Exclu: la première ligne de mobilier d’Ann Demeulemeester pour Serax

Ann Demeulemeester x Serax
Ann estime que ce trois-places Ono est le rayon de soleil de la collection. Quand on frotte le velours mandarine - spécialement développé; avec des producteurs textiles locaux -, aucune strie n'apparaît. Un détail important pour la designer. Dès 8500 euros © PHOTO: VICTOR ROBYN

Après la mode, mais aussi la vaisselle, les vases et les luminaires, la Belge Ann Demeulemeester lance une ligne de mobilier qu’elle nous présente en exclusivité.

« C’est ici que nous nous cachons », nous confie Ann Demeulemeester. Avec Patrick Robyn – son partenaire et compagnon artistique depuis quarante ans – l’ancienne créatrice de mode, qui fit partie des fameux Six d’Anvers, nous emmène dans une partie neuve du siège de Serax. C’est là que se trouve la collection de meubles qu’elle développe avec la marque, dans un endroit dissimulé à l’aide d’un rideau et d’un ruban afin de contrer les regards des curieux encore quelque temps, puisque tout le monde attend impatiemment de voir ces objets.

Pour l’occasion, Patrick Robyn a imaginé une nouvelle aile dans le bâtiment. Des murs incurvés, des perspectives discrètes et de larges rideaux forment une oasis aux allures de musée. Ici et là, on repère un canapé robuste, une chaise constructiviste ou encore un élégant banc blanc orné de franges noires, accompagné d’un coussin assorti. Des meubles que nous avions déjà pu admirer à la boutique AD d’Anvers, qu’Ann et Patrick ont décorée l’été dernier.

Plus loin, des dizaines de volumes sont recouverts de draps, prêts à être dévoilés par le duo. Semblant venir de nulle part, la chanson Deep Blue Day de Brian Eno résonne. L’ambiance est étrange, comme si on était aspiré par le vide. « Il fallait donner à chaque pièce l’espace nécessaire pour qu’elle parle d’elle-même. Je souhaitais absolument éviter de créer des ensembles ou d’assembler des salons, et encore moins de prescrire un certain style de vie. Nous détestons les must-haves et les tendances. C’est notre façon d’aller à contre-courant, d’être un peu rebelle« , raconte Patrick Robyn. Ann Demeulemeester ajoute: « Avec les collections de vêtements, c’était pareil. Nous réalisons des pièces auxquelles les gens donnent eux-mêmes un sens. Pas l’inverse. Les meubles et les vêtements permettent d’exprimer votre personnalité. Mais quelle personnalité, si tout le monde est censé avoir la même chose chez soi? »

La suite logique

Ce n’est toutefois pas la première fois qu’Ann Demeulemeester et Patrick Robyn s’aventurent dans une histoire de mobilier « rebelle ». En 1996, il y a eu la Table Blanche chez Bulo. Cette simple table – « comme un enfant en dessinerait une » – était entièrement recouverte de toile. Elle invitait aux gribouillages, aux salissures, voire à la peinture. Ann Demeulemeester se souvient: « C’était choquant à l’époque. En ce temps, la théorie du design était que tout devait être clinique, stérile et statique. » L’objet a pourtant fait son apparition dans des hôtels, des musées et des intérieurs – chez Panamarenko et Karl Lagerfeld notamment.

Exclu: la première ligne de mobilier d'Ann Demeulemeester pour Serax
© PHOTO: VICTOR ROBYN

Mais à l’époque, rien ne laissait présager une collaboration entre Ann Demeulemeester et Serax. L’existence même de cette collection aujourd’hui découle principalement de cette envie du couple de tout faire lui-même, jusque dans les moindres détails. En effet, lorsque le tandem a imaginé de la vaisselle en porcelaine et des verres assortis pour le label, en 2019, il a tenu à concevoir une table, des tabourets et une lampe pour les présenter à la presse dans une ambiance adéquate, précisément comme ils l’imaginaient. Et ce n’est pas surprenant: Patrick Robyn a toujours été impliqué dans le mobilier, l’architecture et la décoration intérieure. « Quand j’étais adolescent, ma chambre changeait tous les trois mois. Au début, c’était une cabine de bateau, ensuite mes murs étaient remplis de motifs psychédéliques. A l’époque, j’ai décoré un tas de locaux de scouts et déjà fabriqué des meubles », se souvient-il en riant. « L’écart entre la fabrication d’une chaise et celle d’un pantalon n’est pas si grand, poursuit Ann Demeulemeester. Dans les deux cas, il s’agit de rechercher des proportions, de tracer des lignes, de créer de la beauté. »

