’au départ Coté évoluait plutôt en mode alternatif – par le biais des ruches d’un potager aménagé au sein d’une ferme biologique ayant pris ses quartiers sur un toit de l’Eagle Street à Brooklyn -, il a désormais droit aux gros titres de la presse et est passé de la périphérie au centre- ville. Aucun journal new-yorkais n’a manqué d’évoquer la récente inauguration d’un rucher au sommet du 20e étage du Waldorf Astoria en plein coeur de Manhattan. Une colonie spectaculaire de 20 000 abeilles dont le miel constituera une matière première de choix pour les préparations de David Garcelon, chef du célèbre hôtel de luxe.

Coté a beaucoup oeuvré pour la reconnaissance de l’apiculture urbaine à New York. Cette bataille n’était pas gagnée d’avance, les autorités de Big Apple ne voyant pas d’un oeil favorable la présence bourdonnante des insectes dans la ville. À force de lobbying, l’apiculteur est parvenu à en faire une activité légale – elle reste toutefois très surveillée, il est par exemple impératif d’enregistrer ses ruches auprès du NYC Health Department , l’équivalent local du ministère de la Santé. N’empêche, aujourd’hui, la New York City Beekeepers Association a fédéré un millier de membres fervents qui communiquent chaque jour par le biais d’une page Facebook. Et ce n’est qu’un début, car comme le précise Andrew Coté  » Time is Honey « …

Paris, ville verte

Plus proche de nous, les abeilles ont également fait leur joyeuse entrée à Paris. Longtemps employé d’une grande société, Nicolas Geant, passionné d’apiculture depuis l’enfance, a tout plaqué il y a six ans pour créer Nicomiel, une société sise en Île-de-France, spécialisée dans la promotion de l’apiculture urbaine. Celui que l’on surnomme  » l’apiculteur des toits de Paris  » a depuis disséminé une centaine de ruches dans la Ville lumière et récolte 2 à 2,5 tonnes de nectar par an. Et si l’idée a pu paraître farfelue en 2006, elle inspire désormais un grand respect.  » De nombreuses sociétés font appel à mes services : EDF, Louis Vuitton, Guerlain… mais également des écoles, des cliniques, des cabinets d’avocats, le chocolatier Patrick Roger pour ses créations ainsi qu’un restaurant prestigieux comme La Tour d’Argent qui se sert de son  » miel de Notre-Dame  » dans le but de préparer des sauces et des desserts ».

C’est le 4 juin 2009 que Nicolas Geant a ancré ses premières ruches à Paris. Difficile de rêver meilleure visibilité pour l’apiculteur dans la mesure où c’est le toit du Grand Palais – auquel il accède par un escalier aussi étroit qu’impressionnant de 107 marches – qui a servi de somptueux décor à ce projet.  » À ma grande surprise, et à celle du musée, l’événement a été couvert de façon internationale… ça a lancé le mouvement. Depuis, je reçois chaque semaine des coups de fil d’entreprises qui me demandent de leur installer un rucher. Les motivations sont variées, certaines sociétés veulent obtenir une certification verte, d’autres faire de l’image ou tout simplement souder les salariés en quête de liens humains. »

L’objectif de Nicolas Geant est différent.  » S’intéresser aux abeilles en milieu urbain permet une autre lecture de la ville, affirme-t-il. Au départ de sa ruche, une abeille explore un cercle de trois kilomètres de rayon. Des balcons jusqu’aux arbres des avenues, en passant par le Jardin des Plantes, elle butine tous azimuts. Le miel qui en résulte est riche d’une multiplicité d’essences : acacia, tilleul, châtaigner mais aussi plantes exotiques qu’on ne trouverait pas à la campagne… Ce nectar est une photographie du paysage dans lequel l’abeille évolue. Et contrairement à ce que l’on croit généralement, Paris est une ville verte. Napoléon y est pour quelque chose, c’est lui qui a fait planter des arbres partout dans la capitale « .

Le propos de Nicolas Geant est militant.  » Si j’ai basé mon activité en site urbain, c’est pour souligner à quel point nous marchons sur la tête, clame-t-il. Je tire la sonnette d’alarme en montrant que quelque chose ne va plus dans le système car jamais la ville ne pourra assurer le rôle traditionnellement dévolu à la campagne. Malheureusement, sous la pression de l’agriculture industrielle, celle-ci est en train de devenir un véritable  » désert vert  » qui est préjudiciable à la biodiversité et, partant, au vivant. Il n’y a pas de doute possible, la monoculture intensive à l’aide d’engrais, de pesticides, d’herbicides et bientôt de plantes OGM, affaiblissent les colonies d’abeilles qui sont un maillon crucial de notre écosystème. C’est un cocktail explosif qui entraîne des conséquences néfastes dans un monde fondamentalement interdépendant « .

L’apiculteur invite tout un chacun – qu’il soit en ville ou à la campagne – à héberger des abeilles que ce soit sur un balcon, un toit ou un petit jardin. Il a ainsi posté sur son site plusieurs vidéos explicatives. Il y passe tout en revue, de l’investissement –  » entre 250 et 400 euros  » -, au cirage d’un cadre, jusqu’à la méthode pour utiliser un enfumoir.

Le nectar de Bruxelles

La révolution du miel urbain passe également par Bruxelles. Si l’on en croit Malika Hamza et Sandrine Mossiat (1), notre capitale compte 300 ruches pour une centaine d’apiculteurs – dont Xavier Rennotte, l’un des plus connus, qui en possède une vingtaine, de Jette à Wezembeek-Oppem. Selon les deux foodies, Bruxelles serait particulièrement favorable aux butineuses en raison d’une  » température moyenne plus élevée qu’à la campagne  » et du bâti qui offre une protection au vent bienvenue.

Les infatigables ouvrières peuvent également compter sur Apis Bruoc Sella pour les défendre. Cette association sans but lucratif créée en 2004 par Marc Wollast a pour ambition  » d’encourager l’implantation d’insectes pollinisateurs en milieu urbain « . Ici aussi, la finalité est écologique mais pas seulement. Il s’agit également  » d’installer des ruchers collectifs comme outil de cohésion sociale entre habitants d’un même quartier « .

Très actif, Marc Wollast a répartit 25 ruches dans la ville ; dont l’une se situe de façon très révélatrice sur le toit du bâtiment qui abrite le Comité économique et social européen.  » Il s’agit d’un projet de sensibilisation, explique-t-il. Ce qui nous intéresse c’est moins de produire du miel que de faire comprendre l’importance du rôle de l’abeille. Pour ce faire, nous avons mis en place tout un matériel pédagogique : webcams dont les images sont diffusées sur plusieurs écrans plats répartis dans les bureaux, parois vitrées permettant d’observer le travail des insectes… »

Apis Bruoc Sella a fait éclore d’autres projets. À Molenbeek, l’ASBL a été sollicité par la commune pour aider les citoyens à devenir éco-actifs. Marc Wollast et son équipe ont poussé les habitants à semer, sur les trottoirs, des plantes aux pieds des arbres. L’idée ? Offrir aux abeilles un terrain de jeu étendu.  » Habituellement, pour l’administré, le trottoir est synonyme de devoirs et d’obligations, grâce à cette initiative, les gens se réapproprient la ville et participent au développement du vivant « , s’enthousiasme celui à qui l’on doit aussi Le Sentier des Abeilles du Jardin Massart, à Auderghem, un parcours ludique en plein air permettant d’en apprendre davantage sur la vie des abeilles.

Apis Bruoc Sella a aussi lancé le  » Miel de Bruxelles « , une appellation ouverte à tous les producteurs de la capitale.  » C’est une manière de réintroduire de façon participative la nature dans nos quartiers, souligne Marc Wollast. C’est une démarche de proximité qui peut aussi occasionner des surprises. Il y a deux ans, en faisant analyser ma récolte, je me suis rendu compte que l’on y trouvait des traces de miel d’oranger. Bruxelles compte, en effet, un arbre mellifère, l’Euodia Danielli, dont les pollens sont proches de l’oranger et du citronnier. J’étais stupéfait de constater que sous la grisaille peut se cacher l’exotique, l’extraordinaire. La diversité, la circulation du vivant… c’est ça le pouvoir du miel « .

Michel Verlinden

Photos: ISOPIX

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