À l’ère du numérique et des liseuses électroniques, le livre est plus que jamais un symbole de statut, affirmé par la composition minutieuse de rayonnages aussi érudits qu’esthétiques. Plus qu’un passe-temps, c’est aujourd’hui un métier, et les services des curateurs de bibliothèques s’arrachent, tant dans les sphères publiques que privées.
«Il n’y a plus que les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l’on sait que cette espèce d’hommes ne lit jamais», aurait affirmé l’écrivain français Anatole France il y a déjà plus de 100 ans. Et il semblerait que celui qui a été honoré du Nobel de littérature en 1921 ait été particulièrement inspiré au moment d’asséner ce jugement, car un siècle plus tard, force est de constater que la bibliothèque est peut-être plus que jamais un objet décoratif et un symbole de statut autant qu’une invitation à la lecture. Ce qui ne veut pas dire que ces fonctions soient forcément mutuellement exclusives. On peut tout à fait vouer un amour à l’écrit et au papier tout en se préoccupant également de l’aspect esthétique de ce passe-temps. La preuve avec un néo-métier garanti de faire rêver les papivores, celui de «library curator», ou curateur de bibliothèques donc, qui gagne progressivement nos latitudes face à l’engouement croissant des marques et des lieux à l’identité marquée pour une bibliothèque bien remplie – au propre comme au figuré.
Jusqu’à 80.000 dollars la bibliothèque
Il n’y a d’ailleurs pas que dans la sphère publique que ce phénomène de curation se produit, car pour celles et ceux qui peuvent se les payer, les services de ces curateurs cultivés sont également toujours plus prisés.
Et leur travail ne se limite pas au «simple» assemblage d’ouvrages: dans certains cas, il implique même la conception de couvertures qui, rangées côte à côte, dessinent de ravissantes œuvres de papier.
C’est notamment la spécialité de l’Américain Thatcher Wine, fondateur de Juniper Books, dont les créations ont le don de s’inviter sur les #shelfies postés sur les réseaux sociaux. Fou de livres depuis qu’il sait lire, cet habitant du Colorado se passionne depuis toujours pour la lecture mais aussi pour la collection et le rangement de ses ouvrages. S’il confie ne pas s’être rendu compte, enfant, à quel point son obsession pour l’organisation de sa bibliothèque pouvait sembler étrange à son entourage, une fois adulte, ce drôle de hobby lui a valu une reconversion réussie. Employé dans la technologie, il rebondit après la faillite de son entreprise en 2001 en se lançant dans le commerce de livres en ligne. Jusqu’à ce qu’un proche lui demande de l’aider à organiser ses rayonnages, et lui laisse ainsi entrevoir la possibilité de rentabiliser un talent qu’il cultive depuis l’enfance.
Succès oblige, Thatcher Wine peut aujourd’hui demander entre 20.000 et 80.000 dollars pour la réalisation d’un projet, ce qui comprend environ quatre mois de travail ainsi que la conception des couvertures personnalisées qui ont contribué à sa renommée.
Être et paraître
La trilogie du Seigneur des Anneaux dont les jaquettes dessinent l’œil de Sauron, un bouquet irisé composé par des écrits de Margaret Atwood, Joan Didion et Virginia Woolf, unies par le motif que forment leurs ouvrages mis côte à côte, mais aussi des paysages élaborés qui couvrent des étagères entières: pas étonnant que sur Instagram, plus de 185.000 personnes attendent avec impatience chaque photo d’une nouvelle création signée Juniper Books.

Et Thatcher de citer l’exemple de ce client qui voulait que sa bibliothèque soit un reflet de la passion familiale pour les voyages, et pour lequel lui et son équipe ont non seulement établi une sélection d’ouvrages dédiée à leurs destinations préférées, de Rome à Londres, mais aussi conçu des couvertures illustrant ces endroits. «Comme ça, chaque fois qu’ils regardent les rayonnages, cela leur rappelle ces beaux moments en famille.»
Quoi de plus personnel que les livres, surtout quand ils sont ainsi liés à des souvenirs? Mais n’est-ce pas précisément antinomique de laisser d’autres se charger de leur curation? N’y a-t-il pas quelque chose qui tiendrait presque du grotesque à accorder autant d’attention à l’aspect esthétique de ce qui n’est au fond qu’un réceptacle à textes lus ou à lire?
«On a souvent l’impression de connaître une personne en regardant sa bibliothèque», reconnaît Emmanuelle Oddo.
Établie à Marseille, où elle est née et où elle a grandi avant d’osciller un temps entre l’Argentine et Paris, la trentenaire tient son amour des livres d’un père qui collectionnait les beaux ouvrages et l’emmenait tous les dimanches avec lui au marché aux puces et chez les bouquinistes.
Diplômée en Management du luxe, celle qui a exercé deux ans durant le métier de libraire est aussi autrice, éditrice et fondatrice de Piece A Part, son bureau de direction éditoriale et curatoriale. À l’origine de ce projet, lancé en 2017, la volonté de se servir des livres et des objets pour construire des univers permettant d’ancrer l’identité d’un lieu ou d’une marque. Un parti pris qui a su séduire d’emblée la marque de mode Sessùn – on y reviendra – et qui permet aujourd’hui à Emmanuelle de vivre de sa passion pour l’écrit. Pas question, donc, pour elle, de faire du beau pour faire du beau.

