Des salons de Vidal Sassoon aux appartements de Buckingham Palace, dans les années 1960 et 1970, toutes les personnalités en vue rêvaient d’un intérieur signé David Hicks. À l’occasion de la réédition de ses créations, son fils Ashley Hicks dresse le portrait haut en couleurs d’un décorateur devenu légende.
David Hicks (1929-1998) détestait la fadeur ainsi que le style britannique traditionnel, avec ses imprimés floraux et son chintz omniprésent. « Pourtant, au début de sa carrière, il était très enthousiaste du travail de John Fowler, qui avait fait de ce style british sa marque de fabrique », raconte Ashley Hicks par écran interposé depuis sa maison londonienne. Celui-ci est architecte d’intérieur, artiste et auteur, mais aussi le fils du designer David Hicks et de Lady Pamela Mountbatten Hicks.

« Fowler était une star, poursuit-il. Mon père l’admirait et a rassemblé tout son courage pour postuler chez lui… mais il a essuyé un refus. À partir de là, il s’est juré de battre Fowler sur son propre terrain. Pour y parvenir, il lui fallait projeter une image totalement différente : masculine, géométrique, et d’une certaine manière simple et minimaliste. » Cela transparaissait aussi dans son apparence. Les autres décorateurs s’habillaient plutôt en dandys, de façon artistique ou décontractée. Mais lui se disait : ‘Si je veux que les gens me prennent au sérieux, je dois avoir l’air sérieux.’ Son costume sur mesure était impeccablement ajusté, sa cravate nouée au cordeau, ses cheveux toujours parfaitement coiffés.
Aucun papier peint, aucun tissu, aucune moquette ne trouvait grâce à ses yeux ; David Hicks les dessinait donc lui-même. Lorsque le magazine House & Garden publie en 1954 un reportage élogieux sur la transformation de la maison de sa mère, il en résulte une véritable effervescence. Peu après, on lui confie les intérieurs du coiffeur des stars Vidal Sassoon, de l’acteur Douglas Fairbanks Jr et de son épouse Mary Lee Epling, ainsi que celui de l’ex-femme du magnat de la presse Condé Nast.

Une star de la haute société
Avec ses motifs géométriques, ses palettes de couleurs audacieuses, son mélange éclectique d’antiquités et de pièces contemporaines et… son charme irrésistible, il fait perdre la tête à la haute société londonienne. Y compris à Lady Pamela, qu’il épouse en 1960, propulsant ainsi sa notoriété au sommet. Très vite, sultans, rois et icônes du style comme l’impératrice de la beauté Helena Rubinstein se pressent au portillon pour solliciter ses services. Les médias l’adorent également. « Il était très beau, et très sûr de lui. Il aurait pu tout aussi bien être une star de cinéma, poursuit Ashley Hicks. L’interviewer était toujours une expérience en soi. Il avait une personnalité très théâtrale et affirmait les choses les plus extravagantes ! Bref, les articles étaient toujours très drôles à lire. »
Quand vous regardez aujourd’hui les intérieurs de David Hicks, voyez-vous l’œuvre d’une icône ou simplement celle de votre père ?
Les deux, je suppose. De mes sœurs, il n’attendait aucune admiration, mais de moi, son fils unique, oui. Et je l’adorais, surtout enfant. Il avait des albums dans lesquels il conservait tous ses articles de presse. Son ambition, dans la vie, était d’être célèbre et de remplir ces albums. Et pour y parvenir, il créait des intérieurs qui étaient incontestablement du Hicks, tout en étant chaque fois très différents. Quand un nouveau client lui disait ‘J’aime ce que vous avez fait pour untel’, il répondait toujours ‘Oui, mais pour vous, nous allons faire quelque chose de totalement différent. Vous désirez bien sûr exprimer votre propre personnalité, non ?’ Évidemment, ils n’avaient ensuite pas leur mot à dire ! (rires)
Vous souvenez-vous du premier moment où vous l’avez vu à l’œuvre ?
Nous avions constamment des photographes à la maison pour immortaliser notre intérieur. Et j’aimais les suivre partout. Comme leur petit assistant, j’étais autorisé à les accompagner. À cet âge-là, on veut évidemment toucher à tout. Alors mon père me disait sévèrement : ‘Ne touche pas ! Ce sont les jouets de papa. Les tiens sont en haut !’

