Saran Diakité Kaba, une femme dans le monde du design automobile: « Le talent et la rigueur, ce n’est pas une question de genre »
Elle est l’une des rares femmes dans un milieu réputé très masculin. Saran Diakité Kaba, designer automobile, analyse la révolution qui est en train de se jouer dans nos habitacles, désormais bardés de nouvelles technologies et plus confortables que jamais. Entretien mené à vive allure où il est question d’Aristote, de haute couture et de i-cockpit 3D.
Dans son recueil Mythologies, paru en 1957, Roland Barthes comparait l’automobile avec les grandes cathédrales gothiques. N’hésitant pas à voir en elle un objet de consommation sacralisé, érotisé, déifié. « Dans les halls d’exposition, la voiture témoin est visitée avec une application intense, amoureuse », notait-il. Le regard du philosophe français n’a rien perdu de son acuité. Certes, les SUV sont venus étoffer le catalogue, les hybrides sont apparus sur le marché mais la fascination demeure intacte. Ce qui a évolué en revanche, ce sont les moyens mis en oeuvre pour relier le client à sa berline ou son monospace, comme l’explique Saran Diakité Kaba. Responsable des interactions homme-machine pour le groupe automobile PSA, la designer est une spécialiste des interfaces et incarne une certaine quête de mixité dans le secteur (lire encadré). De la synthèse vocale à la projection des informations sur le pare-brise, des informations de guidage aux écrans tactiles, tous les sens du conducteur et des passagers sont aujourd’hui réquisitionnés. Le but? Améliorer le bien-être de l’utilisateur tout en lui simplifiant au maximum la tâche. Bienvenue à bord du nouveau monde.
L’interaction homme-machine est aujourd’hui présente dans tous les domaines industriels. Quelle est sa spécificité pour les constructeurs automobiles?
Avant d’entrer dans le groupe PSA fin 2011, je n’avais jamais travaillé dans le secteur automobile. Je pensais que la voiture était un produit électronique comme un autre. Je ne savais pas encore à quel point j’avais tort (rires). C’est beaucoup plus complexe que ce que l’on pense car les variables environnementales ne sont pas maîtrisées. Si vous prenez un domaine comme l’aéronautique, le pilote a une formation de pilote et l’avion suit un plan de vol programmé comme une partition de musique. Alors qu’un conducteur de voiture peut avoir 16 ou 99 ans, il peut être novice ou expérimenté, conduire ébloui ou sous une pluie diluvienne, se retrouver à faire ses courses ou à partir en vacances avec des enfants le coffre plein sans visibilité arrière, etc. Tous ces scénarii sont à prendre en compte lors de la conception d’un véhicule. Par ailleurs, il faut systématiquement confronter ce que nous modélisons à nos propres frontières culturelles car ce qui marche pour un Européen ne marchera pas forcément pour un Chinois.
Par exemple?
En Chine, la reconnaissance vocale est très utilisée et les services connectés sont très développés au sein des véhicules, beaucoup plus qu’en Europe. En revanche, les utilisateurs ne sont pas encore très à l’aise avec les systèmes de projections d’informations sur la route ou encore avec les aides à la conduite.
Comment conçoit-on alors des systèmes universels?
Les codes du digital sont relativement internationaux. Ce que vous arrivez à faire avec un smartphone américain, vous arrivez globalement à le faire avec un smartphone chinois. Pourtant la digitalisation des usages est hétérogène, elle ne se développe pas à la même vitesse partout. On ne propose donc pas exactement les mêmes dispositifs selon les régions du monde. Il y a parfois besoin d’adaptations locales.
Auparavant, c’était à l’homme de s’adapter au système. Aujourd’hui, nous travaillons à ce que ce soit le véhicule qui s’adapte à l’homme.
Comment voyez-vous l’évolution de la voiture du point de vue qui est le vôtre?
Pour ce qui est des interactions, l’utilisateur est dans un rapport beaucoup plus naturel avec son véhicule que par le passé parce qu’il a la possibilité de s’exprimer par tous ses sens. Auparavant, il fallait être un peu mécanicien pour savoir ce qui se passait sous le capot ou pour essayer de décoder les sons émis par le moteur ou l’habitacle. C’était à l’homme de s’adapter au système. Aujourd’hui, dans les démarches que nous menons, nous travaillons à ce que ce soit le véhicule qui s’adapte à l’homme, ce qui est fondamentalement différent.
Mais l’attention du conducteur est désormais très sollicitée dans l’habitacle…
La question de la charge cognitive est une question essentielle. Parce que le conducteur doit rester concentré sur la scène routière pour sa sécurité et celle des autres usagers de la route, nous avons développé, entre autres réponses, le concept de « Head up Display » – « Vision Tête Haute » en français – qui permet de projeter les informations de vitesse ou de navigation sur le pare-brise. Cela afin d’éviter de quitter la route des yeux. La réalité augmentée qui arrive prochainement sur le marché donnera un incroyable sentiment d’immersion qui permettra d’alléger plus encore la charge mentale. Un autre levier de simplicité est la complémentarité des informations. Chez PSA, nous avons fait le choix d’éviter de redonder les informations qui sont disponibles pour le client afin de limiter au maximum les risques de surcharge cognitive.
Jusqu’où peut-on pousser le parallèle entre la voiture et l’habitat?
Pendant la période de confinement, en faisant mon jogging, j’ai été surprise de constater que certains de mes voisins passaient du temps dans leur véhicule à l’arrêt, sans doute pour rechercher un peu de calme. Pour certains, la voiture peut être le prolongement du bureau, pour d’autres, le prolongement du salon. Lorsque nous nous retrouvons dans certains VTC, on se voit proposer des bonbons, de l’eau, la climatisation et notre radio préférée. La voiture peut également être considérée comme le prolongement de sa décoration intérieure; on prend alors un soin particulier à choisir les options et finitions proposées pour que notre véhicule soit le reflet de notre style de vie.
Comment se traduit concrètement ce besoin de bien-être?
Le niveau de confort du SUV C5 Aircross de Citroën donne vraiment la sensation d’être dans un véritable « sofa roulant » (NDLR: Les sièges arrière ont la particularité d’être coulissants, escamotables et inclinables). L’intérieur offre des sièges façon « banquette » où l’on ressent la notion d’espace partagé, le concept du « vivre ensemble », signature de la marque Citroën. On y retrouve également les codes de la bagagerie qui évoquent l’idée d’un voyage de qualité. Si l’on considère la DS7 Crossback, de la marque premium DS du groupe PSA tournée vers le luxe à la française avec ses sièges chauffants et massants, nous retrouvons des finitions façon « bracelet de montre » qui rappellent l’univers de la maroquinerie mais également de l’horlogerie ou de la haute couture avec le « point perle » emprunté à Chanel par exemple.
L’arrivée du digital dans l’habitacle est-il un bouleversement majeur?
La voiture du XXIe siècle, c’est le nouveau smartphone. Il suffit de se rendre au Consumer Electronics Show de Las Vegas pour s’en rendre compte, un peu plus chaque année. Ce n’est plus une voiture, c’est un robot intelligent, connecté, parlant et bien évidemment sécurisant. Le plaisir automobile, qui se pensait à une certaine époque autour de la vitesse, dépasse aujourd’hui la question de la puissance. La notion de plaisir s’étoffe. Nous travaillons bien sûr les plaisirs sensoriels comme le petit volant interactif, les « touches pianos » ou les effets spéciaux visuels du dernier i-cockpit 3D de Peugeot par exemple, qui apportent un peu de magie ergonomique au quotidien. Mais ce n’est pas uniquement la recherche d’expériences qui nous anime, c’est également la quête de sens. L’adéquation de nos véhicules avec les valeurs de chacun de nos clients nous permet de maintenir le plaisir de nos utilisateurs dans le temps. Les plaisirs hédonistes ou épicuriens, simples et immédiats que nous offrons à nos clients peuvent être augmentés d’autres types de plaisirs, plus aristotéliciens, tels que l’autonomie, l’appartenance, le développement de leurs compétences.
Ces voitures qui nous parlent, nous réconfortent peuvent aussi influencer discrètement nos comportements et nos choix. C’est la conclusion des chercheurs en économie comportementale. Qu’en pensez-vous?
