Dans le vestiaire étonnant de trois artistes

Messieurs Delmotte © JEF JACOBS

Si la plupart d’entre nous doivent respecter un code vestimentaire au travail, les artistes, eux, ont la liberté absolue de porter ce qui les chante. L’ancien journaliste de mode Charlie Porter a consacré un livre au sujet. Explication et exemples « made in Belgium ».

Quelle tenue portez-vous en ce moment? Qu’est-ce qui a motivé votre choix ce matin? Et que révèle cette tenue de votre personnalité? Tel était le point de départ du nouveau livre What Artists Wear du journaliste de mode britannique Charlie Porter. « La plupart des gens mettent des vêtements sans avoir conscience du message qu’ils transmettent. Si on s’aventure à sonder les raisons du choix de leur outfit, on se heurte souvent à de la gêne et à une réponse du style: « J’ai juste enfilé la première pièce qui me tombait sous la main. » C’est loin d’être le cas des artistes. Pour eux, c’est un canevas, une manière de montrer qui ils sont. Entre leurs mains, les vêtements sont des signes de rébellion, de créativité, de récit et d’expression de soi, analyse Charlie Porter lors de notre entretien téléphonique. Ce livre est un manuel, un manifeste et une source d’inspiration. Mon but est de convaincre mes lecteurs de réfléchir à ce qu’ils portent, de manière à ce qu’ils se sentent plus sûrs d’eux. En effet, en changeant de tenue, vous vous changez vous-même. »

Au travers de cet ouvrage, Charlie Porter insuffle donc un message d’empowerment. On pourrait dire qu’il désacralise la mode et la fait descendre de sa tour d’ivoire. Son bouquin fait la part belle aux classiques du quotidien tels que les tee-shirts de groupes de musique, jeans, combinaisons, salopettes et costumes sur mesure plutôt qu’aux créateurs de mode, qui y sont très peu représentés. Pour illustrer son propos, le journaliste décrit les choix vestimentaires de plasticiens. Parce que, selon lui, ils échappent complètement aux attentes sociétales types en matière fashion – « Ils travaillent entièrement seuls, isolés dans leur atelier. Contrairement aux acteurs, musiciens et designers, par exemple. »

Changement de vie

Ce livre met notamment en avant Frida Kahlo en costume, Andy Warhol en jeans, Marina Abramovic en blouse blanche et Francis Bacon en chemise rayée. « Les artistes sont souvent étiquetés comme des génies ou des icônes. En consacrant un livre à leurs vêtements, je les humanise. Cela permet aussi aux lecteurs de mieux comprendre leur oeuvre », relève l’auteur qui connaît bien le monde de l’art: ses parents sont peintres et son ami Richard Dodwell est artiste et commissaire d’exposition.

Cet essai est une ligne de rupture dans la carrière de Charlie Porter. Des années durant, il a écumé tous les défilés en tant que reporter. Il y a trois ans, à 44 ans, il a démissionné de son poste de rédacteur de mode masculine au Financial Times. « C’est un magnifique job, mais il implique une vie singulière et épuisante où vous passez d’une semaine de la mode à une autre et vivez tout le temps dans le futur, parce que vous écrivez constamment sur des saisons à venir, analyse-t-il. Je me suis toujours occupé de la « période préproduction », bien avant que les vêtements ne se retrouvent dans les boutiques. J’ai été curieux de savoir ce qui se passe lorsqu’on les porte réellement. »

What Artists Wear, par Charlie Porter, Penguin Books, 19,95 euros.
What Artists Wear, par Charlie Porter, Penguin Books, 19,95 euros.

‘Une performance permanente.’

Messieurs Delmotte: D’origine liégeoise, cet artiste multidisciplinaire jongle entre l’absurde et l’élégance, au travers de vidéos et installations urbaines. Toujours vêtu d’un costume trois pièces, il pratique l’humour corrosif et n’a pas peur de déranger.

Dans le vestiaire étonnant de trois artistes
© JEF JACOBS

« Je suis comme un naturiste en costume: alors que vous me parlez, je suis chez moi, en trois pièces ligné, de couleur ocre, bleu et blanc. Je porte une cravate rouge avec des rayures blanches. J’ai du vernis sur les ongles… et je suis tout seul. Je ne le fais pour personne, car personne ne me regarde. Evidemment, je suis conscient des réactions des autres, ça ne veut pas dire que je le fais spécifiquement pour ça. Mais pour moi, c’est plus qu’un look, c’est une marque identitaire. De ma part, il n’y a pas de désir de ne pas être comme les autres, c’est simplement la vérité: je ne suis pas comme les autres. Mon objectif n’est pas de choquer. C’est drôle, mais je peux passer pour un clown McDonald ou pour quelqu’un de très prétentieux et froid aux yeux de certains. Pour autant, leurs réactions m’intéressent, me questionnent, et me poussent à être qui je suis. Pour un artiste, c’est fascinant. Si je vais au supermarché, je me sens comme au musée: toutes ces boîtes de conserves, ces étalages qui sont mis là, c’est magnifique. Me retrouver dans un tel accoutrement s’avère un peu étrange dans ce contexte-là mais ça me donne l’impression d’être dans une performance permanente.

