A New York, il a insufflé un vent de fraîcheur dans le secteur hôtelier avec l’aménagement exubérant de The Manner. Mais c’est aussi en qualité de designer qu’il s’est récemment imposé à l’échelle mondiale. Rencontre avec Hannes Peer.
Son nom ne le laisse pas deviner, mais Hannes Peer est italien, originaire de Bolzano, au Sud-Tyrol, dans le nord du pays. Si l’allemand est sa langue maternelle, il parle toutefois aussi bien l’italien. Ses racines seraient anglaises, et son prénom, peu typique pour la région, lui vient de sa mère, l’artiste Ursula Huber, qui l’a élevé de manière tout aussi singulière. Elle lui a transmis le goût du voyage, lui a fait découvrir l’art et l’architecture, et l’a encouragé à s’exprimer avec une liberté créative totale. «Ma mère aime raconter que, dès mes 2 ans, je peignais la table basse en verre à la manière de Jackson Pollock… avec une banane. Je peux dire que j’ai toujours été un créateur, qu’il s’agisse de voitures ou de meubles. Ce n’est donc pas un hasard si j’ai fini par étudier l’architecture», raconte l’intéressé.
‘Je ne voulais pas créer un énième hôtel à New York, mais un lieu culturellement dense, à la hauteur de Soho.’
Il garde pourtant des sentiments mitigés de ses études à la prestigieuse université technique Politecnico de Milan. «J’y ai énormément appris sur la théorie de l’architecture, mais pas sur sa mise en pratique. Ce n’est qu’en tant qu’étudiant en échange à Berlin que j’ai véritablement été happé par l’art de bâtir. Les professeurs là-bas ont changé ma vie à jamais. Ils m’ont appris à être critique et à toujours examiner le contexte sociétal, historique et culturel. L’architecture doit partir d’un problème auquel on cherche une solution.» Cette vision s’est confirmée dans ses expériences chez Rem Koolhaas à Rotterdam et Zvi Hecker à Berlin, où il a travaillé en tant que jeune architecte.
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Retrouver Basquiat
Grâce à cette approche contextuelle, chaque projet de Hannes Peer prend une tout autre allure, même si un fil conducteur les relie: l’éclectisme. «Faire de l’architecture, c’est comme un entraînement mental: il faut d’abord s’échauffer, entreprendre une recherche approfondie sur l’environnement et l’histoire du lieu avant de concevoir quoi que ce soit. Prenez The Manner. Je ne voulais pas créer un énième hôtel à New York, mais un lieu culturellement dense, à la hauteur de Soho. Quand on construit un établissement ici, il est impossible d’ignorer que Jean-Michel Basquiat a travaillé dans le quartier, à deux pas de The Factory d’Andy Warhol. Les fresques murales du restaurant de l’hôtel, The Otter, y font référence. Elles évoquent un sentiment d’appartenance. Ce sont des souvenirs que je réinterprète pour en faire quelque chose de nouveau», affirme celui qui résume son approche par le terme ‘utopie nostalgique’: «Il s’agit de respecter le passé et construire sur cette base une vision d’avenir.»
Hommages dissimulés
Le design de mobilier fait partie intégrante de la pratique de Hannes Peer depuis qu’il a ouvert son studio d’architecture et d’intérieur à Milan en 2009. Il conçoit des pièces uniques pour ses projets résidentiels ou hôteliers, des éditions limitées pour la galerie milanaise Nilufar, ainsi que des meubles proches du collectible design pour des marques exclusives comme La Chance, Sem Milano ou Baxter.
Pas de formes standards ici, mais des pièces complexes, organiques, qui flirtent avec la frontière entre l’objet fonctionnel et la sculpture. Il les pense dans la même logique que ses projets architecturaux: «Un design ne doit jamais exister pour le seul plaisir de créer. Il doit toujours être pertinent et résoudre un problème.»