Elle l’assure, pour chaque projet, elle cherche «une base de vérité» – même quand son interlocuteur n’est pas vraiment du genre lecteur. Comment? En s’inscrivant dans le terroir du lieu où sera installée la bibliothèque, par exemple, mais aussi et surtout en s’adonnant à des interviews de ses clients, dont elle cerne ainsi les valeurs et les envies, qu’elle transcrit alors en piles de livres.
Mais sans être naïve pour autant, concédant qu’il y a «beaucoup de paraître» derrière la lecture.
Remarquable résilience
Né à Oxford et fort de plus de trois décennies passées à graviter autour des mondes de l’édition, de la vente de livres et de l’entrepreneuriat, Philip Blackwell a fondé en 2008 son Ultimate Library. Soit un service de curation et de gestion «d’expériences littéraires» pour un prestigieux portefeuille de clients, qui vont de l’opulent hôtel Passalacqua, en bord du lac de Côme, où George et Amal Clooney ont leurs habitudes, à des établissements tels que le Four Seasons, le Ritz Carlton ou encore ceux des chaînes de prestige Aman et Six Senses, sans oublier le studio de notre compatriote Axel Vervoordt. Voici pour les requêtes professionnelles. Côté privé, l’équipe d’Ultimate Library travaille avec des personnes «au quotidien incroyablement rempli, qui ont néanmoins bien conscience du signalement subtil que les livres procurent».

Mais attention, nuance Philip, ils ne les voient pas tant comme un symbole de statut que comme un reflet de leur personnalité, miroir de ce qui les anime et pique leur curiosité. Et paradoxalement, alors qu’il est désormais possible de posséder des milliers de volumes via une liseuse qui prend moins de place qu’un seul livre, cette faim de papier se fait toujours plus dévorante.
«Même dans notre monde toujours plus digitalisé, les livres font preuve d’une remarquable résilience», se réjouit le Britannique.
Qui l’explique par le caractère sensoriel de la lecture, et le fait que rien ne peut remplacer le poids d’un ouvrage, la texture des pages, le parfum du papier et de l’encre… Une expérience qu’il décrit poétiquement comme «un acte de concentration et d’immersion qui vous emmène dans un autre monde, réel ou imaginaire». Et dans un monde régi par le scrolling et le swiping, cette connexion tactile est plus importante que jamais, ajoute encore celui pour qui un livre offre quelque chose qu’aucune technologie ne peut répliquer: un moment de quiétude et d’évasion.
Raison de plus de célébrer la lecture, et d’élever cette pratique au rang d’art grâce à des étagères traitées comme autant de petits musées ou galeries de papier.
Émotion et esthétique
«Une belle bibliothèque ajoute un supplément d’âme à un lieu», sourit Nina Freudenberger. Née à Munich et diplômée de la prestigieuse Rhode Island School of Design, celle qui est à la tête du Freudenberger Design Studio qui porte son nom ne se contente pas de dessiner des espaces: c’est aussi une bibliophile avertie, qui a elle-même signé plusieurs ouvrages dont Bibliostyle, un beau livre pensé comme une exploration des différentes manières d’intégrer étagères et autres tomes aux intérieurs. «Dans chaque maison que je visite, les livres sont toujours le reflet le plus intime de la vie intérieure des personnes qui y habitent. Ils définissent un espace de manière esthétique mais aussi émotionnelle», avance-t-elle, notant que l’habitat n’est jamais qu’une extension de la personne, et que les livres sont une des expressions les plus authentiques de cette relation entre soi et chez-soi.
Raison pour laquelle, comme ses confrères et consœur interviewés pour les besoins de ce reportage, Nina Freudenberger ne peut pas envisager de concevoir une bibliothèque sur la base du seul aspect visuel. Ce qui compte, c’est le client, son histoire, ses intérêts… «Je ne dis pas que chaque maison a besoin d’une bibliothèque complète, mais chaque lieu de vie bénéficie d’avoir des livres quelque part. Ils ajoutent de la chaleur, de la profondeur, et un sentiment de vie qui ne peut être répliqué d’aucune autre manière», affirme encore notre experte. Qui, bien qu’elle ne se limite pas à la conception de lieux de lecture, se réjouit toutefois de constater que toujours plus de gens sont conscients de la valeur qu’apportent les livres à un intérieur.
Une valeur qui a un prix, forcément, d’autant que pour être réalisée dans les règles de l’art, la curation de bibliothèques demande temps et investissement personnel.
Sacré symbole
Est-ce la fameuse retenue britannique? Quand on lui demande d’estimer le coût de ses services, Philip Blackwell, dont la clientèle inclut notamment un célèbre footballeur dont il nous a demandé de taire le nom, évoque une série de facteurs allant de la taille du projet à la rareté des livres désirés pour expliquer pourquoi il ne peut pas communiquer de prix précis.