Touchiez-vous à ses célèbres ‘tablescapes’ ? On dit qu’il en aurait inventé le concept et même le mot.
C’est exact. Il a créé ce néologisme pour désigner l’agencement décoratif d’objets sur une table basse dans le salon. Le terme n’a donc rien à voir avec l’art de dresser une table, comme on l’utilise à tort aujourd’hui. Il aimait regrouper les objets par couleur. Dans notre ancienne maison, il y avait une table d’objets jaunes, une autre de pièces bleues, et une autre avec des rouges. Un mélange d’objets bon marché et d’autres très précieux. Un cendrier moderne en terre cuite à côté d’une pièce antique de valeur : ce contraste l’enthousiasmait. Ce qu’il détestait, en revanche, c’était ce que tout le monde faisait : collectionner de jolies boîtes dorées et les assembler. Il trouvait ça ennuyeux au possible.
Votre père écrivait en 1968 dans son livre Living – with Taste que sa plus grande contribution en tant qu’architecte d’intérieur était d’avoir appris aux gens à combiner des couleurs vives, à utiliser des motifs dans les tapis et à mélanger ancien et moderne. Quelle fut sa contribution la plus importante ?
Celle d’avoir publié autant de livres ! Vous savez, beaucoup de gens, surtout de ma génération, ont grandi dans une ville de province assez terne. Lorsque ces personnes tombaient sur un livre de David Hicks, c’était une révélation. Ces bouquins donnaient une image très claire de ce que le monde pouvait être. Beau, rempli d’objets élégants et de personnes intéressantes. En ce sens, il a inspiré toute une génération de créateurs. Le styliste Tom Ford, par exemple, a été profondément influencé par lui en grandissant.

Comment le savez-vous ?
Je l’ai appris par son compagnon, Richard Buckley, alors journaliste au magazine House & Garden pour lequel j’écrivais à l’occasion. Quand j’ai publié un livre sur mon père, peu après sa mort, Tom Ford en a rédigé la préface. Il y a ensuite eu la collection David Hicks de Tom Ford pour Gucci. Vous connaissez le film Zoolander (2002) avec Ben Stiller ? La collection y apparaît de façon très visible.
Ce n’était pas la première fois que l’œuvre de votre père apparaissait sur grand écran. Le célèbre couloir de The Shining (1980) de Stanley Kubrick porte aussi son empreinte. Le motif est devenu l’un des plus célèbres imprimés de tapis au monde. Qu’en pensait-il ?
Mon père ne l’a jamais su. Le motif figurait dans une campagne publicitaire. Je suppose que Stanley Kubrick, ou son décorateur, a vu cette publicité juste avant le début du tournage. Je ne l’ai découvert que bien plus tard. Lorsque j’ai commencé pour la première fois à octroyer une licence pour les dessins de tapis de mon père – comme c’est le cas aujourd’hui avec la nouvelle collection Les Iconiques de Carpet Society – je l’ai reconnu dans l’un de ses anciens albums. Il n’en a donc pas touché un centime.
Des chambres du roi Charles, encore prince à l’époque, et de la princesse Anne à Buckingham Palace aux résidences d’acteurs, de magnats des médias et de sultans : votre père avait-il un intérieur qui lui tenait particulièrement à cœur ?
Il était toujours le plus fier de ce qu’il venait de réaliser. Mais vers la fin de sa carrière, il citait surtout l’appartement d’Helena Rubinstein comme son œuvre majeure. Paradoxalement, il ne le trouvait pas forcément magnifique, car il débordait de mobilier victorien et d’art africain, ce qui n’était absolument pas son style, mais elle avait tenu à participer à la conception.