C’est ainsi que de fil en aiguille, usés par le rythme de la mode, Ann et Patrick en sont venus aux meubles. « Je ne voulais plus de cette pression de lancer une collection tout en pensant à la suivante. Après l’été vient l’hiver, après la Femme, vient l’Homme. En tant que label de mode, nous avons sorti quatre cents modèles par an pendant trente ans. Ça n’a jamais cessé. Maintenant, nous avons la liberté de créer ce que nous voulons. Et de ne diffuser le résultat que lorsqu’il est réellement prêt. Cette lenteur est un luxe que je n’ai jamais eue auparavant », explique l’ancienne créatrice. Et son compagnon d’abonder dans son sens: « C’est un soulagement de voir que ce que nous fabriquons n’est pas démodé au bout de trois mois, qu’il conserve sa valeur. »

En bref: Ann Demeulemeester et Patrick Robyn

  • Elle est née à Waregem en 1959, lui en 1957.
  • Patrick Robyn s’installe à Anvers pour étudier la photographie. Ann Demeulemeester est diplômée de l’Académie de mode d’Anvers en 1981.
  • En 1985, ils fondent leur société, bvba 32. Deux ans plus tard, la première collection pour femmes d’Ann Demeulemeester est un succès.
  • Le label fait sa percée internationale lorsque la créatrice rejoint Walter Van Beirendonck, Dirk Van Saene, Dirk Bikkembergs, Dries Van Noten et Marina Yee au British Designer Show à Londres. C’est alors que le nom « Les Six d’Anvers » est créé, la presse ayant du mal avec leurs noms imprononçables.
  • Ils ouvrent leur propre boutique à Anvers en 1999. Suivront Tokyo, Hong Kong, Séoul et Shanghai.
  • Ils font leurs adieux au monde de la mode en novembre 2013. La maison de couture continue d’exister et est depuis 2020 entre les mains de l’Italien Claudio Antonioli.
  • Ils lancent, en 2019, une collection de vaisselle, d’argenterie et de verres en porcelaine Ann Demeulemeester-Serax. Les vases et l’éclairage suivront plus tard.
  • serax.com

Ann Demeulemeester et Patrick Robyn
Ann Demeulemeester et Patrick Robyn© VICTOR ROBYN

L’importance de la couleur

Un à un, on retire devant nous les draps pour révéler le reste de la collection. Outre le noir et le blanc obligatoires, on retrouve une quantité surprenante de lilas, de vert fougère, d’aubergine et de rose tendre. « J’appelle ce canapé notre rayon de soleil », nous souffle Ann Demeulemeester en dévoilant le modèle Ono, pour lequel il ne faut pas chercher de lien avec Yoko, même si son design est japonisant. Avec son profil incliné et ses pieds arrière ancrés à mi-hauteur du dossier, le divan peut être placé au milieu d’une pièce. Dans la version que nous découvrons, le velours mandarine est associé à du lin uni sur un cadre en bois de chêne brun foncé. « Nous vivons avec l’étiquette noir et blanc, alors que nous avons toujours utilisé la couleur, bien que subtilement. Les meubles en nécessitent plus. C’est aussi ce qui les rend intéressants. Sur un sol noir, comme dans notre maison, cet orange donne un effet fantastique », observe la conceptrice qui souligne qu’on peut, dans ce siège, aussi bien s’enfoncer et s’assoupir devant la télévision, que jouer aux cartes, faire des puzzles, travailler ou manger. Un reflet de la façon dont le duo vit lui-même. « Nous venons de Flandre-Occidentale. Pour nous, il est impossible de ne rien faire. Il y a des gens qui conçoivent les sièges, et il y a ceux qui s’y assoient. Le premier me convient parfaitement, le second pas du tout », s’amuse Patrick Robyn.

La gamme remarquablement large de modules, tables et tables d’appoint – toujours très raffinée, avec un grand sens de la géométrie et de la lumière – est également liée à leur propre mode de vie. Tout comme l’absence délibérée de la table basse obligatoire, habituellement associée aux canapés. « Elle symbolise la paresse statique, explique Patrick Robyn. On ne peut rien en faire, sauf poser un livre ou un verre dessus. Alors que de tels meubles devraient pouvoir changer de place et de fonction constamment. » Tantôt piédestal dans un coin, puis table de nuit près d’un lit ou tabouret dans la cuisine: « Cela rend l’espace plus vivant », conclut-il.

