Les Fashion Weeks ont parlé. Plus que jamais, Milan et Paris ont brillé, avec un nombre inédit de premiers shows par des designers entrés nouvellement dans les maisons. Ce fut surtout la saison des Belges, des deux pas en avant trois pas en arrière et des archives retravaillées.
Elles furent riches en événements, en petits scandales et en grandes hystéries, ces semaines dédiées à la mode printemps-été 26, avec cette faculté étonnante à ne pas laisser entrer le bruit et la fureur du monde, ou si peu. A l’aune de l’Histoire, les Fashion Weeks milanaise et parisienne seront sans doute inoubliables. Certes l’industrie de la mode tremble sur ses bases – le marché est « difficile » – mais elle pense pouvoir trouver la parade en s’adonnant au jeu des chaises musicales. On a donc vu un nombre inédit de premiers défilés, Demna ouvrant les festivités avec Gucci et Matthieu Blazy les clôturant avec Chanel.
Ce qui nous permet de faire un raccourci qui n’en est pas un : on retiendra de tout cela qu’on assiste à « l’alignement des planètes » et que définitivement, c’est la saison des Belges, une acmé.
Cela faisait des mois que cela montait crescendo, il fallait bien que cela finisse en apothéose. Car soudain, un défilé a effacé tous les autres. Grâce à une décharge émotionnelle provoquée par un rire contagieux, deux mains qui embrassent l’espace et applaudissent, un pas de danse, un regard de complicité entre une jeune femme mannequin pour l’heure et un créateur nouvellement adoubé qui se tombent dans les bras. Il a suffi de ce geste libre pour clore un show historique, lequel clôturait lui-même l’intense mois des fashion weeks… et tout le reste fut destiné à disparaître dans le grand flou d’un passé déjà oublié.
C’était un lundi soir, le 6 octobre 2025, au Grand Palais, à Paris, reconfiguré en univers siglé Chanel – sentiment magique d’immersion fantasmagorique dans le système solaire avec les planètes alentours que l’on aurait presque pu toucher du doigt. Et c’était la finale du défilé, une procession bluffante de 77 silhouettes qui avaient toute en commun une certaine idée de la liberté. La top Awar Odhiang fermait la marche – notons qu’elle est la troisième jeune femme noire à clore un défilé Chanel -. un tee-shirt blanc sophistiqué et une jupe grand soir qui criait sa joie dans une cascade de fleurs chères à la maison et à son plumassier. Elle s’était mise à rire, à danser et à applaudir et Matthieu Blazy, le nouveau directeur artistique, s’était avancé vers elle en courant sur ce catwalk grandiose et intime à la fois et les 2300 invités, mus par une même émotion, en un même élan, s’étaient tous levés, applaudissant et savourant le moment, si rare, ce n’était pas du chiqué, je vous le jure.
Nous avions tous cette conscience imparable d’être présents à nous-mêmes, de vivre l’Histoire en marche et de pouvoir oser imaginer un futur où « il n’y a pas de temps pour la monotonie ». Ainsi l’avait annoncé Gabrielle Chanel il y a longtemps déjà, précisant sa pensée : « Il y a un temps pour travailler et un temps pour aimer, cela ne laisse le temps de rien d’autres. » Et nous avions alors tous compris que le créateur belgo-français de 41 ans avait eu l’humble élégance de faire sienne cette antienne.

La saison des Belges
Mais n’est-ce pas l’une des caractéristiques des créateurices belges et assimilés, j’entends par là celles et ceux qui firent leurs études en noir-jaune-rouge, à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers ou à La Cambre mode(s) à Bruxelles, pour la majorité d’entre eux ? A force de travail et de créativité, ils sont dorénavant à la tête des grandes maisons italiennes et françaises. En vrac, en voici la liste : outre Matthieu Blazy chez Chanel, Raf Simons aux côtés de Miuccia Prada, Meryll Rogge chez Marni, Glenn Martens chez Maison Margiela, Pieter Mulier chez Alaïa, Nicolas Di Felice chez Courrèges, Julien Dossena chez Rabanne, Julian Klausner chez Dries Van Noten, les jumelles Alexandra et Ségolène Jacmin pour Façon Jacmin, Julie Kegels et Marie Adam-Leenaerdt sous leur nom à elles et Anthony Vaccarello chez Yves Saint Laurent.
« Les planètes s’alignent », commente Tony Delcampe, chef de l’atelier mode de La Cambre qui fêtera ses 40 ans en 2026. Il a le droit d’être fier. Car les étudiants que lui et son équipe ont formé sont dorénavant au firmament, littéralement, voyez Matthieu Blazy. « C’est un travail de longue haleine, mais ils sont les mieux à même d’être là, parce qu’ils connaissent leur métier, qu’ils sont à l’opposé de ce star système qu’impose l’industrie de la mode, que les Belges sont résistants à cela et qu’ils connaissent la mode. Et la mode pour moi, c’est le vêtement, et pas autre chose, c’est sa coupe, sa matière, son volume, comment il bouge et comment il s’inscrit dans une histoire et une époque. »

