Sur la trace du Dutch Design

Via Savona 56, la présentation toujours spectaculaire des collections Moooi à Tortona. © Andy Meredith Photography

S’ils ne sont pas toujours les plus nombreux à prendre d’assaut la Design Week, nos voisins néerlandais ne manquent jamais de s’y illustrer. De quoi nous donner envie de partir à la rencontre du contingent oranje, à Milan.

Commençons par l’évidence. L’éditeur néerlandais qui truste systématiquement tous les comptes-rendus, c’est Moooi, et son immanquable rendez-vous fixé, chaque année, dans le bouillonnant Design District de Tortona, et plus précisément au numéro 56 de la Via Savona, où a lieu sa traditionnelle présentation ; à coup sûr un régal pour les yeux. Pour cette édition 2018, la mise en scène n’a pas déçu, malgré une approche fonctionnelle : l’immense showroom était séparé en deux parties, chacune aménagée par un studio de design, Megan Grehl à gauche et Concrete à droite, avec, pour lier l’ensemble, un Musée des animaux éteints, étrange galerie où dodo, rhinocéros nain et poissons volants entrent en écho avec les dernières créations. Ça a l’air dingue ? Ça l’est. Le génie lewiscarrollien de Marcel Wanders y explose du sol aux murs, soit des nouveaux tapis aux papiers peints, en partenariat avec les Belges d’Arte. Le designer rayonna d’ailleurs jusque dans le centre-ville, avec sa prise de pouvoir chez Roche Bobois, dont la boutique fut envahie par ses fantasmagories, sur le thème Globe-Trotter.

La cour du Palazzo Francesco Turati, où se déroule Masterly depuis 2016.
La cour du Palazzo Francesco Turati, où se déroule Masterly depuis 2016.© sdp
Nicole Uniquole, organisatrice de Masterly :
Nicole Uniquole, organisatrice de Masterly :  » Chaque année, je ramène 15 000 tulipes à Milan, et le dernier jour du Salon, le dimanche à 14 heures, nous les offrons aux habitants, pour leur dire  » Merci de nous accueillir dans votre ville « . « 

Après la galaxie Moooi, on aurait bien aimé rendre visite à Lensvelt, dont l’installation Nothing new, basée sur la seconde main, semblait faire preuve de pas mal de culot, mais des problèmes de temps et de transport eurent raison de son inscription au planning. Temps et distance, c’est exactement ce qui fit éclore l’idée de l’exposition Masterly, soit depuis 2016, le  » Dutch Pavilion « , officiel ou presque, à Milan. Personnalité haute en couleur bien connue outre-Moerdijk, Nicole Uniquole est à l’origine de l’événement.  » A chaque Salone depuis vingt ans, confie-t-elle, c’est la même chose : vous arrivez de l’aéroport, vous vous attablez au restaurant, et vous repérez vos compatriotes dans le guide Interni. Ensuite, c’est parti pour une semaine à courir comme des fous. J’ai donc voulu me faciliter la vie en réunissant les designers néerlandais au même endroit. C’est vraiment né d’un problème de transport, même si en voyant par exemple les pavillons de pays comme la Grande-Bretagne ou la Suisse, je me suis dit que nous méritions bien un endroit aussi. Je suis donc allée voir le gouvernement, qui m’a beaucoup aidée, mais pas financièrement : je loue l’emplacement à mes frais.  » Avant d’aborder sa sélection 2018, elle nous glisse un petit état des lieux du design néerlandais.  » Ce n’est que depuis les années 80-90 qu’il a vraiment émergé, grâce au collectif Droog, qui reste l’archétype, avec son humour, son amour du concept plus que du produit. Mais depuis huit ou neuf ans, on ne peut plus vraiment parler d’un style identifiable, c’est devenu un design plus global, plus orienté vers le marché et les résultats commerciaux.  »

Dans ce joyau néo-Renaissance qu’est le Palazzo Turati, Masterly dispose de vingt-sept pièces, tout le rez-de-chaussée classé  » moderne  » étant occupé par des marques et créateurs nationaux, comme Tjep, De Ploeg ou Osiris Hertman, d’authentiques fleurons comme Royal Delft, ainsi que des firmes italiennes ou française (d’où la présence d’un concept-car Renault), mais dont le directeur artistique est néerlandais. Dans les trois somptueuses pièces  » historiques « , à l’étage, Nicole Uniquole a demandé à Edward van Vliet  » d’imaginer un avatar d’hôtel de luxe, et de le meubler avec des nouveautés créées pour l’occasion, en collaboration avec quatre compagnies des Pays-Bas. Sa force, poursuit-elle, c’est de parvenir à inventer ses propres univers, un talent très recherché, et nul doute que sa nouvelle collaboration avec Leolux, qui fait partie des quatre entreprises choisies, les fera grandir. La firme avait besoin de quelqu’un qui puisse apporter sa touche personnelle, et il a été leur directeur artistique, il a dirigé les séances photo, ça a changé leur façon d’envisager leur boulot.  »

