À Bruxelles, la maison brutaliste d’une passionnée de mode

Dans le salon, le canapé Camaleonda, décliné dans un vert mousse profond, insuffle une note de couleur vibrante. Près de la cheminée, se dresse une armoire en chêne, c’est le bar d’origine de la maison. © Jan Verlinde

Depuis de nombreuses années, Elke Timmerman travaille dans le secteur de la mode belge, et cela se ressent dans l’aménagement de sa maison brutaliste. Un intérieur dont elle rêvait depuis longtemps, mais aussi une sorte d’hommage à Martin Margiela.

La sonnette ne fonctionne pas. «J’ai aperçu votre silhouette à travers la porte d’entrée, s’excuse-t-elle. Vous étiez là depuis longtemps?» Quand Elke Timmerman nous ouvre la porte, pieds nus, elle est entièrement vêtue de créations belges: un pantalon Maison Margiela, un top et un collier Y/Project de Glenn Martens. A ses oreilles, des bijoux signés Wouters & Hendrix et Stephanie D’heygere. Rien de fortuit: depuis quinze ans, la quadra travaille dans le secteur de la mode noire, jaune, rouge — d’abord chez Modo Brussels, aujourd’hui MAD Brussels, puis chez Flanders DC, deux plateformes qui promeuvent les talents locaux en mode et en design, en Belgique comme à l’étranger.

‘J’admire la façon dont Martin Margiela a étudié et déconstruit le vêtement. Brandlhuber fait la même chose avec l’architecture.’

Ces années lui ont fait prendre conscience de la manière dont elle consomme la mode et le design, explique-t-elle. «Je mesure parfaitement l’ampleur des défis que représente la création locale. Et puis, il y a ici tant de talent, dans la mode comme dans le design et l’art. Alors oui, chaque fois que je peux, j’achète belge.» Investir dans le design de mobilier belge, en revanche, n’est venu «qu’une fois le bon contexte réuni», évoquant par là son logement actuel. Avant, elle vivait dans une maison de maître. «L’architecture de l’entre-deux-guerres y était très marquée. C’était une superbe demeure, mais je ne pouvais pas y exprimer ma vision. À la longue, c’en devenait étouffant.»

Un rêve brutaliste

L’intéressée rêvait d’une maison brutaliste. Un cocon de béton avec un plafond en flocons de papier, comme dans les bureaux rénovés du MAD, place du Nouveau Marché aux Grains. «Je les voyais chaque jour au travail et je les trouvais formidables. Mais l’association avec une simple structure en béton ne me suffisait pas», sourit-elle. Son rêve se rapprochait plutôt du travail d’Arno Brandlhuber, considéré par beaucoup comme l’un des architectes les plus fascinants du moment pour son approche radicale et déconstructiviste de bâtiments existants.

Le salon respire le design belge. On y retrouve plusieurs créations de l’ancienne Designer de l’année, Linde Freya Tangelder, une chaise à bascule signée Zigmund Pront, ainsi qu’un meuble de Maarten De Ceulaer. ©Jan Verlinde

Le projet qui lui valut une renommée internationale fut l’Antivilla: une ancienne usine de lingerie dans laquelle il avait ouvert à la masse murs et fenêtres, conservant les arêtes brutes comme élément esthétique. «J’ai toujours eu une profonde admiration pour Martin Margiela. Pas seulement pour l’univers qu’il a créé et le parti pris qu’il incarnait, mais aussi pour la manière dont il a étudié et déconstruit le vêtement. Brandlhuber fait la même chose avec l’architecture: il dépouille un bâtiment existant pour le repenser hors des codes. Pour moi, Brandlhuber est le Margiela de l’architecture. Un génie.»

Elle pointe du doigt deux tuyaux apparents dans sa cuisine, l’un cerclé de bleu, l’autre de rouge. «Montrer les infrastructures d’une maison, ou les cicatrices dans le béton, c’est honnête et pur. C’est beau. Et non, il ne faut surtout pas les cacher dans un coffrage!» rit-elle, avant d’évoquer un désaccord à ce sujet avec son père.

À contre-courant

Tout comme son goût prononcé pour les vêtements ne fait pas toujours l’unanimité à la maison, sa passion pour le brutalisme et le déconstructivisme n’a pas immédiatement suscité l’adhésion. «En mode, on se laisse davantage de liberté et on finit par apprécier les choix de l’autre. Mais une maison a tout de même un impact plus grand sur tout le monde que les vêtements que je porte.»