Je suis très inspiré par les tenues et les décors de la série Le prisonnier, de Patrick McGoohan et Georges Markstein. J’aime aussi l’excentricité de Diana Vreeland, ancienne rédactrice en chef de Vogue, ou bien de Claude Cahun, qui s’était déguisée en homme pour rentrer dans le cercle des artistes surréalistes. En termes d’habillement, je me rends souvent chez un Albanais qui possède des costumes déclassés et improbables – j’ai même un costume Pac-Man… J’adore les couleurs: jaune canari, bleu… Par contre, je ne sais pas pourquoi mais vous ne me verrez jamais assortir un veston noir à un pantalon rouge: je mets toujours les trois pièces d’un même ensemble. Il y a beaucoup de recherche dans mes tenues, et beaucoup de temps passé en fripes. Mes costumes font partie de moi, de mon esprit, et me mettent de bonne humeur chaque jour. J’en ai environ 150. »

‘J’ai toujours préféré les vêtements usés.’

Stef Driesen: Ce peintre bruxellois a fait des études d’art graphique et de peinture et a été exposé, grâce à Raf Simons, dans une galerie à Los Angeles. Ses toiles minimalistes et assez sombres sont faites de couches superposées. Côté dressing, il n’hésite pas à customiser aux ciseaux ses vêtements, même griffés Margiela.

Stef Driesen
Stef Driesen© JEF JACOBS

« Depuis mon adolescence, les vêtements me servent de moyen d’expression. Je les teint, les transforme et les découpe. J’avais une pièce de Maison Martin Margiela dont le haut col me gênait ; je l’ai enlevé. Pour moi, ce n’est pas un sacrilège. Il m’est aussi déjà arrivé de peindre sur une veste sans manches, juste parce qu’une tache de peinture s’y était incrustée. Je n’achète pas de vêtements spécialement pour travailler, pas plus que je ne porte un tablier ou une salopette. J’enfile juste de vieux habits.

Mes parents m’ont transmis leur amour de la mode. Ma mère avait vraiment l’oeil: elle nous habillait, mon frère, ma soeur et moi, comme des princes. Sur une photo, on nous voit en cape, chapeau et chaussures laquées. Juste magnifiques. Plus tard, lorsque j’ai découvert la vie nocturne à Anvers, je me suis plongé encore plus dans le monde de la mode. Je m’y suis fait de bons amis, notamment le styliste Olivier Rizzo et le créateur Raf Simons. Tous les six mois, je les accompagnais aux défilés à Paris ; on prenait le car avec les mannequins. C’était une époque merveilleuse. Nous avons aussi collaboré. Ainsi, j’ai dessiné des pièces pour sa collection hiver 03-04, basée sur les archives de Peter Saville. Maintenant que Raf n’habite plus à Anvers, il est difficile de garder le contact. Mais je continue à le suivre: sa propre ligne reste ma marque préférée. Pour moi, la mode doit être fun et sexy. Il ne s’agit pas de nu, mais d’un genre de sex-appeal.

J’ai beau aimer la mode, je n’ai toutefois jamais été shopaholic. Bien sûr, il m’arrivait d’acheter des pièces griffées, et parfois je me saignais financièrement. Mais contempler de jolies choses m’a toujours donné plus de plaisir que de les posséder. Et j’ai toujours eu une préférence pour les vêtements usés. C’est pourquoi j’achetais aussi beaucoup en deuxième main. Aujourd’hui, je ne fais presque plus de shopping. Je suis arrivé à un âge auquel j’ai assez de vêtements. »

Stef Driesen est exposé à la galerie bruxelloise Greta Meert. galeriegretameert.com

‘Je ne suis pas les tendances, mais j’aime les fringues.’

Jeff Kowatch: Acteur de formation, il a grandi aux Etats-Unis et est arrivé en Belgique au début des années 2000 pour raisons sentimentales. Bouddhiste zen pendant des années et adepte de la méditation, il porte des vêtements de créateurs belges protégés par un cache-poussière Margiela.

Jeff Kowatch
Jeff Kowatch© JEF JACOBS

« Un tee-shirt Gap et un jeans, voilà ma tenue quotidienne de peintre. Avant, je portais toujours des pantalons Levi’s, mais je m’en suis lassé. Quelqu’un m’a conseillé d’essayer Acne Studios et je suis devenu accro. Ma préférence va à leur magnifique boutique parisienne. Les jours où j’ai un rendez-vous, par exemple avec un galeriste ou un collectionneur, j’enfile par contre des vêtements de créateurs, généralement de Maison Martin Margiela. J’aime ses collections car elles font penser à des uniformes. La sobriété m’attire. Pour éviter les taches sur ces beaux habits, je mets par-dessus un cache-poussière, identique à celui du personnel Margiela. Il n’est pas commercialisé, mais Nicola Vercraeye, le propriétaire de la boutique bruxelloise, m’en a commandé un. C’était mon adresse préférée, mais malheureusement, elle a fermé ses portes. J’apprécie aussi la boutique de Sonja Noël de Stijl. Avant, j’y achetais du Dries Van Noten, notamment des sweats et des écharpes. Mais je trouve que ces dernières années, ses vêtements pour hommes sont devenus trop féminins et floraux.

Je ne suis pas les tendances, mais j’aime les fringues. Et j’aime regarder comment elles sont réalisées. De plus, les couleurs inspirent ma création artistique. D’une certaine façon, c’est grâce à la mode que je me suis retrouvé en Belgique. En effet, j’ai rencontré ma femme, belge, il y a une vingtaine d’années, à une expo consacrée à Giorgio Armani au Guggenheim de New York. Elle passait ses vacances chez une tante qui travaillait là-bas. Ce fut le coup de foudre, et peu de temps après, elle s’installait chez moi. Quelques années plus tard, nous avons déménagé à Bruxelles et nous nous sommes mariés en A.F. Vandevorst. »

Son expo Man Jok, programmée jusqu’au 23 octobre, a lieu sur trois sites bruxellois: aux galeries Faider et La Forest Divonne et à l’espace artistique Odradek, jeffkowatch.com

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