Dans ce grand élan d’enthousiasme partagé, on se demandait si on ne péchait pas un peu par nationalisme mal placé. On a donc posé la question à l’un de ceux qui connaît le mieux les dessous de la mode, Serge Carreira, professeur associé à Science Po Paris.
« S’il y avait un biais, rassurez-vous, il serait collectif, s’amuse-t-il. La création belge est présente dans toute l’industrie et ce n’est effectivement pas limité à Paris puisque le champ d’expression de ce tropisme belge se retrouve aussi à Milan. La particularité de ces créateurs, c’est de posséder un vrai sens du vêtement et de la création. Ils sont tous experts dans la technicité, dans la réalité d’une garde-robe, tout en apportant une dose de créativité extrêmement forte. Et être créatif, c’est avoir quelque chose à exprimer, être capable de transmettre ce message et de créer un vestiaire qui porte du sens. »

La saison des deux pas en avant, trois pas en arrière
On pensait naïvement que c’était (presque) gagné, que le corps des femmes – c’est tout de même le sujet central des collections montrées durant ces Fashion Weeks – allait pouvoir enfin vivre sa vie, à sa guise, sans injonctions, sans diktats, sans codes définis par tous, sauf par elles-mêmes. Las, on constate qu’il n’en est rien. Sur les podiums, la maigreur a encore de beaux jours devant elle. Et la douleur aussi.
Avec des « robes-bijoux » qui tiennent agrippées aux tétons – même si elles sont issues des archives de la maison Mugler, ce n’est pas une raison pour les ressortir du placard, pas au XXIème siècle. Avec des écarteurs de lèvres qui « uniformisent l’expression », poursuivent « l’exploration de l’anonymat » et rappellent les 4 points que Martin Margiela avait pris pour habitude d’apposer sur le dos de ses vêtements pour les signer. Enfin, vus trop souvent, ces talons trop hauts, trop acérés, qui vous empêchent de toucher terre et puis patatras. Le phénomène de backlash, les femmes connaissent.
In tempore non suspecto, quand on reprend la direction artistique d’une maison, on se doit de faire un tour dans les archives. Citer ses sources. Les réinventer et les emmener plus loin, vers demain. Avec toutes les nuances du spectre: cela va de la volonté de ne pas verser dans le spectaculaire, comme Michael Rider chez Celine, qui confesse « construire sur les fondation du passé plutôt que détruire » à la bravade de Duran Lantink qui avoue ne pas avoir plongé dans le passé mais préférer s’appuyer sur son « instinct de ce que représente Jean Paul Gaultier aujourd’hui ». Ce qui, traduit en
mots, en pièces trompe-l’œil, en marinières détournées et en corps dénudés, donne ceci: « décomplexé, énergique, moderne, urgent, vivant ». La définition même de la mode, d’un défilé, d’une fashion week les doigts dans la prise.
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Diesel
Le premier show de la semaine nous met face à des œufs en plastique transparent trempés par la pluie. étrange? Glenn Martens, directeur artistique chez Diesel, a fait entrer ses mannequins dans ces drôles de Kinder Surprise pour adultes, qui ont quelque peu détourné l’attention de l’essentiel: les vêtements. Des classiques pour le label italien: du denim déstructuré, des délavages acides et du métal dans ce mix caractéristique de décontraction et d’audace.

Fendi
Pour son dernier défilé comme directrice artistique de la maison qui porte son nom, Silvia Venturini Fendi voulait un podium tout en couleur. Dans un kaléidoscope de tons rouges, orangés, roses et bleutés, la marguerite revenait dans presque tous les looks comme leitmotiv de cette collection: en imprimé oversize, en découpe sur les vestes et robes en cuir ou encore en breloque de sac.

Max Mara
Surprise chez Max Mara: la maison italienne, qui a fait du luxe discret sa marque de fabrique, s’est inspirée de Madame de Pompadour pour sa collection printemps. Heureusement, tout était dans les détails: des robes-trenchs beiges classiques avec des manches bouffantes en organza, un pull généreux avec un col roulé ondulé. Beaucoup de beige et de noir, et peut-être trop peu de couleur pour l’été.

Boss
Le simplicité tient parfois du génie. La preuve chez Boss dont le catwalk se résumait à un sol miroir surmonté d’un voile mobile. Dynamisme et poésie étaient au rendez-vous de cette collection forte, construite autour de costumes oversize et amples pour elle et lui. Retenons que le bermuda pour homme peut être élégant, à condition d’être porté à la manière Boss. David Beckham, assis au premier rang, a validé.

Prada
Éblouissant et orange vif: voilà planté le décor du défilé Prada, toujours l’un des plus attendus de la saison. «Nous étions à la recherche d’un nouveau type d’élégance», a déclaré Miuccia Prada au début du show. Une quête qui s’est exprimée à travers une série d’uniformes militaires, de tabliers à bretelles très longues, de jupes transparentes, de nombreux hauts qui paraissaient mal ajustés, de robes sur des jupons bouffants et de gants en cuir allant jusqu’aux coudes. Il y avait beaucoup de couleurs, le stylisme était génial. Notre conclusion générale est que l’élégance, c’est la liberté: celle de porter ce que l’on veut, comme on le veut.