Dans la cuisine, trône une table à manger sculpturale Clay de Desalto, entourée de chaises Neva d’Artisan. ©Jan Verlinde

Après bien des débats, elle obtient carte blanche pour concrétiser sa vision esthétique. «Je suis très reconnaissante à mon mari d’avoir osé me laisser aller à contre-courant. Avec quatre fortes personnalités à la maison, ce n’était pas rien. Mais je trouve important de montrer à nos filles qu’un tel processus est possible.»

Les armoires murales sont revêtues de Fenix doré. L’îlot et le plan de travail en béton ont été coulés sur place. ©Jan Verlinde

Le défi consiste alors à créer une maison brutaliste qui assouvit sa soif esthétique tout en offrant à sa famille un sentiment de sécurité et de confort. Première étape: trouver un bâtiment existant, abordable, avec une structure en béton, de préférence de plain-pied et étendu. Mission difficile à Bruxelles, surtout en centre-ville. «Au début, je cherchais des bâtiments arrière ou des hangars. Mais à la maison, ça laissait tout le monde de marbre.»

Poser un geste fort

Une seule maison passe la sélection: une habitation mitoyenne des années 1970, en bon état, à part quelques travaux de rafraîchissement. Mais elle est loin du brutalisme épuré qu’Elke a en tête. Pour y parvenir, elle cherche un architecte amoureux du béton, capable de poser un geste fort sans imposer sa signature.

La lumière naturelle s’invite généreusement à travers la coupole au-dessus de la cage d’escalier. La rampe se compose de fines tiges en Inox. ©Jan Verlinde

Par l’intermédiaire d’un ancien collègue, elle rencontre Arnout De Sutter. «Mon respect pour le métier d’architecte a grandi avec ce projet. Pour un salaire modeste au regard des heures prestées, il doit livrer dans un laps de temps limité quelque chose dans l’un des secteurs les plus archaïques qui soient. Et puis, il y a l’aspect psychologique, celui de travailler avec un couple aux caractères différents. Arnout a assumé ce rôle de médiateur avec subtilité, en demandant régulièrement à chacun si cela convenait bien à son partenaire.»

Dans la chambre, règne une sobriété apaisante. Sur la table de nuit, une lampe Zara Home. ©Jan Verlinde

Les ouvertures béantes qu’elle souhaite, comme dans l’Antivilla de Brandlhuber, Elke Timmerman devra y renoncer. Les règles d’urbanisme les auraient de toute façon interdites, et ni les fournisseurs de fenêtres ni Arnout De Sutter n’y sont favorables. En mode aussi, certains looks sont conçus pour le podium, pas pour la vie quotidienne.

Dans la salle de bains en béton ciré brut, le miroir et la porte-miroir qui lui fait face créent un effet de perspective infinie. ©Jan Verlinde

Et puis, rendre hommage à un architecte est une chose, le copier sans vergogne en est une autre. Pourquoi, d’ailleurs, ne pas avoir contacté Brandlhuber lui-même? «Je n’ai pas osé, rétorque Elke. Ses projets sont d’une tout autre envergure. Qu’aurais-je pu lui offrir, moi, ‘petite Belge’ avec un projet modeste dans une rue simple de Bruxelles? Et s’il avait exigé carte blanche, m’empêchant d’avoir mon mot à dire? Il était aussi important de ne pas trancher de façon trop radicale avec le voisinage.» Elle sourit. «Peut-être dans une autre vie.»

Elke Timmerman (43 ans)

Après des études en Sciences politiques et sociales à Louvain, la native de Gand part à Londres travailler pour Flanders Investment & Trade, tout en suivant plusieurs cours de mode au Central Saint Martins College.

De retour en Belgique, elle rejoint successivement le think tank créatif Addict Lab – aujourd’hui oona.baas agency – et Modo Brussels, rebaptisé MAD Brussels en 2013, où elle restera jusqu’en 2021.

Après deux ans en free-lance pour le Fashion Council Germany à Berlin, elle intègre en 2023 Flanders DC, où elle définit les stratégies de promotion, d’internationalisation et de partenariats.
Cofondatrice et membre du conseil d’administration de l’European Fashion Alliance, elle défend depuis plusieurs années les intérêts de la mode créative au niveau européen, dans une optique de durabilité et de soutien à la création locale.

Elle vit à Bruxelles avec son mari et leurs deux filles de 11 et 7 ans.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire