Vingt ans après sa sortie, Le Diable s’habille en Prada s’apprête à faire son retour sur grand écran. Une suite qui fait d’autant plus de bruit que cette fois, les marques, loin de boycotter le tournage, se bousculent pour apparaître dans le film.
La scène se déroule au dernier défilé Dolce & Gabbana, qui s’est tenu à Milan il y a quelques semaines. D’un côté du podium, une icône hollywoodienne tirée à quatre épingles. De l’autre côté, une figure emblématique du monde de la mode, aussi connue pour sa carrière spectaculaire que pour les lunettes noires dont son carré court, parfaitement coiffé, est immanquablement assorti. Jusqu’ici, rien qui ne sorte de l’extraordinaire, les premiers rangs des défilés étant des aimants notoires à célébrités – surtout pour une marque aussi associée au strass et aux paillettes que le label lombard. Sauf que ce face-à-face opposait Anna Wintour et Meryl Streep dans son rôle de Miranda Priestly, personnage fictif largement inspiré de l’ancienne rédactrice en chef de l’édition américaine de Vogue. Et qu’il était filmé pour le second volet du Diable s’habille en Prada, appelé à faire son retour sur les écrans au printemps, vingt ans après la sortie du premier film en 2006.
De l’omerta à l’ovation
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’en est passé des choses en deux décennies. Si son alter ego dirige toujours Runway, Anna Wintour, elle, a quitté la tête de Vogue en juin dernier, après 37 ans de règne. Cela ne veut pas dire que cette mordue de tennis compte consacrer son temps aux courts et à ses trois petits-enfants pour autant. La Londonienne reste responsable de «l’orientation globale» du magazine, désormais chapeauté par la Franco-Américaine Chloé Malle, ainsi que de l’organisation du Met Gala.
Deux postes prestigieux, qui restent tout de même une forme d’élégant pas de côté. De quoi expliquer pourquoi, alors que marques de mode et autres acteurs du luxe refusaient toute association avec le film lors du tournage du premier volet, on se bouscule désormais pour en être?
En 2006, le réalisateur David Frankel et sa costumière, l’incomparable Patricia Field, s’étaient heurtés à la réticence des couturiers, frileux à l’idée de prêter la moindre pièce pour le tournage de peur de s’attirer les foudres d’Anna Wintour. «J’ai eu énormément de mal à trouver quelqu’un dans le monde de la mode qui accepte de me parler, car les gens avaient peur d’Anna et de Vogue et ne voulaient pas être mis au ban», confiait ainsi la scénariste Aline Brosh McKenna, chargée de transposer le livre de Lauren Weisberger (ancienne assistante d’Anna Wintour inspirée de sa propre expérience) à l’écran.
Et si la top Gisele Bündchen, alors au faîte de sa gloire, avait accepté de figurer au casting du film (tout comme Heidi Klum, qui y fait une apparition muette), «initialement, aucune grande marque de mode n’a accepté de collaborer», se souvient David Frankel. Aucune, sauf Valentino, dont le couturier avait même eu droit à quelques lignes de dialogue. Reste que vingt ans plus tard, c’est une tout autre histoire, et les (très) nombreuses photos du tournage qui déferlent sur les réseaux sont une farandole de grands couturiers et labels pointus, qui s’empressent de repartager ces clichés. Désormais, la plus grande crainte du secteur n’est pas d’être associé au film mais au contraire, de ne pas en être, et ce revirement en dit long sur l’évolution du luxe mais aussi celle des médias et, plus généralement, de la société.
Clap de fin
Basé à Paris, où il est directeur de création pour le bureau de tendances NellyRodi, Vincent Grégoire est le genre d’interlocuteur dont les journalistes raffolent, car sa langue n’est ni de bois, ni dans sa poche. C’est donc avec sa franchise caractéristique qu’il partage son point de vue sur ce revirement stratégique, notant que si les marques ont changé d’avis, c’est peut-être tout simplement parce qu’elles ont vu le premier film.
«On s’attendait à quelque chose qui tiendrait beaucoup plus du règlement de comptes, comme le livre, mais finalement, l’adaptation était très bienveillante et édulcorée, un peu la stévia de la mode.»
Et de noter qu’à l’époque, «les marques étaient beaucoup plus dans le contrôle de l’information: tout devait être validé, et rien n’était pardonné. À la sortie du film, elles ont réalisé qu’il était mignon et gentil, et qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. Le personnage incarné par Meryl Streep a été plébiscité, tandis qu’Anne Hathaway est devenue une bête de mode, donc les marques regardent ce second volet avec gourmandise».
