La villa Noailles, une villa « bénie des dieux »
Dans le Var, à Hyères, une bâtisse de 1925 porte encore et toujours l’empreinte de ses propriétaires avant-gardistes. L’esprit de Charles et Marie-Laure de Noailles veille sur cet endroit magique désormais consacré au design, à la mode et la photographie. Cap au sud.
Il est des lieux, comme des gens, qui inspirent. À la villa Noailles, cette sensation vous étreindra sans coup férir – ce serait l’hiver quelque part vers la fin des années 20, le soleil de la Méditerranée réchaufferait les dalles de la terrasse, il se pourrait que Giacometti apparaisse au détour du chemin, on entendrait des bribes de musique, elle serait signée Francis Poulenc, un homme filmerait la villégiature, il ressemblerait de près comme de loin à Man Ray et personne ne s’en étonnerait, les fantômes ici sont bien vivants.
On l’appelle le paquebot immobile. Il n’y a pas grand-chose à expliquer, c’est l’évidence quand on le regarde, une fois grimpée la route en lacets qui part du vieux Hyères, et qui porte bien son nom : montée de Noailles.
Il faut garder les ruines du château en ligne de mire, laisser le sentier Saint-Pierre à gauche, longer le jardin remarquable et s’arrêter au pied de cette demeure qui fut dessinée en décembre 1923, construite dans la foulée et habitée dès janvier 1925. L’architecte Robert Mallet-Stevens y a mis en application les préceptes du mouvement rationaliste : « fonctionnalité, épuration des éléments décoratifs, toits, terrasses, lumière, hygiène. »
Très vite, ses propriétaires Charles et Marie-Laure de Noailles la feront agrandir, pour les besoins de leur vie de mécènes et de vacanciers mondains : une piscine couverte, la première de France, un squash, un gymnase, des chambres d’amis, équipées de salles de bains et d’un salon de coiffure
Soit au total 1800 m2 avec parvis et jardins, vue sur la baie et hôtes de marque. Car dans cette maison, les de Noailles invitaient ceux qui comptaient pour eux – leur façon de soutenir les créateurs dont le nom ne brillait parfois pas encore au firmament de l’histoire.
Le couple de mécènes a l’oeil et en profite pour faire appel à « des gens intelligents et de talent » pour embellir leur habitat, avec un certain goût du risque et de la nouveauté : Louis Barillet pour les vitraux, Pierre Chareau, Eileen Gray ou Francis Jourdain pour le mobilier, Piet Mondrian, Constantin Brancusi et d’autres pour les oeuvres d’art… Le reste, les fêtes, la gym, l’ambiance à la fois légère et passionnée, le couple s’en charge personnellement.
Le vicomte Charles, fils puîné du Prince de Poix, fou de jardin et de botanique, est un précurseur. Marie-Laure, aussi. Elle est née Bischoffsheim. A 2 ans à peine, en 1904, elle perd son père qui lui lègue d’importants capitaux de la banque familiale.
Et une collection de tableaux, de Rubens à Goya en passant par Cranach — à laquelle elle mêlera plus tard ses goûts visionnaires, de Dalí à Mondrian ou César – « La première voiture qu’il compressera, c’est la sienne, une limousine soviétique qui pèse dix chevaux morts et qu’il offrira à Marie-Laure. »
La précision est d’Alexandre Mare, commissaire de l’expo permanente Charles et Marie-Laure de Noailles, une vie de mécènes. Où l’on apprend que 50 000 visiteurs par an grimpent jusqu’ici pour découvrir cet endroit à nul autre pareil, qui accueille depuis trente ans le Festival International de Mode et de Photographie à Hyères, lequel a fait beaucoup pour son immortalité, l’inverse est également valable.
« IMMÉDIATETÉ DE SENS »
Tout ici vibre, les traces du passé fécondent le présent, l’aura de ces personnalités magnétiques perdure, c’est sa faculté intrinsèque. On ne s’étonnera pas que le cinéma fut aussi leur dada. Charles et Marie-Laure de Noailles le soutiennent avec passion.
En 1929, ils portent à bout de bras le film surréaliste de Man Ray, Les Mystères du Château du Dé, qui a pour cadre la villa. S’ensuit en 1930, Le Sang d’un poète, le premier opus de Jean Cocteau et puis L’Age d’or de Luis Buñuel, tous deux habitués des lieux et de ces hôtes avant-gardistes.
Ces derniers financèrent là l’unique film intentionnellement surréaliste, lequel provoqua un scandale à la hauteur de ce qu’il dénonçait – la guerre, la bêtise humaine, les idées reçues… C’est dire si le couple a toujours vu juste. Avec délectation, sur un mode plus mineur, on se repassera l’opus de Jacques Manuel, Biceps et bijoux (1928), où l’on découvre, outre des plans panoramiques du site, ces messieurs dames élancés en maillot rayé, sur la terrasse, se lançant des ballons en guise de séance de gym – à la villa Noailles, il était de bon ton d’être hygiéniste.
Aujourd’hui, les artistes et les designers contemporains y sont les bienvenus, invités à « venir s’immiscer » dans l’accrochage des collections qui entrent encore et toujours en résonance avec le lieu.
