Contrairement aux laines de luxe utilisées dans la mode comme le cachemire, le mérinos ou la vigogne, la laine belge est plutôt du genre à gratter. Pas au point d’arrêter de nombreux créateurs qui en reconnaissent aujourd’hui la valeur. Car elle peut devenir une matière d’exception en design et en décoration.
Notre pays compte près de 200.000 moutons élevés essentiellement pour leur viande ou le lait des brebis, mais très rarement pour leur laine. Pourtant, celle-ci est bel et bien disponible puisque les animaux doivent être tondus au moins une fois par an pour des questions de confort.
Selon une enquête réalisée par Valbiom, centre de référence de l’économie biosourcée en Wallonie, on estime qu’un mouton fournit en moyenne 2 kilos de laine brute. Le gisement potentiel dépasse donc facilement les 400 tonnes.
Elle reste encore trop souvent considérée comme un déchet, une grosse partie en étant même envoyée en Chine pour fabriquer des produits de basse qualité. En raison du cachemire bon marché, plus personne ne veut la porter à même la peau.
Tout au plus peut-elle espérer finir dans nos isolants. Sa valeur économique peut même s’avérer négative si elle ne trouve pas preneur. Faire tondre un mouton coûte en effet plus cher que ce que rapporte sa toison.

Un faible rendement
Heureusement, de plus en plus de créateurs réfléchissent à développer des moyens d’exploiter cette matière première naturelle, sourcée localement. En témoigne l’existence de Made in wool, un salon dédié à l’utilisation de la laine belge dont la première édition s’est tenue cet automne à Court-Saint-Etienne.
Parmi les exposants, Valérie Keyzer a lancé il y a deux ans La Belle Laine, une entreprise de confection de couettes et d’oreillers mais aussi de poufs et de tapis d’éveil à partir de laine 100 % belge.
Nous considérons souvent la laine locale comme le vilain petit canard des fibres textiles. Je veux dépasser ce cliché
« Nous sommes présents dès la tonte des moutons pour trier la laine chez des éleveurs belges », explique-t-elle. Elle est ensuite lavée à Verviers, dans le plus grand lavoir en Europe… avant d’être cardée au Luxembourg et en Bretagne. Notre créatrice installée à Rixensart ne voit à l’usage de la laine que des avantages. « Eté comme hiver, elle s’adapte rapidement à la température corporelle, absorbe et évacue la transpiration, est antistatique et donc prend très peu la poussière, ajoute-t-elle. Elle est anallergique, déplaît aux acariens et favorise l’endormissement. »
Donner plutôt que brûler
C’est pendant une vague de chaleur que les créatrices Céline Lambrechts et An Gillis ont commencé à fouiller des sacs remplis de toisons de moutons brutes. À tâtons, elles vérifient alors si les fibres sont aptes à être filées.
«On s’en imprégnait complètement, l’odeur restait sur nous, sourit An Gillis. Mais on adorait ça. On se sentait totalement reliée à notre matériau. » Objectif? Créer des objets design à partir de laine locale, comme les plaids (aux alentours de 1.000 €) qu’elles ont présentés au salon des créateurs For The Now.

D’une toison de trois kilos, il ne leur reste qu’un seul kilo de fil. Lors de leur première sélection manuelle, elles conservent moins de la moitié de la matière première. A la filature – elles travaillent avec La Filature du Hibou, une filature située à Namur -, encore 40 % de laine disparaît. Au début, les éleveurs donnaient gratuitement leur laine à Céline Lambrechts.
«L’alternative étant de la brûler, ils préféraient encore nous la donner, précise-t-elle. À présent, les deux femmes paient 2 euros le kilo, tout en exigeant un minimum de qualité. «Avant, j’acceptais tout, confient-elles. Maintenant, je sais qu’on ne peut pas stocker la laine dans du plastique, sinon elle moisit.» Afin d’inspirer d’autres créateurs à suivre sa démarche, le duo a même décidé de cartographier les races ovines et les acteurs de la filière lainière du nord du pays.
Une laine qui démange
Reste toutefois un problème de taille: sur le dos des moutons belges pousse une laine qui démange. «Même les races néerlandaises grattent», explique Pollyanna Moss (36 ans), créatrice néerlando-indienne liée à New Order of Fashion à Eindhoven. Pendant la Dutch Design Week, l’organisation met la laine à l’honneur, comme antidote au polyester omniprésent. «Les consommateurs ne sont plus habitués à investir dans une pièce que l’on garde toute sa vie, estime-t-elle. Surtout quand les fibres synthétiques coûtent bien moins cher et ne grattent jamais.»