C’est un sujet stratégique. Selon les constructeurs automobiles, différentes directions ont été prises. Un de nos concurrents a décidé de donner à lire le même journal à tous ses clients. Un autre propose par défaut Netflix dans son système embarqué. Cela pose des vraies questions éthiques et idéologiques. Chez PSA, nous sommes plutôt dans une logique ouverte, qui donne le choix au client, sans pour autant s’interdire des partenariats innovants avec des fournisseurs de contenu, tels que celui de la marque DS avec Le Louvre.
Pourquoi le « sur-mesure » de la voiture a pris une telle importance?
Pour sortir de ce que les Anglo-Saxons appellent en psychologie expérimentale le syndrome du « learned helplessness », le sentiment que le sujet ne va pas y arriver, qu’il ne va pas comprendre ce qu’on essaie de lui apprendre. Pour que la relation homme-véhicule puisse évoluer, il faut que le système donne la possibilité au client de le configurer en fonction de ses besoins motivationnels. Par la suite, il faudra que le système apprenne, au fur et à mesure que l’usager s’en sert, que sa voiture lui propose des choses qui lui correspondent, anticipe ses attentes. Sans aller jusqu’à l’intelligence artificielle, il suffit d’un système qui mémorise les habitudes du conducteur et ses séquences d’usage. Aujourd’hui la voiture est configurable, demain elle sera entièrement personnalisée.
Au-delà des préjugés
L’automobile n’était a priori pas la passion de Saran Diakité Kaba. Son père voulait qu’elle fasse, comme lui, une école d’ingénieur renommée mais elle a choisi le design parce qu’elle voulait « allier l’art et la technique ». « J’ai passé mon enfance à bricoler, à démonter et remonter les objets », explique-t-elle.
Ancienne élève du conservatoire, la jeune femme, compositrice de musique électro à ses heures perdues, a commencé sa carrière en fondant son entreprise de design sonore. C’était dans une autre vie mais le goût de la partition ne l’a pas quittée. Dans sa maison de l’Essonne, à vingt kilomètres de Paris, où elle s’est installée avec son compagnon et ses deux enfants pour être plus proche de son travail, sa collection d’instruments de musique – guitares, percussion, batterie… – a peu à peu envahi les pièces.
Designer formée à la prestigieuse ENSCI-Les Ateliers (Ecole nationale supérieure de création industrielle), où est passée, quelques années avant elle, son amie Matali Crasset, Saran Diakité Kaba a rejoint le groupe PSA il y a près de dix ans. Elle y dirige les interactions homme-machine dont elle s’est fait une spécialité après avoir travaillé pour l’équipementier Décathlon, l’opérateur de téléphonie Orange ou le fabricant d’électroménager Brandt.
En 2017, elle a été élue femme de l’année par l’association Wave qui promeut la mixité dans la filière automobile. Une thématique qui lui tient particulièrement à coeur. « J’ai participé à beaucoup de conférences sur le sujet. La place de la femme dans l’entreprise est un débat qui devrait être anachronique mais qui, malheureusement, demeure actuel et préoccupant. La question est d’autant plus pertinente dans les milieux historiquement masculins » souligne-t-elle.
Au sein du groupe PSA, seul un tiers des 150.000 postes sont détenus par des femmes selon le portail de statistiques Statista. Le milieu automobile serait-il sexiste? « Personnellement, je n’ai jamais eu droit à des remarques machistes », répond celle qui est à la tête d’une équipe pluridisciplinaire de plusieurs centaines de personnes. « La question du genre n’a jamais été un problème pour moi. Peut-être parce que je fais partie d’une autre minorité visible. Je suis Noire. J’ai souvent dû affronter ce que j’appelle le regard « scanner » que connaissent bien les personnes d’origine africaine. Je n’ai pas connu cela chez PSA mais dans d’autres entreprises, lors d’entretiens d’embauche, on me regardait l’air de dire: « Qu’est-ce qu’elle fait là? » J’ai rapidement dépassé cela. » Dotée d’un book imparable et d’un esprit analytique hors du commun, la créatrice d’origine guinéo-guyanaise n’a jamais eu de mal à convaincre son entourage professionnel. Ni eu à hausser le ton pour faire entendre sa voix féminine au milieu des mâles. « Le talent et la rigueur, ce n’est pas une question de genre. » Forcément.
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