On a visité un penthouse d’exception dans le célèbre Isokon Building, à Londres

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Le séjour donne sur la terrasse. Canapé de Robin Day pour Hille. Fauteuil et deux chaises longues de Marcel Breuer pour la Isokon Furniture Company. Porte-revues Penguin Donkey Mark 1 et tabouret d’Isokon Plus. Desserte de Heal’s. © Taran Wilku/Living Inside

Avant Tom Broughton, seuls deux habitants avaient eu ce privilège: vivre dans le penthouse de l’iconique Isokon Building à Londres, autrefois foyer moderniste de Walter Gropius et d’Agatha Christie, et repaire clandestin pour le MI6.

Parmi les toits pointus, les façades de briques rouges et les bow-windows des élégantes demeures géorgiennes et victoriennes de Belsize Park, au nord de Londres, la silhouette longiligne de l’Isokon Building attire immédiatement tous les regards. Ses lignes lisses et courbes, typiques de son style «paquebot», étaient résolument radicales en 1934. Un cas unique en Grande-Bretagne.

«On aurait dit un navire de croisière sorti de nulle part», se souvient Tom Broughton. Le fondateur de Cubitts – une marque culte de lunettes portée notamment par Madonna, Spike Lee, Hugh Grant et Stanley Tucci – a découvert l’immeuble par hasard, en se perdant au détour d’une promenade. «C’était en 2002. Je venais de quitter Leicester pour Londres. Le grand complexe en béton couvert de graffitis m’a fasciné d’emblée. Plus je lisais d’articles à son sujet, plus l’obsession grandissait. À tel point que, vers la fin des années 2000, j’ai créé un groupe de fans sur Facebook.»

Des habitants de renom

L’Isokon, à l’origine baptisé Lawn Road Flats, est le projet de l’entrepreneur en mobilier Jack Pritchard et de son épouse Molly, psychiatre. Ils confièrent à l’architecte canadien Wells Coates la mission de concevoir le premier immeuble d’appartements modernistes en béton du Royaume-Uni. Un véritable laboratoire d’habitat urbain: des logements compacts et efficaces de 25 à 60 m², entièrement meublés, assortis d’un restaurant et d’une buanderie commune. Le slogan de 1934 en résumait l’esprit: «All you have to bring is a carpet, a picture, and a plant.»

Tom Broughton sur le canapé de Robin Day pour Hille. Les murs de l’appartement sont habillés de panneaux en hêtre et en bouleau. Les pièces vintage de Marcel Breuer et Wilhelm Wagenfeld sont complétées par une rare création contemporaine: la lampe IC Lights de Michael Anastassiades pour Flos. Tableau de John Ivar Berg. ©Taran Wilku/Living Inside

À l’intérieur dominait la passion de Pritchard pour le contreplaqué, alors matériau innovant et démocratique. On y trouvait des meubles intégrés signés de figures modernistes telles qu’Alvar Aalto ou Marcel Breuer. Le bâtiment abritait aussi l’Isobar, à la fois restaurant pour les habitants – certains se faisaient livrer leurs repas via un monte-plats – et showroom pour la Isokon Furniture Company. Bref, un art de vivre élégant, minimaliste et collectif, avant l’heure.

Sans surprise, l’adresse attira d’emblée un public d’exception. Des artistes et intellectuels fuyant l’Allemagne nazie y trouvèrent refuge. Le Bauhaus y laissa son empreinte avec Walter Gropius, Marcel Breuer et László Moholy-Nagy parmi les résidents. Aujourd’hui, une plaque commémorative bleue rappelle leur passage. Quant aux amateurs de romans policiers, ils retiendront qu’Agatha Christie y vécut également. Elle y puisa l’inspiration pour N or M?. Et l’on murmure que l’immeuble servit à l’époque de lieu discret de rendez-vous pour les services secrets britanniques.

