Du mobilier anthroposophe? Pourquoi le design de Rudolf Steiner gagne en popularité

© Francisco Nogueira

Longtemps considéré comme ésotérique, le design de Dornach, initié par l’anthroposophe autrichien Rudolf Steiner, est aujourd’hui en vogue dans les salles de vente. Chronique d’un succès pas du tout annoncé.

Le nom de Rudolf Steiner évoque d’abord les écoles dites Steiner-Waldorf, fondées sur une pédagogie qui, à l’époque, a connu en Belgique un essor comparable à celui de l’enseignement Dalton, Montessori ou Freinet. Mais Steiner a appliqué son idéologie à bien d’autres domaines: la finance, la médecine ou la cosmétique. Certains le considèrent même comme un pionnier de la viticulture biodynamique, aujourd’hui plus populaire que jamais malgré ses détracteurs. Quant au design lié à «son» anthroposophie – pour résumé, une sorte de vision du monde qui unit l’homme et le cosmos –, il connaît lui aussi un regain de popularité pour le moins étonnant.

Rudolf Steiner, le 16 juin 1914, aux côtés de la maquette du premier Goetheanum. Ce temple spirituel, nommé d’après le poète et philosophe allemand Johann Wolfgang von Goethe, dont Steiner s’était inspiré pour sa théorie des couleurs, fut détruit par les flammes en 1922.

Un brutalisme précurseur

«Je scrute en permanence les maisons de vente à la recherche de pièces capables de toucher à la fois mes clients et moi-même. Je veux des objets qui sortent du lot et surprennent», explique Charles Léonet qui, avec Ngoc Hoang, dirige à Bruxelles la galerie bruxelloise Léonet Hoang. Tous deux sont architectes et antiquaires, et affectionnent particulièrement les meubles qui, justement, ont été imaginés par des architectes. Un titre que Steiner pouvait d’ailleurs lui aussi revendiquer: il a dessiné pas moins de treize bâtiments au cours de sa vie. Évitant systématiquement les lignes droites, les angles et les règles classiques, il leur préférait les courbes fluides et les formes organiques arrondies.

«Ces créations sont réalisées avec soin par plusieurs artisans. Elles restituent cette dimension humaine et tangible que nous recherchons tant aujourd’hui.» Antoine Urlass

À Dornach, en Suisse, son centre spirituel de Goetheanum, construit entre 1924 et 1928 sur les cendres d’un premier bâtiment éponyme parti en fumée, est considéré comme un chef-d’œuvre du XXe siècle. Premier édifice de béton sculptural de cette ampleur, il a été salué par le Vitra Design Museum (2011), qui a consacré une rétrospective à Steiner et n’a pas hésité à le qualifier de précurseur de l’architecture organique et du brutalisme. Aujourd’hui encore, le Goetheanum abrite le siège mondial de la Société anthroposophique, active dans une cinquantaine de pays.

Dans le boutique-hôtel Dá Licença, au Portugal, on retrouve du design de Dornach aussi bien dans les chambres que dans les espaces communs. Sa galerie a toutefois fermé ses portes: une grande partie de la collection de son propriétaire, Franck Laigneau, a été mise aux enchères fin septembre chez Piasa. © Francisco Nogueira

Les meubles créés par Steiner – tout comme ceux de ses disciples nommés Felix Kayser ou Fritz Schuy – reflètent également ce penchant «brut». Miroirs, chandeliers, chaises, lits, bureaux sculptés à même le bois, sans angles droits… Leurs facettes taillées et arrondies semblent nées de l’érosion naturelle. On y lit à la fois la beauté brute de la matière et la main de l’artisan. Ce style, baptisé «design de Dornach», se situe quelque part entre l’arts and crafts anglais et les courbes d’Antoni Gaudí, en contraste radical avec la géométrie rationnelle et standardisée du Bauhaus.