Dans cette nouvelle ligne, tout a été étudié dans les moindres détails, c’est une des caractéristiques du binôme, souvent louée dans la presse. Il explore les idées dans toutes ses dimensions, pense avec ses mains et prend le temps nécessaire. Comme un sculpteur le fait avec son oeuvre. « Lorsque je concevais une chaussure, je voulais d’abord créer de la beauté. Je façonnais le modèle exactement comme je le désirais, je le recouvrait de cuir et seulement ensuite, je l’essayais pour voir si je pouvais la porter. Et je la retravaillais encore et encore jusqu’à ce qu’elle soit également fonctionnelle », explique Ann Demeulemeester. Cette même méthode de travail s’est perpétrée avec le mobilier. Elé, une chaise particulièrement légère au profil délicat qui passe du carré au cercle, ou encore Eloïs, une table à la base se situe en dehors du volume, sont des exercices d’élégance. Les deux semblent à peine toucher le sol. « Telle une araignée, comme le travail de Louise Bourgeois – notre seule source d’inspiration directe », soulignent les deux complices en mimant de manière synchronisée des araignées avec leurs pattes. La chaise Boho, qui donne l’impression d’embrasser le bas du dos, et la table Malé, composée de plusieurs planches de même largeur, sont des études sur la simplicité. « Lorsque nous étions jeunes, nous avons acheté une ruine de Le Corbusier, sa seule oeuvre en Belgique. Nous l’avons restaurée et y avons vécu pendant près de trente ans. Parfois, je pense que la maison nous a un peu éduqués. Elle nous a peut-être même inculqué une admiration supplémentaire pour la lumière et les proportions », affirme Ann Demeulemeester.

Offrir du bonheur

Depuis que le lancement de la collection est dans l’air – il était prévu pour le Salone del Mobile en avril avant d’être reprogrammé pour juin 2022 -, de nombreux fabricants de meubles internationaux ont également manifesté leur intérêt pour le duo. Mais pour l’instant, c’est hors de question. « Pourquoi sauterions-nous dans un avion tous les deux jours alors que nous pouvons créer cela à moins de vingt minutes de chez nous?, se demande Patrick Robyn. J’ai tellement apprécié parcourir ensemble la campagne flamande, à la recherche de fabricants belges pour développer nos propres tissus d’ameublement, sur des machines qui semblaient sortir de la révolution industrielle. Honnêtement, je n’avais aucune idée que de tels ateliers existaient encore ici. C’est magnifique. Et avec Serax, nous avons le sentiment d’avoir enclenché quelque chose ensemble, que nous évoluons. Et surtout, ils n’ont pas peur de nos idées. »

Tous deux semblent remarquablement détendus à la veille d’un nouveau chapitre dans l’univers de la marque Ann Demeulemeester. « Nous sommes heureux de ce nouvel élan. Tout est ressenti comme un enrichissement. Les meubles sont exactement comme les enfants que nous avons élevés – et cela crée certainement une pression – mais il est maintenant temps pour eux de commencer à vivre leur propre vie », dit-elle. C’est ce que les collections de vaisselle, de vases et de luminaires ont fait auparavant. Grâce aux médias sociaux, Ann Demeulemeester et Patrick Robyn reçoivent des messages sur la façon dont leurs objets ont trouvé une place dans la vie quotidienne de personnes aux quatre coins du monde. Des petites histoires sur le bonheur des gens qui coupent chaque jour une orange sur l’une des assiettes. Ou d’une femme d’Ukraine qui a envoyé un message à l’attaché de presse: « Elle a posté qu’elle s’était enfuie avec ses bottes Ann Demeulemeester. Pour se sentir forte. Si un objet peut signifier autant pour quelqu’un… c’est la meilleure chose que l’on puisse souhaiter pour soi-même. Alors j’ai bouclé la boucle. C’est pour ça que je l’ai fait », raconte avec émotion Ann Demeulemeester.

Besoin de repos, ne pas vouloir planifier la prochaine collection alors que la précédente vient à peine de voir le jour… Devons-nous nous attendre à une annonce de clap de fin? Ou à de nouvelles surprises? « J’aime quand les portes restent ouvertes. Si quelque chose se présente à nous, comme ce fut le cas pour toute cette aventure, alors nous pourrons l’envisager. Cette liberté est importante », répond l’intéressée. Patrick Robyn fronce les sourcils: « J’aimerais ne rien faire pendant un an », avoue-t-il. « Eh bien, commençons tout de suite, rétorque-t-elle. Mais je ne le crois pas. Après trois jours, il sera déjà en train d’élaborer une autre idée. » Ce sera toutefois peut-être un projet que le monde extérieur n’aura pas l’occasion de voir…

La collection de meubles Ann Demeulemeester – Serax sera disponible en Belgique à partir de juillet.

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