Anna Wintour quitte la direction de Vogue US (mais ne raccroche pas)

Lotte Philipsen

Qu’Anna Wintour finisse un jour par desserrer son emprise sur Vogue US semblait longtemps impensable. Depuis 1988, la papesse de la mode a transformé le magazine en une référence culturelle et commerciale au sein de l’industrie. Elle a fait des magazines de mode des marques de luxe mondiales, des rédactrices de véritables célébrités, et du Met Gala un monument culturel à part entière.

Jeudi 26 juin, Condé Nast a confirmé son départ du poste de rédactrice en chef de l’édition américaine. Cette fonction sera bientôt confiée à un(e) successeur(e) encore inconnu(e), qui relèvera désormais de la structure éditoriale internationale du groupe. Anna Wintour, elle, conserve néanmoins ses titres de directrice éditoriale mondiale de Vogue et de Chief Content Officer de Condé Nast. En d’autres termes: elle se retire de la scène, mais reste dans le jeu. Les décisions majeures continueront de passer par son filtre.

Une vocation journalistique

Wintour baigne dans le journalisme depuis l’enfance. Son père, Charles Wintour, fut pendant de longues années rédacteur en chef du London Evening Standard. Elle débute sa carrière à Londres, sa ville natale, avant de s’installer à New York dans la vingtaine. En 1985, elle revient brièvement au Royaume-Uni pour prendre la tête de British Vogue. Trois ans plus tard, elle devient rédactrice en chef de l’édition américaine de Vogue. Son approche est alors radicale : un mélange de mode, de divertissement et de préoccupations sociétales. « J’admire la façon dont elle est parvenue – en dépit d’une réputation de légèreté à ses débuts – à devenir et rester l’une des personnes les plus influentes des médias et de la mode. Elle est une icône pop, à juste titre », commente notre journaliste mode Jesse Brouns.

« Wintour est une visionnaire, capable de choix audacieux », souligne de son côté notre rédactrice en chef Ellen De Wolf. « Pour sa première couverture de Vogue, à la fin des années 1980, elle choisit un mannequin en jean. C’était si inattendu pour un magazine alors classique et élitiste que l’imprimeur a cru à une erreur d’image. C’était la première fois qu’un modèle en jean apparaissait en une de Vogue. Ce style plus informel, devenu central dans la mode, faisait déjà son apparition. »

Celle qu’on surnomme la papesse de la mode a osé mettre des célébrités en couverture – un pari risqué à l’époque – et a rendu la mode plus accessible, sans jamais en sacrifier l’exclusivité. « Ce choix a transformé non seulement la presse magazine, mais aussi la culture des célébrités telle que nous la connaissons aujourd’hui », poursuit Ellen De Wolf. « Elle a aussi un flair exceptionnel : des figures comme John Galliano lui doivent leur carrière. »

Une influence hors normes

En interne, elle est réputée intransigeante et exigeante – d’où son surnom de “Nuclear Wintour”. Elle a inspiré le personnage de Miranda Priestly dans Le Diable s’habille en Prada et a été au centre du documentaire culte The September Issue. Son influence, pourtant, dépasse les clichés. Sous sa direction, Vogue est passé d’un simple magazine de mode à une puissance culturelle mondiale. Forte de plus de trente ans à sa tête, elle est la rédactrice en chef la plus emblématique de l’histoire du titre.