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Julie Kegels
Julie Kegels a ouvert la Fashion Week avec un défilé sous la station de métro Passy. La collection, Quick Change, était dédiée aux femmes «en mouvement» — celles qui se changent rapidement entre deux rendez-vous alors qu’elles sont déjà en retard. La créatrice a présenté ses collaborations avec les marques belges Scapa Sport et Marie Jo. Rosalia était au premier rang. La superstar avait elle-même demandé à pouvoir venir, et c’est très inhabituel dans la mode.

Marie Adam-Leenaerdt
La jeune Bruxelloise Marie Adam-Leenaerdt a présenté sa Saison 6, déjà, à l’Opéra Bastille, dans un décor de hall d’aéroport avec son brouhaha ambiant en guise de bande-son. Dans cette mise en scène graphique, ses héroïnes modernes sont parées pour la vie quotidienne. La créatrice additionne le flou, le tailleur et les superpositions. Avec maturité, elle signe des pièces magnifiques.

Dior
Sans doute la plus belle invitation que nous ayons jamais reçue: une assiette en porcelaine ornée de noix en 3D envoyée par Jonathan Anderson pour Dior. Le show s’est clôturé par une standing ovation, lorsque le créateur, ému, est venu saluer. On sentait la pression qui avait dû peser et le bonheur pour lui de sortir cette première collection féminine. Alors que le défilé s’ouvrait sur un film d’Adam Curtis mettant en scène tous les directeurs artistiques qui l’avaient précédé, Anderson regardait surtout vers l’avenir. On pointera une version brillamment revisitée de la veste Bar classique (avec peplum!), des nœuds et chapeaux spectaculaires, ainsi que des pantalons larges, à plis et à taille haute.

Maison Margiela
Glenn Martens a accompagné son premier défilé prêt-à-porter pour Maison Margiela d’un orchestre d’enfants musiciens vêtus de costumes trop grands. Les mannequins arboraient des appareils orthodontiques dans la bouche, en référence aux quatre crochets du logo Margiela. Le créateur a revisité le vocabulaire stylistique du fondateur de la griffe: cuir noir, costumes défraîchis, motifs de papier peint écaillé, beaucoup de denim, de la lingerie et du ruban adhésif.

Balenciaga
Le premier défilé de Pierpaolo Piccioli pour Balenciaga était très attendu, et il n’a pas déçu. Au siège du groupe de luxe Kering, l’ancien créateur de Valentino a présenté une collection qui s’éloigne résolument du style provocateur et audacieux de son prédécesseur Demna. Il est revenu à l’essence, avec des silhouettes féminines et faciles à porter, mettant l’accent sur le volume et la coupe: des valeurs que défendait autrefois le fondateur Cristóbal. Un début discret, mais prometteur.

Hermès
Le monde équestre et Hermès sont indissociables. Personne n’a donc été surpris que Nadège Vanhée s’inspire cette saison d’une selle ancienne trouvée dans les archives de la maison. Le résultat: une collection riche en cuir souple, sangles, boucles, anneaux, vestes d’équitation et tissus matelassés, intemporelle et teintée de sensualité. Les carrés de soie, portés en tops sous des brassières en cuir, formaient le clou du spectacle.

Meryll Rogge
Meryll Rogge, qui a clôturé le bal de la Fashion Week parisienne, fera ses débuts la saison prochaine comme directrice artistique chez Marni à Milan. Pour «I’m Not Wild», elle s’est inspirée de l’autobiographie de la figure culte Cookie Mueller. Un sans-faute pour les mini-shorts, les manteaux en teddy et les blousons en cuir. Elle a également présenté des chaussures pour la première fois.

Miu Miu
De nombreuses collections présentées aux Fashion Weeks se prennent au sérieux. Ce n’est jamais le cas chez Miu Miu. Alors que Miuccia Prada s’était centrée la saison dernière sur le soutien-gorge à pointes, cette fois, tout tournait autour du tablier de cuisine, sous toutes ses formes, tailles et matières: du coton au cuir et à la dentelle, du court au long avec des imprimés floraux. Une manière pour elle de revaloriser le «travail invisible des femmes». Soit un message sérieux, porté par une collection ludique.

Chanel
Quand tous les journalistes mode du monde regardent le défilé les larmes aux yeux, c’est qu’il s’agit d’un coup de maître. Inutile d’en dire plus sur les débuts de Matthieu Blazy chez Chanel: ce fut magnifique, du début à la fin. Il a redonné vie à la maison en revisitant ses codes de façon ingénieuse et contemporaine. Fini les tailleurs bouclés et les doubles C: place aux tweeds plus masculins, pantalons amples et chemises simples – une collaboration avec Charvet –, tombant sur des jupes à volants.