Le Wonder Cabinet, variation sur le thème du voyage de Marcel Wanders pour Roche Bobois.
Le Wonder Cabinet, variation sur le thème du voyage de Marcel Wanders pour Roche Bobois.© Michel GIBERT

Un côté ludique

Ces éloges nous ont logiquement amené à Rho Fiera, dans le pavillon 6, stand A35, où nous attend Antal Nemeth, heureux communication manager de Leolux, qui tient d’abord à replacer sa marque dans un contexte global.  » Bien sûr, reconnaît-il, nous sommes néerlandais, mais nous nous considérons avant tout comme une compagnie internationale, et notre activité est logiquement concentrée sur ce marché-là, ce que confirme d’ailleurs notre collaboration avec un top-designer comme Edward van Vliet. Ce qu’on appelle le  » Dutch Design  » est très créatif, très influencé par certaines formes d’art contemporain, et sa reconnaissance est légitime. Mais c’est différent pour nous, notamment parce que nous n’avons en fait aucun intérêt pour les pièces uniques. Beaucoup de designers commencent par élaborer une idée de produit, à la fois bon et créatif, et se posent ensuite la question de la production. En tant que firme, nous développons une approche nettement plus pragmatique. Même si, et c’est une autre caractéristique typique, l’aspect ludique reste important.  »

Une nouveauté chez Linteloo : la lampe Cubo de Joeny Veldhuyzen van Zanten.
Une nouveauté chez Linteloo : la lampe Cubo de Joeny Veldhuyzen van Zanten.© sdp

Difficile d’affirmer le contraire à deux mètres de l’icône de Leolux, le fauteuil Pallone, toujours en bonne place sur le stand. Initialement mis au point en 1989, dans le contexte de la  » maison du futur « , il fut ensuite lancé en production, et devint l’un des plus grands succès de la marque. Au-delà de ses formes inhabituellement rebondies, le Pallone donne l’occasion à son éditeur de s’amuser avec une de ses spécificités : le nombre vertigineux de coloris et finitions disponibles.  » Tout est personnalisable chez nous, jusqu’aux couleurs de la plus fine couture. Cela donne des millions, peut-être des milliards, de combinaisons disponibles. C’est ce qui rend notre stand si bigarré. On essaye d’exprimer nos possibilités. Comment faire comprendre que nos meubles sont disponibles en rouge, si on expose tout en gris ? Alors, oui, le résultat final est un peu flashy, mais on l’assume. Disons qu’on aime déborder des lignes quand on colorie.  »

La bibliothèque modulaire Wave de Studio Lorier, dont la forme s'adapte à nos besoins ou nos envies.
La bibliothèque modulaire Wave de Studio Lorier, dont la forme s’adapte à nos besoins ou nos envies.© sdp

A quelques allées de là, on retrouve Linteloo, un autre éditeur batave, pourtant pas du genre à révolutionner son catalogue d’une année à l’autre, mais plutôt fier de la surprise rapportée dans ses bagages : une première gamme de luminaires riche de trois modèles audacieux, Cubo, Mushroom, et surtout Alto – dont la designer-sculptrice, Joeny Veldhuyzen van Zanten, était présente dans la capitale lombarde, détaillant son minutieux processus créatif avec vigueur et bonne humeur, nullement gênée par une grossesse déjà avancée.

Par-delà les clichés

Ragaillardi par cette énergie communicative, on achève ce tour d’horizon sélectif par un détour vers le SaloneSatellite, lieu d’exposition des talents mondiaux émergents, où nous avons rencontré Sander Lorier, designer de Rotterdam. Surprise, lui aussi tient rapidement à relativiser l’étiquette Dutch Design.  » Notre design peut revêtir de nombreux aspects, on dit souvent qu’il est fun et malin, arty, joyeux, mais en réalité bien plus que ça. Alors avec le temps, ce cliché est de plus en plus contesté. Surtout que les designers de la jeune génération sont davantage préoccupés par les questions environnementales que leurs aînés. Moi, par exemple, j’essaye d’intégrer la notion d’interactivité dans mes créations. Le fait de pouvoir modifier les objets les rend dynamiques plutôt que statiques, donc on évite l’ennui grâce à une infinité de possibilités. Ce qui les rend durables, parce qu’on ne s’en lasse pas, et on peut, en outre, changer sa forme suivant l’aménagement de sa maison.  » A l’entendre, nous reviennent les paroles de Nicole Uniquole, alors qu’elle évoquait justement ce fossé des générations :  » Dans l’esprit des jeunes designers, la conscience environnementale est bien plus importante qu’auparavant. Cela ne concerne pas que les Pays-Bas, et heureusement, c’est une prise de conscience mondiale, qui entend s’attaquer aux grands problèmes écologiques du moment. Je trouve que c’est une très bonne nouvelle.  » Difficile de ne pas être d’accord avec elle.