Un « hommage » à double tranchant
Quitte à aller jusqu’à accepter que leur défilé fasse aussi office de décor de film. L’avis de Vincent Grégoire sur cette scène inattendue? «Ça m’a fait pitié. Il y avait quelque chose d’un peu ridicule, je m’attendais presque à ce qu’Anna balance à Meryl qu’assortir sa pochette à sa ceinture, ça ne se fait pas. Je suis très mal à l’aise avec la fin de carrière d’Anna Wintour: elle a été une grande dame, et plutôt que de partir en beauté, elle glisse vers la fin.
Si Meryl Streep lui rend hommage en incarnant une version d’elle à l’écran, elle ne la grandit pas pour autant.
Dès les débuts de sa carrière, Anna Wintour est partie en croisade pour promouvoir la création et les jeunes créateurs, et aujourd’hui, on la réduit à une paire de lunettes et une frange, comme si on oubliait tous ses accomplissements. Elle mérite mieux que d’être ramenée à un personnage de bitch juste capable de balancer son manteau sans se souvenir du prénom de ses collaboratrices.» Voilà qui est dit.
Et quelque peu nuancé tout de même par son compatriote Thomas Zylberman, styliste et tendanceur pour le bureau Carlin. Selon lui, «ce n’est pas triste: ça rappelle qu’Anna Wintour est un être humain, qui vieillit comme tout le monde. Et qui devient un peu la grand-mère qu’on rêverait tous d’avoir, avec une penderie pleine de trésors à partager. Cette représentation la rend plus sympathique, je pense qu’elle est en train de se réinventer».
Un processus entamé en 2024 déjà, quand elle est apparue assise à côté d’Anne Hathaway au défilé Michael Kors, quelques mois seulement après avoir parodié avec elle leur pseudo-lien de subordination lors d’une représentation de la comédie musicale Gutenberg?
Pour le meilleur…
Une chose est certaine: les mondes de la mode et du luxe, eux, ont vécu une véritable métamorphose depuis la sortie du premier film. Sociologue et professeur à l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD), Frédéric Godart a commencé à s’intéresser au secteur lors de son doctorat à Columbia. Vu l’importance de cette industrie à New York, où se situe la prestigieuse université, c’est tout naturellement qu’il l’a choisie comme terreau pour explorer la créativité collective. «La mode est un «fait social total» où toutes les sphères de la société se rejoignent: le culturel et l’économique, bien sûr, mais aussi le politique et maintenant, de plus en plus, les évolutions technologiques. Le luxe est plus exclusif, mais il offre aussi une perspective sociologiquement pertinente sur les dynamiques sociales (rapports de classe, artisanat…) et une forme de créativité extrême, quasiment sans limites», note celui qui y a consacré en 2010 un ouvrage entier, Sociologie de la mode… Dont la nouvelle édition mise à jour sortira (ça ne s’invente pas) en même temps que la suite cinématographique du Diable s’habille en Prada dans quelques mois.
«Ce deuxième volet s’inscrit dans le succès du premier; nous parlons d’un film qui a marqué son époque et qui représente, pour de nombreuses personnes, leur seul accès au milieu de la mode – pour le meilleur et pour le pire, pointe le sociologue de l’INSEAD. Il est intéressant que le film arrive dans une époque où la mode est profondément transformée par les réseaux sociaux, les technologies telles que l’IA ou la réalité virtuelle, et où les demandes des clientes et clients se font très pressantes, par exemple pour plus d’inclusivité et de durabilité.» Et d’ajouter que le luxe est également sous pression compte tenu de plusieurs facteurs, dont le plus important est le fossé générationnel qui sépare les clients en autant d’audiences qui se font concurrence.
Mais paradoxalement, «c’est aussi une époque assez excitante, car chaque crise porte en soi la promesse d’un renouveau».
Pas étonnant, donc, que les marques aient littéralement retourné leurs vestes entre la sortie du premier film et le tournage de sa suite. «L’industrie a très mal réagi à l’origine au premier film, montrant au monde une image franchement peu reluisante d’elle-même: secrète, sur la défensive, incapable d’humour. Les choses ont changé pour le meilleur et l’industrie de la mode en 2025 est fondamentalement différente, notamment grâce (ou à cause) des réseaux sociaux», avance encore Frédéric Godart. Qui souligne que depuis, la notion de secret a complètement volé en éclats, et qu’il s’agit désormais d’être vu, partagé et liké. «Pour paraphraser Gabrielle Chanel, la mode doit aller en avant, pas en arrière, et notre époque semble le comprendre. L’humour et la dérision sont devenus des éléments clés de beaucoup de marques: les temps changent et un nouveau film sur le sujet est le bienvenu, ne serait-ce que pour montrer aux audiences mondiales ce que l’industrie est devenue.»