Mais «chaque bibliothèque est conçue entièrement sur mesure, donc le budget est forcément un reflet de cette individualité», concède-t-il. Comprendre: on est (bien) au-delà du prix d’une bonne vieille Billy de chez Ikea, par exemple.
Effort de conservation
Moins timide, son homologue américain de chez Juniper Books n’a pas hésité à nous communiquer une fourchette à 5 chiffres, allant du simple au quadruple mais restant tout de même inaccessible au commun des mortels. Plus proche de chez nous, Emmanuelle Oddo précise elle aussi que «tout dépend du projet», mais que pour s’offrir ses services, le devis démarre aux alentours de 3.500 euros.
Et pour ce prix-là, que s’offre-t-on? Des semaines, voire des mois de recherches, qui intègrent tant l’aspect visuel que personnel, avec un goût prononcé de tous nos interlocuteurs pour les ouvrages rares, qui font de chaque collection un trésor et de chaque projet un ravissement continu pour celles et ceux qui ont la chance d’en profiter.
«La lecture a toujours véhiculé un certain statut social. Elle positionne: le livre a longtemps été un symbole de pouvoir, et d’une certaine manière, c’est encore le cas aujourd’hui», décrypte Emmanuelle Oddo.
Qui voit dans l’essor de la curation de bibliothèques l’envie de conserver quelque chose qui pourrait être amené à disparaître, menacé d’être supplanté par les livres audio et électroniques. On y revient, mais dans ce contexte, «s’affirmer comme conservateur confère aussi un statut particulier, presque élitiste», avance la Marseillaise, qui espère toutefois que cela ne restera pas confiné qu’aux hautes sphères, et que par le simple fait de montrer ou de rendre accessibles ces bibliothèques, la lecture continuera de toucher un public élargi.
Nouveau chapitre
Plus qu’un simple élément de déco, la bibliothèque en vient à incarner un nouveau chapitre. Cela vaut pour les particuliers, dont la sélection d’ouvrages dit autant de la personne qu’ils sont que de celle qu’ils aimeraient être, mais c’est tout aussi vrai des marques, pour lesquelles le livre est un moyen d’expression précieux. Quand Emma François, la fondatrice de Sessùn, fait appel aux services de Piece A Part il y a sept ans, se doute-t-elle seulement de l’impact que cette collaboration va avoir sur son image de marque?
Ensemble, l’ancienne libraire reconvertie en curatrice et la diplômée en anthropologie devenue créatrice de mode conçoivent Sessùn Alma, lieu de livres et d’artisanat en pleine cité phocéenne, qui contribue à offrir un nouveau souffle à la marque et à la positionner en tant que prescriptrice de tendances auprès d’un public avide d’authenticité.
Plus récemment, Saint Laurent a transformé sa boutique de la Rive gauche en Babylone, une librairie-galerie sortie tout droit de l’imagination de notre compatriote Anthony Vaccarello, directeur artistique de la maison et mordu de lecture et de culture. Lors de l’inauguration à l’automne dernier, le label soulignait la manière dont ce nouveau projet permettait tout à la fois d’incarner l’ADN de la maison et d’élargir ses horizons.

La lecture serait donc la dernière frontière, dont la conquête est d’autant plus grisante qu’elle est, par définition, impossible puisque faite d’autant d’univers parallèles qu’il y a de livres et de personnes qui les lisent? Ce qui est certain, c’est que pour les marques, il s’agit d’un terrain de jeu aux potentielles retombées sérieuses.
«Une bibliothèque n’est jamais neutre: elle nous façonne autant que nous la façonnons», note Philip Blackwell.
Pour qui, en ces temps de contenu hyper-personnalisé par des algorithmes qui en viennent à anticiper nos préférences, la curation de livres répond à ce désir collectif de personnalisation mais de manière analogue, en gardant l’aspect humain au cœur du processus.
Supplément d’âme
«Choisir un livre n’est pas une question de data, c’est une décision intellectuelle et émotionnelle, influencée par l’expérience, la curiosité et l’instinct. C’est quelque chose qu’aucun algorithme ne peut répliquer», raison pour laquelle le fondateur d’Ultimate Library prédit un essor de la curation de librairies égal à celui des nouvelles technologies. «Dans un monde qui est chaque jour un peu plus automatisé, c’est l’aspect humain, notre passion, notre intuition et notre expertise littéraire qui garantissent que chaque collection surprenne et ravisse.»
Plus de vingt-cinq ans après s’être lancé dans ce métier qui restait alors à inventer, Thatcher Wine est le premier à être surpris par sa longévité. Pourtant, selon lui, les personnes qui aiment les livres leur vouent un amour encore plus féroce aujourd’hui qu’il y a un quart de siècle, précisément parce qu’ils offrent un refuge dans nos vies dominées par les écrans.
Mais si, au-delà de votre fureur de lire, votre bibliothèque soigneusement agencée est aussi du plus bel effet en fond de vos réunions en visioconférence, et bien disons qu’en littérature, on appelle ça un dénouement heureux.