Table et chaises de salle à manger d’Alvar Aalto pour Artek. Desserte de Gerald Summers. Suspension de Wilhelm Wagenfeld pourTecnolumen. Tableau de Ben Nicholson. ©Taran Wilku/Living Inside

À la fin du XXe siècle, le complexe sombra dans un profond délabrement. Une restauration menée par Avanti Architects au début des années 2000 lui rendit sa splendeur originelle. Depuis, l’Isokon bénéficie du même statut patrimonial que Buckingham Palace. Seules de légères rénovations y sont encore permises.

Patience à toute épreuve

Seize ans après sa première rencontre avec l’Isokon, Tom lut que le penthouse – celui-là même où vécurent les Pritchard – était mis en vente. Une opportunité unique: ce n’était que la deuxième fois dans l’histoire du bâtiment qu’un tel bien se retrouvait sur le marché. «Je n’ai pas hésité une seconde à l’acheter», sourit-il.

Avec ses 65 m², il s’agit du plus grand appartement du complexe. La pièce de vie, d’environ 40 m², s’ouvre sur une terrasse exceptionnellement vaste, donnant sur le domaine naturel de Belsize Wood. La chambre, avec son lit et son armoire d’origine, la cuisine et la salle de bains restent modestes et sobres. Pas de place pour un grand réfrigérateur ni pour un lave-vaisselle. Et la douche se prend dans la baignoire.

L’une des dessertes de Gerald Summers appartenant à l’habitant. ©Taran Wilku/Living Inside

Pour Tom, cette compacité est à la fois un défi et une bénédiction. «Le plus difficile, mais aussi le plus beau, c’est d’aménager un tel lieu. Chaque objet doit avoir du sens.» Il a tenu à conserver les matériaux d’origine: le contreplaqué, patiné par plus de 90 ans d’usage, donne tout son caractère à l’espace. «Parfois, on se croirait dans une cabine de bateau.» Le mobilier prolonge l’histoire de l’Isokon, avec deux fauteuils lounge de Breuer, un canapé de Robin Day et un range-revues Penguin Donkey spécialement conçu pour accueillir les célèbres livres de poche Penguin. Quelques accents contemporains s’y ajoutent, dont une lampe de Michael Anastassiades.

La minuscule cuisine intégrée en U n’offre même pas la place pour un lave-vaisselle ou un grand réfrigérateur. ©Taran Wilku/Living Inside

Vivre ici n’est toutefois pas exempt de désagréments: murs fins, courants d’air persistants, système de chauffage vieillissant… Mais l’habitant juge le concept total si puissant que ces détails lui semblent insignifiants. «Se réveiller avec le chant des oiseaux, dans un bâtiment aussi inspirant? J’en suis éternellement reconnaissant.»

Lit Muji. Tabouret d’Alvar Aalto utilisé comme table de chevet. Lampe de table Mini Glo-Ball de Jasper Morrison pour Flos. Tableau de Bertil Wahlberg. ©Taran Wilku/Living Inside

Chaque retour chez lui ravive la magie du lieu: le martèlement de la pluie sur le toit, la vue sur le bois, la mémoire de ceux qui l’ont précédé. Tom ne se sent pas propriétaire au sens classique du terme. «Je sais que j’habite un endroit historique. Il ne m’appartient pas, il ne m’appartiendra jamais. J’ai seulement le droit d’en jouir intensément, le temps que cela dure.»

S’il admire ses illustres prédécesseurs – Gropius, Breuer, Moholy-Nagy –, il s’amuse: «J’ai sans doute plus en commun avec les espions qui rôdaient ici autrefois.»

Sur la terrasse de 100 m², une table d’Eero Saarinen pour Knoll accompagnée de chaises de Harry Bertoia. ©Taran Wilku/Living Inside

Tom Broughton (43 ans), en bref

Il vit et travaille à Londres.
Découvrant grâce à ses idoles musicales Morrissey et Jarvis Cocker que les lunettes sont aussi un moyen d’expression, il commence à collectionner des montures vintage dès l’adolescence.
En 2013, il fonde Cubitts, avec l’ambition de moderniser l’industrie lunetière londonienne, vieille de trois siècles, en mariant technologie innovante et savoir-faire artisanal.
Cubitts possède plusieurs boutiques au Royaume-Uni, dont treize à Londres, ainsi qu’une boutique en ligne.
cubitts.com

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