« Anna Wintour a donné à la mode une place dans la société qu’on n’aurait jamais imaginée auparavant », affirme encore Ellen De Wolf. « Son influence s’étend du catwalk à Hollywood, jusqu’à la Maison Blanche. Elle a compris avant tout le monde qu’une couverture de Vogue n’était pas une simple photo, mais un outil de pouvoir convoité par les stars comme par les politiques. Tout le monde sait qu’elle soutient le Parti démocrate. Elle a publiquement apporté son appui à Hillary Clinton en 2016, et Kamala Harris a figuré deux fois en couverture. »

Une carrière jalonnée de controverses

À l’image de tout personnage de pouvoir, Wintour n’a pas échappé aux critiques. Si elle est célébrée pour sa vision de la mode journalistique, certaines de ses décisions éditoriales ont longtemps suscité le débat. Notamment son soutien tenace à l’usage de la fourrure dans les pages de Vogue, qui lui a valu de vives attaques d’organisations de défense animale comme PETA. Tandis que les créateurs délaissaient progressivement la fourrure, Vogue a continué à la promouvoir bien après la tendance. Ce n’est qu’en 2023 que Condé Nast a annoncé l’arrêt total de la promotion de la fourrure dans toutes ses publications.

Wintour a aussi été critiquée pour le manque de diversité dans Vogue. Pendant des décennies, le magazine a été accusé de défendre une esthétique unique : jeune, blanche, mince et aisée. En 2020, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, Wintour a elle-même reconnu que Vogue avait « été blessant et pas assez inclusif », et qu’il avait laissé trop peu de place aux voix noires ou marginalisées. Depuis, elle a promis de faire mieux, avec notamment des couvertures plus diversifiées, des recrues issues des minorités, et un focus explicite sur la représentation.

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L’échec de certains paris

Tout ce que touche Wintour ne se transforme pas en or. « La plupart des projets qu’elle a initiés ont échoué (Vogue Men, Style.com, Vogue Girl). Le département film de Condé Nast, censé créer des ponts entre les rédactions et le monde du streaming et de la vidéo, a été récemment dissous », note Jesse Brouns.

« À l’époque dorée, Vogue US était si épais qu’il y avait toujours quelque chose d’intéressant à lire. Ce n’est plus du tout le cas. Le magazine a toujours été très commercial, bien calibré pour le lectorat moyen, mais aujourd’hui les numéros sont maigres. Vogue n’est plus pertinent. Et c’est valable pour tous les autres titres de Condé Nast qu’elle supervise », ajoute le journaliste. Pour lui, les magazines sont désormais trop américanisés, et ont perdu leur âme.

Un départ en demi-teinte

Wintour qualifie son retrait d’« opportunité pour faire place à une nouvelle génération de voix ». Mais elle laisse aussi entendre qu’elle entend rester aux commandes de la ligne Vogue. En pratique, elle continue de piloter l’identité globale de la marque, les grands événements et la stratégie éditoriale de Condé Nast.

Des sources internes confirment qu’une restructuration était en gestation depuis un certain temps : les rédacteurs en chef des éditions nationales ne rendront plus compte à leur prédécesseur, mais à une équipe centrale de contenus.

Succession en suspens

Le nom du ou de la successeur(e) à la tête de Vogue US sera révélé ultérieurement. Ce sera une épreuve de force entre continuité et renouveau. La relève pourra-t-elle s’émanciper de l’ombre de Wintour ou devra-t-elle suivre les lignes qu’elle aura encore tracées ?

Même si sa fonction évolue, Wintour reste l’une des personnalités les plus influentes du monde de la mode. Elle conserve la supervision du prestigieux Met Gala et des initiatives stratégiques de Condé Nast. La femme au carré iconique et aux lunettes noires ne part donc pas vraiment à la retraite.

Une page se tourne, mais pas un chapitre

Le fait qu’Anna Wintour cède la rédaction en chef de Vogue US est un moment historique. Mais ceux qui espéraient un changement radical risquent d’être déçus. Il ne s’agit pas d’un départ, mais d’un repositionnement. Wintour reste le centre de gravité d’un groupe qui mise plus que jamais sur l’unité internationale, la croissance numérique et les stratégies de marque. « C’est exceptionnel qu’elle ait pu garder autant de pouvoir si longtemps. Sans doute parce qu’il n’y a pas d’alternative. Une figure comme Anna Wintour, on n’en crée plus au XXIe siècle », conclut Jesse Brouns.

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