Ses nombreuses références aux grands maîtres de l’art, de l’architecture ou du design – Carlo Mollino, Le Corbusier… – ou à des collègues plus confidentiels, témoignent de l’impressionnant savoir qu’il a accumulé au fil du temps. Il se décrit volontiers comme un véritable omnivore culturel. Ainsi, le piètement en forme de papillon de sa table Butterfly pour Sem Milano est un hommage au pont du Basento, conçu par l’ingénieur italien Sergio Musmeci. Sa chaise lounge en marbre Marmini pour La Chance évoque une assise taillée dans la roche par le sculpteur et performer Scott Burton. Et sa table Lamina pour La Chance s’inspire de l’œuvre de l’architecte John Lautner.
Bromance italienne
L’an dernier, Hannes Peer a entamé un nouveau chapitre de sa carrière. Avec sa première collection de mobilier de grande envergure pour l’Italien Minotti, il s’est définitivement imposé comme designer sur la scène internationale.
C’est feu Rodolfo Dordoni, directeur artistique de Minotti depuis 1997, qui a orchestré la rencontre entre la famille Minotti et lui. Ce qui ne devait être qu’une commande ponctuelle pour un canapé s’est transformé en une véritable bromance, donnant naissance à plus de vingt pièces, allant du canapé à la table d’extérieur.
‘Quel bonheur ce serait de voir d’ici trente ans ma table présente dans un intérieur! Un designer doit viser l’intemporalité.’
Les opposés s’attirent: la marque transalpine classique cherchait un designer capable d’apporter un regard neuf et des pièces collectible destinées à un public international, tandis que pour Hannes Peer, travailler avec cet éditeur représentait une immersion dans le segment luxe du design. «Ce label est connu pour son incroyable niveau de perfection, et son approche architecturale m’a fortement séduit. Nous partageons la conviction qu’un design n’est jamais gratuit: il doit exister pour une raison. D’un autre côté, je n’avais jamais travaillé à une telle échelle. Ce fut donc une vraie adaptation, confie-t-il. Quand on conçoit pour une marque présente dans 80 pays, il faut penser de manière globale. Le canapé dessiné doit convenir aussi bien à un intérieur typiquement parisien qu’à une villa minimaliste en Italie. Le design doit être intemporel et durable.»
Lui-même qualifie sa collection de «nouveau classique», car elle se veut pertinente aujourd’hui comme demain. «Quel bonheur ce serait de voir ma table Nico encore présente dans un intérieur dans trente ans! C’est ce que tout designer devrait viser: un meuble intemporel est un meuble durable, qui peut traverser les générations.» Et chez Minotti, l’exigence est telle qu’il ne peut en être autrement. «Rien que pour le canapé Yves, il a fallu réaliser entre quinze et vingt prototypes. Du jamais-vu.»
Ces derniers mois, chaque lundi était un ‘jour Minotti’ pour Hannes Peer: il passait dix à douze heures autour de la table avec toute la famille pour discuter des derniers modèles présentés au Salone del Mobile. «Je bosse de toute façon non-stop. Le boulot me rend heureux. Cela peut sembler triste à certains, mais quand on a la chance d’aimer ce que l’on fait, cela ne ressemble plus à du travail.»
Hannes Peer en bref
Né en 1976 à Bolzano, au Sud-Tyrol.
Diplômé du Politecnico de Milan, puis étudiant en échange à Berlin.
Avant de fonder son propre studio en 2009, il a travaillé chez Rem Koolhaas, à Rotterdam, et chez Zvi Hecker, à Berlin.
Réalise des projets résidentiels et hôteliers. Il a signé The Manner à Soho (New York) et l’extension de l’hôtel Spazio 46 à Merano, au Sud-Tyrol.
Designer pour La Chance, Sem Milano, Baxter et Minotti. Son collectible design est soutenu par Nilufar à Milan et Blend Gallery à Rome.
Figure sur la prestigieuse liste AD100 d’Architectural Digest, qui recense chaque année les 100 talents les plus influents et prometteurs du design mondial.