Rien à voir avec un « exercice de pure courtoisie », tout avec un « enjeu » : « Créer une immédiateté de sens, de questionnements, de parallèles qui, plutôt que de s’éloigner, se rapprochent. » Ainsi, en avril dernier, pour les 30 ans du Festival, Eric Halley a été désigné « candidat idéal » pour « perturber » l’installation dans la salle à manger, un homard qui rappelle Dalí, une étoile de mer qui fait référence à Man Ray, un masque, un oiseau de proie squelettique, autant de clins d’oeil au surréalisme qui fit les beaux jours de l’édifice.
Dans le buffet tout simple, la vaisselle de Sol LeWitt copine avec les assiettes peintes par la maîtresse de maison dans les années 50. Si le mobilier n’a rien de clinquant, c’est parce que la consigne voulait que la maison soit pratique, surtout ne pas « s’embêter avec des meubles compliqués et de valeur », souligne le commissaire. Nulle ostentation mais une logique de dépouillement, de formes géométriques, de volumes simples avec sol en terrazolith, murs badigeonnés à la chaux et oeuvres qui trouvent leur place presque organiquement .
Dans une chambre, le mobilier utilitaire est signé Sybold van Ravesteyn; ailleurs, table en tôle laquée grise montée sur roulettes, lampes métalliques articulées, sièges en tube chromé et toile blanche et fauteuils en caoutchouc expriment une fonction. De même les quatorze pendules de la maison Paul Blot-Garnier, design Francis Jourdain, reliées à un régulateur électrique placé dans le hall d’entrée. « Le seul vrai luxe réside dans les équipements. » Au sol, pas l’ombre d’un angle, « pour qu’on puisse passer la serpillière », toujours cette idée « monsieur propre », que la poussière surtout ne s’amoncelle pas, que les poumons s’aèrent.
A l’étage, sur une terrasse, le vicomte fera installer une chambre de plein air, afin de dormir à la belle étoile sans remugle. La ferronnerie escamotable en est signée Jean Prouvé ; à l’origine, un lit y était suspendu, nul ne sait où il est, ce qui fit dire un jour à Jean-Pierre Blanc, directeur de la villa : « Si quelqu’un sait où le retrouver, nous serions ravis de l’accrocher ne serait-ce qu’une fois dans cette maison bénie des dieux. » Dans le salon rose, la lumière tamisée par les vitraux monochromes donne raison à cette locution qui n’a rien de superfétatoire tandis que, dans le jardin clos, les murs blancs percés de baies découpent le paysage en tableaux plus que parfaits.
Villa Noailles, montée Noailles, à 83 400 Hyères.
PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON
ROBERT MALLET-STEVENS, DIT ROB, 1886-1945
Diplômé de l’Ecole spéciale d’architecture de Paris, laquelle tient sa réputation de son enseignement rationaliste. Il est d’abord décorateur pour le cinéma, assoit ainsi sa réputation avant que les de Noailles ne viennent lui proposer ce défi : construire, au pied des ruines d’un château du XIIe siècle, sur ce terrain en terrasses reçu en cadeau de mariage, une « maison infiniment pratique où chaque chose serait combinée du seul point de vue de l’utilité ». Charles de Noailles préviendra même qu’il ne pourrait « jamais supporter quoi que ce soit ayant un but seulement architectural ». Ce projet ne peut que lancer sa carrière d’architecte, d’autant qu’en 1925, Mallet-Stevens participe à l’Exposition internationale des Arts décoratifs, et que très vite, on lui commande d’autres « exploits », la maison de Paul Poiret à Mézy ou le casino de Saint-Jean-de-Luz. Mieux, en 1927, il inaugure dans le XVIe arrondissement, à Paris, une rue qui porte son nom et dont il a dessiné tous les bâtiments. En 1929, il fonde l’Union des Artistes Modernes, qui propose une approche transversale des problématiques de la construction et de la décoration. S’ensuivent la villa Cavrois, « chef-d’oeuvre d’architecture domestique », la caserne de pompiers de la rue Mesnil à Paris (1935), des pavillons pour l’exposition internationale de Paris, (1937). Il quitte alors la France pour les Etats-Unis où il meurt en 1945.
EN QUELQUES DATES
1923 Les de Noailles commandent « une petite maison intéressante à habiter » à Robert Mallet-Stevens.
1924 Chantier.
1925 Séjour inaugural et lettre enthousiaste du vicomte : « Nous voilà installés dans la petite maison et je tiens tout de suite à venir vous dire combien nous sommes enchantés. C’est un triomphe. »
1927 Construction de la piscine.
1928 … Du gymnase.
1929 … Du terrain de squash.
1940 Occupation par l’armée italienne.
1970 Décès de Marie-Laure de Noailles.
1973 La ville d’Hyères rachète la villa, laquelle, « ballottée de projet en projetv souffre d’un semi-abandon ».
1981 Décès de Charles de Noailles.
1986 Début du projet de restauration.
1996 L’Association Festival International des Arts de la Mode d’Hyères est missionnée pour prendre en charge la programmation du lieu.
2007 Accueil d’artistes en résidence.
2010 Accrochage de l’exposition permanente Charles et Marie-Laure de Noailles, une vie de mécènes.
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