Lors d’une vente aux enchères, ce guéridon de méditation, signé Hans Itel, a atteint 71.500 euros. ©Piasa.fr

L’attrait du savoir-faire

«Le design de Dornach connaît clairement un renouveau», observe Léonet, qui attribue notamment ce succès à l’antiquaire Antoine Urlass – figure des Puces de Paris Saint-Ouen – et au marchand-collectionneur Franck Laigneau. Ce dernier a mis le courant en lumière à travers des scénographies épurées, tant à la Biennale des Antiquaires que lors de Design Miami. Dans son antre Da Licença, une maison-galerie et boutique-hôtel au Portugal, il rompt avec les ensembles massifs du passé pour proposer des pièces uniques – fauteuils, chaises et objets variés – intégrées avec naturel dans des intérieurs contemporains.

Cette chaise de Dornach, conçue pour favoriser une posture de méditation optimale, est en vente sur 1stDibs.com au prix de 16.500 dollars.

Pourquoi ce design attire-t-il à nouveau les regards? «Parce que nous sommes saturés par la production de masse industrielle et les stimuli numériques, avance Antoine Urlass. Les créations de Dornach, elles, sont réalisées avec soin par plusieurs artisans. Elles restituent cette dimension humaine et tangible que nous recherchons tant aujourd’hui. Et cela vaut aussi pour les productions semi-sérielles, comme celles de Felix Kayser pour Schiller Möbel, qui témoignent d’un savoir-faire fascinant.»

© Francisco Nogueira

La spécialiste des tendances Hilde Francq confirme: «Face à la consommation frénétique et aux objets interchangeables, le désir d’authenticité se fait ressentir. On veut s’entourer de pièces durables, porteuses de sens, qui invitent au toucher. Des matériaux sensoriels qui éveillent l’émotion et suscitent un sentiment de sincérité. Les créations de Steiner ne sont pas neutres: elles portent une âme, une philosophie. C’est ce qui les rend si séduisantes aujourd’hui.»

© Rubgallery

Une tendance qui se mesure: Franck Laigneau vient de mettre en vente une partie de sa collection Dornach chez Piasa à Paris, et toutes les estimations ont été pulvérisées. Un simple guéridon de méditation d’un mètre de hauteur, signé Hans Itel, a atteint une enchère de 71.500 euros, soit le double de l’estimation d’origine…

Design et spiritualité

«Steiner abordait les formes de façon personnelle. Il voyait une dimension spirituelle dans le lien entre un objet et son propriétaire», souligne Antoine Urlass. Les meubles de méditation en sont l’exemple le plus éloquent: «Ils favorisent l’introspection et la concentration. Leurs proportions et leurs courbes accompagnent le corps dans le recueillement. Chaque détail, de l’assise à l’inclinaison du dossier, contribue à créer un environnement propice à la profondeur spirituelle.»

L’actuel Goetheanum, situé à 15 km de Bâle, est considéré comme un chef-d’œuvre précurseur du brutalisme. ©Getty images © Getty Images

Pour Hilde Francq, cette renaissance ne s’explique pas uniquement par l’esthétique: «Il y a un engouement croissant pour la connexion à la nature et le sens. Le bien-être et la pleine conscience intéressent chaque jour plus de gens. Ce sont devenus des désirs universels. Ce que Steiner appelait anthroposophie, c’est précisément ce style de vie holistique. L’idée est la même: un intérieur n’est pas seulement décoratif ou fonctionnel, il peut nourrir le bien-être. Le design peut devenir un instrument d’équilibre et d’harmonie.» Que les non-initiés se rassurent, néanmoins: chacun peut apprécier ces créations avec son propre regard. Comme le dit Antoine Urlass: «La beauté formelle et la qualité d’exécution du design de Dornach suffisent à susciter l’admiration.»

Rudolf Steiner en bref

– Penseur alternatif, écrivain et architecte.

– Né en 1861 dans l’actuelle Croatie, alors sous Empire austro-hongrois.

– Inspire des artistes tels que Piet Mondrian, Vassily Kandinsky, Joseph Beuys.

– Meurt en 1925 à Dornach, Suisse.

– Ses idées sont en grande partie considérées comme pseudoscientifiques par les milieux académiques. Certaines apparaissent aussi controversées au regard de nos critères actuels.

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