Edward van Vliet, le démiurge

Le fauteuil Jill et les poufs Amulet d'Edward van Vliet pour Leolux.
Le fauteuil Jill et les poufs Amulet d’Edward van Vliet pour Leolux.© sdp

Designer basé à Amsterdam, à la tête de son propre studio depuis 1990, Edward van Vliet s’est imposé dans le paysage néerlandais en s’illustrant pour les principaux éditeurs locaux, comme Lensvelt ou Moooi, avant de poursuivre une carrière internationale qui l’a amené à figurer dans les catalogues de maisons prestigieuses telles que Moroso, &Tradition, Ligne Roset, Rosenthal ou Baccarat. Comme l’a dit Nicole Uniquole, et comme en témoigne le titre de son livre, sa passion se résume en deux mots : Creating Worlds.

Communication manager pour Leolux, Antal Nemeth revient sur l’enrichissante collaboration entamée avec lui par la marque de Venlo :  » Nous travaillons avec Edward van Vliet depuis l’an dernier, et il est déjà responsable de pas mal d’objets présents sur le stand, avec comme grande nouveauté le fauteuil Jill, mais aussi la table Prismo, les tapis aux motifs géométriques ou les poufs Amulet, qui se sont bien vendus. Jill est sa première assise pour nous, et nous en sommes très satisfaits. Il nous aide à explorer d’autres territoires, à tenter chaque année des choses inédites, et, en définitive, à évoluer à tous les niveaux, même à celui des matériaux. Quand il s’est rendu compte que le velours était absent de la collection, il nous a clairement dit :  » Vous devriez absolument en proposer « , idem pour les tables au plateau de marbre ou de verre, très peu présentes chez nous. Il nous indique la bonne direction. « 

DROOG, un quart de sec

Le célèbre Chest of Drawers de Tejo Remy, Droog.
Le célèbre Chest of Drawers de Tejo Remy, Droog.© sdp

Né il y a tout juste vingt-cinq ans à Amsterdam, Droog Design est d’abord l’initiative de Renny Ramakers et Gijs Bakker, qui présentèrent au Salone de 1993 une série de meubles et d’objets inspirés par la production industrielle et la récup’, unis par une certaine sobriété décalée et un  » humour sec  » – d’où le nom de la marque. Oscillant entre produits  » clin d’oeil « , design décalé et concepts expérimentaux, Droog décomplexe littéralement la création nationale et contribue à l’émergence de tout ce que le pays compte de jeunes talents, ou à peu près. Toujours chapeautée par Renny Ramakers, la collection maison compte désormais quelque deux cents références, auxquelles s’ajoutent différentes types de projets, expositions, conférences et publications. Depuis 2003, l’éditeur occupe l’Hôtel Droog, sorte de concept store abritant à la fois leurs bureaux, mais aussi un café, une boutique et un hôtel donc, mais doté d’une seule chambre. Parmi ses plus célèbres créations, on retiendra notamment la Knotted Chair de Marcel Wanders, le Tree Trunk Bench de Jurgen Bey ou encore la Rag Chair et le Chest of Drawers de Tejo Remy ( photo), tous passés à la postérité.

MILLA NOVO, l’héritage Mapuche

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 » Si je devais citer un nom à suivre, comme ça ? Je dirais sans doute Milla Novo, qui tisse à la main des tapisseries murales en macramé doré, c’est vraiment très joli et, en plein revival textile, particulièrement intéressant.  » Ces mots si élogieux sont adressés à la jeune créatrice par Nicole Uniquole, qui l’a repérée et invitée à faire partie de l’expo Masterly. Pièces uniques, les tapisseries haut de gamme de Milla évoquent ses origines sud-américaines, et plus particulièrement les peuples indigènes Mapuche du Chili, dont elle reprend et adapte les techniques de tissage traditionnelles. Son ambition avouée est de  » dépoussiérer le macramé « , de dépasser  » son image bohème-seventies « , pour remettre la pratique au goût du xxie siècle et y insuffler ses influences amérindiennes. Elle semble y être parvenue avec beaucoup de talent, sachant qu’elle n’a démarré son activité que depuis un an.

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