La qualité de la laine dépend du diamètre des fibres, exprimé en microns : plus il est élevé, plus la laine démange. Les toisons des races indigènes affichent en moyenne 35 microns. Au-delà de 30 microns, la matière commence déjà à gratter.
«Justement parce que les éleveurs n’en tirent plus rien, la plupart ne sélectionnent pas leurs moutons pour la qualité de la laine, explique Pollyanna Moss. La viande compte davantage.» Face à la demande de nombreux créateurs, plusieurs fermes néerlandaises, comme The Knitwit Stable, ont décidé d’élever des mérinos pour produire une laine beaucoup plus douce, entre 15 et 25 microns. «Mais ce n’est pas parce qu’une laine gratte que les créateurs ne peuvent rien en faire», insiste Pollyanna Moss, qui entend combattre cette idée avec ses propres réalisations.
Seconde toison
En témoignent ses couvertures (entre 700 et 3.000 €) qu’elle conçoit en collaboration avec cinq bergers néerlandais et sur lesquelles elle brode l’histoire de la laine. Aux Pays-Bas toujours, des créateurs comme Shushanik Droshakiryan, à la tête du projet The Shepherd Garment, ou Sybrand Jansen se sont illustrés durant la Dutch Design Week.
«Ils adorent pouvoir se procurer leur matière première chez l’éleveur du coin, explique Pollyanna Moss. Cela les relie davantage à leur matériau.» Céline Lambrechts présente, elle, sous son label Lamatelier, des lampes et des coussins pouvant atteindre 380 €.

Avec An Gillis, elle signe aussi un plaid dont l’imprimé s’inspire directement d’une toison: elles ont extrait les contrastes d’une photo de laine tondue. Céline Lambrechts parle même d’« une seconde toison». Grâce au mode de traitement (tissage, feutrage et cardage), le plaid est moins rêche qu’elle ne l’imaginait. «Je ne l’utiliserais pas comme couvre-lit, mais plutôt comme couverture. Oui, même sur mes jambes nues.»
Des vêtements d’extérieur
Dans son nouvel atelier à Anderlecht, la créatrice française Pauline Dornat (29 ans) montre des dessous de plat, coussins, tapis et assises réalisés en laine de moutons bruxellois. Les prix vont de 20 à 1.700 €. La couleur dépend de la toison du troupeau. La jeune femme a baptisé ce projet Blackwool, en référence à la race indigène zwartbles. «Nous considérons souvent la laine locale comme le vilain petit canard des fibres textiles, lâche-t-elle. Je veux dépasser ce cliché.»
Pauline Dornat réalise même des vêtements en laine rêche, mais uniquement sur commande. «Cette tenue était destinée au mariage d’une amie, dit-elle en montrant un pantalon, une veste et une coiffe. Si je comptais toutes mes heures, il faudrait facturer 8.000 euros. La plupart des gens ne veulent pas payer autant pour un ensemble qui gratte.»
Pour son usage personnel, Céline Lambrechts a déjà créé un gros pull en laine. «Il pique, mais je porte quelque chose en dessous, donc ça ne me dérange pas. Et il est tellement chaud.» Pollyanna Moss pense que la laine locale pourrait très bien servir pour des vêtements d’extérieur. «On peut l’utiliser à l’extérieur du vêtement et doubler l’intérieur avec une matière plus douce», suggère-t-elle.
Texte: Sarah Vandoorne et Isabelle Willot