La lecture n’est pas un passe-temps, c’est une promesse, celle de voyager dans le temps et l’espace au gré des ouvrages. Ivre de livres, Kathleen Wuyard vous emmène page à page dans ses périples papivores. Dernier coup de coeur en date: une passionnante histoire féministe de l’architecture d’intérieur.
Nous sommes en l’an de grâce 1921, dans l’État de New York. Si les femmes américaines viennent enfin de conquérir le droit de vote, après plus d’un demi-siècle de lutte, la discrimination bancaire est toujours bien d’actualité. Il faudra en effet attendre les années 1970 (!) avant qu’une loi permette aux femmes mariées d’obtenir cartes de crédit et prêts en leur propre nom, ce qui n’empêche pas la formidable Elsie de Wolfe de bâtir un patrimoine à la seule force de son talent. Première décoratrice d’intérieur au monde, elle fait parler d’elle en ce début des Années folles parce qu’elle n’hésite pas à traîner en justice un client auquel elle réclame des impayés. Et au juge new-yorkais qui lui demande de définir sa profession, elle assène cette réponse d’une élégante concision: «Je crée de la beauté.»
C’est avec cette anecdote que Jane Hall introduit Un espace à soi, le beau livre qu’elle consacre à l’architecture d’intérieur au féminin. Détentrice d’un doctorat du Royal College of Art et spécialisée dans l’étude du genre et de l’architecture, c’est déjà à elle qu’on devait l’excellent Je ne suis pas une femme architecte, je suis architecte, salué tant par la critique que par les professionnelles du secteur lors de sa parution en 2019.
Et la Britannique d’épingler une remarque mordante parue dans un quotidien au moment du procès d’Elsie de Wolfe: «Chaque fois qu’un mari meurt, une nouvelle décoratrice d’intérieur voit le jour.»
Repenser le rapport à l’espace privé
Celles qui doivent négocier l’aspect de chaque centimètre carré (et lutter contre des choix «esthétiques» qui n’en ont que le nom) avec leur tendre moitié riront jaune.
Sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’inviter gentiment Monsieur à reléguer posters écornés et collection de figurines au grenier, mais bien plutôt de la définition même de la notion d’intérieur. Car si celle-ci va aujourd’hui de soi, et que chaque personne, indépendamment de ses goûts et même de ses moyens, va vouloir faire un cocon de son chez-soi, au début du siècle dernier, ce n’était pas si simple.
La femme est alors cantonnée à l’espace privé, qui n’est pas tant le théâtre de ses capacités créatives que celui de ses tâches domestiques.
Une maison bien tenue est une maison dont la maîtresse veille à la propreté et à la bonne gestion, et où la domesticité prime sur la joliesse, alors résolument synonyme de frivolité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les pionnières américaines de la décoration d’intérieur sont issues de milieux aisés, où leur occupation est vue comme un de ces caprices audacieux qu’on salue chez les privilégiés pour mieux les condamner dans les autres classes sociales.
L’exception à la règle? Elsie de Wolfe, encore elle, humble comédienne de théâtre devenue décoratrice à succès mais maintenue néanmoins aux marges de la société en raison de sa relation avec une femme, Elisabeth Marbury.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Sa contemporaine, Rose Cumming, se distingue pour sa part par son mépris de l’électricité, ce qui ne l’empêche pas, alors que son appartement personnel est éclairé uniquement à l’aide de bougies noires, de laisser les lumières de sa boutique new-yorkaise allumées toute la nuit afin d’attirer l’attention des passants.
La décoration, activité alors presque uniquement exercée professionnellement par des femmes, est vue comme un simple prolongement du travail domestique? Eleanor McMillen Brown trouve la parade en dissimulant son genre derrière une société qui ne porte que son nom de famille. Et il ne s’agit là que de quelques-unes des anecdotes distillées par Jane Hall, qui a rassemblé pas moins de 250 décoratrices d’intérieur dans un opus qui leur apporte enfin la mise en lumière qu’elles méritent.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Car l’invisibilisation des femmes est malheureusement un thème récurrent de l’histoire du design, tant parce que les intérieurs, par nature éphémères, sont souvent remaniés (et donc oubliés) au fil du temps que parce que quand elle se décline au féminin, l’ambition est perçue comme exubérante, voire menaçante. «L’histoire féministe de l’architecture d’intérieur rappelle que les espaces ne sont jamais neutres», pointe encore le Dr Hall.
Et à voir la formidable personnalité qui se dégage de chacun des intérieurs exposés dans ces pages, on se dit que c’est tant mieux.
Un espace à soi. Architecture d’intérieur au féminin, par Jane Hall, Phaidon.
Envie d’être à la page? Retrouvez toutes nos chroniques littéraires Tête à Textes ici.