La nostalgie rapporte gros
Les réseaux sociaux seraient donc l’un des acteurs principaux de ce changement de paradigme? Vincent Grégoire en est persuadé: «Avant, on vivait à l’ère de la toute-puissance de la presse papier. Désormais, le pouvoir est ailleurs, il est devenu digital et numérique, et il faut composer avec les réseaux sociaux et les personnes qui les font vivre. On le voit bien au premier rang des défilés, où Anna Wintour est assise à côté de figures pop. Les rédactrices de mode n’ont plus l’hégémonie sur le bon goût.»
«On est entrés dans l’économie de l’attention, renchérit Thomas Zylberman. Le paradigme a changé, et tout ce qui est pop est devenu une manière pour les marques de s’inscrire dans cette économie.» Quitte à risquer la surexposition? Passée l’excitation initiale, le discours autour du tournage est désormais empreint de lassitude, voire même d’un ennui blasé: le film n’est pas encore sorti que déjà, on a l’impression d’en avoir tout vu à force de voir déferler les clichés de Meryl, Emily et Anne sur Instagram et al. Reste que «tous les gens de l’industrie de la mode iront voir le film», selon le tendanceur de chez Carlin.
Qui affirme qu’une forme de snobisme est inhérente à ce microcosme, mais qu’en parallèle, toutes les personnes qui seraient susceptibles de dénigrer les looks des actrices ou de se plaindre de leur surexposition s’inscrivent dans une démarche déclarative.
«Ils critiquent en public, mais en privé, ils ne bouderont pas leur plaisir et ils iront le voir au cinéma.»
Un secteur qui a d’ailleurs lui aussi traversé nombre de tempêtes en vingt ans. Et qui a tout autant à gagner que les marques présentes à l’écran à s’inscrire dans une dynamique de suites et de partenariats commerciaux. «Les producteurs sont face à un marché hyperconcurrentiel, donc c’est rassurant pour eux de pouvoir s’appuyer sur des marques qui existent», décrypte la critique de cinéma bruxelloise Aurore Engelen. Qui voit également dans cet engouement une part de nostalgie potentiellement très lucrative. «Dans un monde qui est de plus en plus difficile à comprendre, on se réconforte avec de petites madeleines» – quitte à ce qu’un des ingrédients secrets de leur recette soi les recettes (sonnantes et trébuchantes cette fois) engrangées par les partenariats. «Quand le premier film est sorti, la mode ne l’a pas adoubé, tandis qu’aujourd’hui, les marques se bousculent pour en être. Cela va dans le sens de la création de contenus contemporaine, où l’art n’est plus du tout hermétique à l’aspect mercantile, et où on est beaucoup plus sur du placement de produit qu’à l’époque.» Et si notre critique se souvient avoir «adoré découvrir Meryl Streep dans ce rôle de Cruella de la mode» en 2006, elle confie ne pas vraiment voir d’intérêt artistique à sortir aujourd’hui la suite du film. Mais l’intérêt commercial, par contre?
«La mode et le luxe ont désormais une audience de masse. Leurs consommateurs restent une poignée de privilégiés qui ont les moyens de se les offrir, mais leur public a incroyablement grandi, et les fédérations de mode des différents pays mesurent désormais le succès de leurs Fashion Weeks au nombre de vues sur YouTube», note Thomas Zylberman.
Désacraliser les icônes
Un nouveau public qui «n’a pas peur de dire qu’un défilé était abominable», ajoute Vincent Grégoire. «Le nouveau pouvoir vient d’en bas, et il challenge les hautes sphères dans lesquelles se trouvent les Miranda Priestly de ce monde. La fascination pour les coulisses du luxe et du pouvoir s’accompagne d’une volonté de déboulonner les icônes, de les désacraliser pour arriver à une forme d’horizontalité du pouvoir.» Par exemple, en réduisant Anna Wintour au rôle de simple figurante d’un film qui n’est jamais qu’une satire de sa carrière? Pas si vite.
Après tout, ainsi que le rugissait Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, il faut que tout change pour que rien ne change, et malgré les bouleversements réels qui ont secoué tous les niveaux de la société (et pas seulement le luxe et la mode) ces vingt dernières années, certaines choses sont immuables. D’ailleurs, les compatriotes de l’auteur du gattopardo sont bien placés pour le savoir. Si la maison Dolce & Gabbana a accepté de partager avec nous un cliché du défilé, et nous a confié quelques (très vagues) secrets de tournage off the record, la réaction officielle de Domenico Dolce et Stefano Gabbana (dont l’assistante incarnée par Anne Hathaway se faisait épeler le patronyme dans le premier film) est un strict «pas de commentaire».
Le clap de fin n’a pas encore retenti pour Miranda, pardon, Anna, et gare à celles et ceux qui oseraient en douter.