À ce moment-là, il était un jeune décorateur. Helena Rubinstein, elle, avait 86 ans et était très intimidante : elle était célèbre.
Je sais que, lors de leur première rencontre, elle était allongée sur une chaise longue, vêtue d’une robe violette de Balenciaga, quand il lui a demandé : ‘Madame, avez-vous choisi une couleur pour les murs du salon ?’ Elle est restée étendue, les yeux fermés, et il a paniqué : Oh mon Dieu, est-ce qu’elle est morte ? Que faire ? Sans ouvrir les yeux, elle a dit soudain : ‘Je vois du violet.’ Elle a demandé des ciseaux à son assistant, découpé un morceau de sa robe et déclaré : ‘Voici la couleur des murs.’ La publication de cet intérieur l’a rendu encore plus célèbre qu’il ne l’était déjà depuis son mariage avec ma mère. Ce fut sa grande percée. Grâce à Helena Rubinstein, il a pu montrer qu’il restait actif et pertinent dans le monde du design. Beaucoup pensaient qu’il ne travaillait plus après avoir épousé une femme très riche.
Comment a-t-il réagi lorsque vous avez décidé de marcher sur ses traces ?
Il lui arrivait de jeter un œil à mon travail et de lancer sèchement : ‘Hm, ça me dit quelque chose.’ Alors qu’il passait son temps à fanfaronner auprès de ses amis : ‘Isn’t it marvellous ? Il fait ceci, il fait cela. Fantastique, non ?’ En réalité, nous avions des personnalités très différentes. Il avait un avis tranché sur absolument tout et l’exprimait avec un aplomb inébranlable, qu’il ait raison ou non. Pour lui, montrer de l’assurance comptait davantage que d’avoir raison. Moi, je suis exactement l’inverse. Quand il disait : ‘C’est mauvais’ ou ‘C’est bon !’, je lui répondais : ‘Eh bien, le goût n’est ni bon ni mauvais. Il est simplement différent.’ Ça le rendait parfois fou. (rires)

Avez-vous travaillé ensemble ?
Nous n’avons travaillé ensemble que très brièvement – il est mort en 1998, et moi, j’étais encore étudiant au début des années 1990 – et ça n’a absolument pas fonctionné. Il était déjà plus âgé et aimait bien l’apéritif. J’étais jeune et prétentieux. Une combinaison désastreuse. (rires) Mais je suis très heureux d’avoir aujourd’hui l’opportunité de rééditer ses créations.
Depuis les années 1970, Carpet Society produit des tapis dessinés par David Hicks. La nouvelle collection Les Iconiques, dont les créations de David Hicks constituent la première partie, sera disponible dès janvier 2026 dans les showrooms du fabricant belge de tapis ainsi qu’en ligne. carpet-society.com
David Hicks en résumé
• Architecte d’intérieur britannique, né dans l’Essex en 1929.
• Se fait connaître grâce à ses motifs audacieux et à ses combinaisons de couleurs innovantes, devenus emblématiques des swinging sixties et seventies.
• Commence sa carrière en peignant des boîtes de cornflakes pour l’agence de publicité J. Walter Thompson.
• Convainc sa mère de le laisser rénover sa maison londonienne. L’intérieur est repéré par le magazine House & Garden, ce qui fait de lui, à 25 ans, la nouvelle coqueluche du milieu.
• Travaille dès lors pour des figures de la mode, des médias et pour la royauté.
• Épouse en 1960 Lady Pamela Mountbatten, avec qui il aura deux filles et un fils.
• Publie neuf ouvrages dédiés à son travail.
• Se consacre ensuite à la création de jardins.
• Grand fumeur, il meurt en 1998 des suites d’un cancer du poumon.