Décryptage: les Millennials, seuls, mais ensemble
Autocentrés et nourris à l’ego, les Millennials se réapproprient dans le même temps le collectif. Un paradoxe qui n’est qu’apparent mais qui a pour corollaires que la société marchande se tourne vers la collaboration, tandis que les marques misent sur les « gangs » pour communiquer.
Sale temps pour les iconiques égéries de mode. Bien que certaines tirent encore leur épingle du jeu – Cara Delevingne, Gigi Hadid , etc. – être belle, célèbre (et si possible engagée) ne suffit plus pour capter l’attention des consommateurs les plus jeunes. Pour les draguer, l’heure est à la bande. Selena Gomez, recrutée par Louis Vuitton pour sa campagne automne-hiver 16-17, doit par exemple partager l’affiche avec six mannequins, sous l’oeil du célèbre photographe Bruce Weber. La narration se compose désormais en équipe, à l’image d’une partie de bowling disputée par des copines pour le spot de Chance Eau Vive de Chanel, l’idée venant cette fois de Jean-Paul Goude. Si la figure marketing du groupe permet de toucher différents profils, elle répond surtout au besoin de séduire les Millennials, aussi appelés génération Y, ces acheteurs potentiels nés entre 1980 et 2000. D’ici deux à quatre ans, ils pourraient représenter le marché le plus important pour les produits de luxe.
Eric Briones, directeur du planning stratégique de l’agence Publicis EtNous les étudie, pour mieux conseiller les marques : » On a un slogan de compréhension qui est « Je c’est nous ». La société présente les Y comme des « me, me, me generation » et c’est vrai qu’il y a ce « moi » exacerbé, mais ce qui est intéressant c’est que, quelque part, ils inventent un nouvel humanisme qui transcende le narcissisme, ils créent des communautés d’ego. La notion de groupe est fondamentale, notamment parce que le narcissisme demande la validation de l’autre. » Pour l’auteur de Luxe et Digital et La génération Y et le luxe (Dunod), la bande et le partage sont deux notions cruciales pour une population qui attend des griffes qu’elles s’adaptent à ses pratiques et n’envisage plus de se façonner comme ses aînés, pour s’approcher du moule du luxe. » La vision que j’ai, c’est qu’on est face à une génération « ars vivendi », obsédée par son lifestyle, qui veut vivre des expériences particulières et les diffuser pour rayonner auprès de sa communauté. La preuve, dans un concert, on écoute moins qu’on ne filme. On est tellement dans un jeu surgonflé que, pour créer du lien, on ne le crée pas avec soi, mais en représentant son mode de vie, qui existe en gang. »
« Ils inventent un nouvel humanisme qui transcende le narcissisme. »
Les labels s’inscrivent dans cette nécessité de storytelling. Le luxe descend de son piédestal pour embrasser l’horizontalité et l’un des concepts les plus forts de cette frange de la population : la communauté. » Pour l’instant, le mot-clé est « inclusivité », c’est la tendance qui renvoie à une ouverture à l’autre. On n’est pas un groupe fermé, on est une tribu de gens qui se ressemblent. Alexander Wang ne construit pas un luxe exclusif, mais inclusif et il en va de même pour d’autres stylistes importants, comme Jonathan Anderson (NDLR : directeur artistique de Loewe) qui dit que le concept du luxe ressemble à la vie dans un aéroport et qu’il veut bâtir une plate-forme culturelle. Une marque est plus que jamais une tribu avec des valeurs communes « , décrypte l’auteur.
Cette tribu qui charme les digital natives, et avec eux les grandes maisons, est fille de technologie et ne se réunit pas uniquement pour parler mode. » J’ai appelé mon livre Homo cooperans 2.0 (NDLR : édité chez Couleur Livres, www.homo-cooperans.net), car, pour moi, Internet et le mobile ont tout changé. On a été sur l’individu durant septante ans, mais là, la coopération revient car la technologie la rend beaucoup plus efficace, explique Matthieu Lietaert, docteur en sciences politiques et spécialiste de l’économie collaborative. Il y a vingt ans, le Web, c’était 0,5 % de l’humanité et, aujourd’hui, on est à environ 80-85 % en Belgique. Si on enlève les enfants trop jeunes et les personnes âgées, « tout le monde » est dessus. Ça a démarré par un e-mail, puis il y a eu les recherches sur Google, puis sur Wikipédia, et les blogs. On a commencé à contribuer. Ensuite, arrivent les réseaux sociaux et, enfin, le boom de l’Internet mobile. Tous ces changements ont fait qu’en temps réel, je peux désormais être à la recherche d’une voiture et, en fonction de l’endroit où je suis, mon portable va m’indiquer les ressources et les personnes qui peuvent m’aider dans ma requête. »
Tous idéalistes ?
Pour le chercheur belge, la notion du » seul, ensemble » – qu’il identifie également dans le succès planétaire du jeu qui fut le buzz de l’été, Pokémon Go – va bien au-delà de la psychologie d’identité et du sentiment d’appartenance. Les Millennials ont redécouvert leurs » pairs « . » Né » pour faciliter l’échange de fichiers avec le service de musique en ligne Napster, le peer to peer n’a cessé de se développer. Son principe ? Mettre les internautes en relation directe via la Toile. AirBnB, BlaBlaCar, Uber… La » désintermédiarisation » a explosé au cours des dernières années et son champ d’action s’étend chaque jour un peu plus, des crèches à la location d’outils entre particuliers.
Parfois appelé avec angélisme » économie du partage « , ce nouveau mode de consommation répond potentiellement, pour Matthieu Lietaert, à une mécanique individualiste : » Les utilisateurs se disent que c’est simple et qu’ils y gagnent. Au-delà des grand discours théoriques, je pense que ce qui fait que ça marche, c’est que c’est pratique, ça répond aux besoins des gens. Par exemple, il me faudrait exceptionnellement une tondeuse et, grâce à une application, je vais pouvoir réaliser que mon voisin en a une qu’il n’utilise pas aujourd’hui et la lui louer pour quelques heures. Certains ont envie d’une société plus juste, plus green, mais, si ça fait le buzz, c’est majoritairement grâce au côté utilitariste. Si on veut de vrais changements, il va falloir se démarquer de cela. »
Lucile, 30 ans, lui donne raison : » J’utilise Uber régulièrement parce que c’est beaucoup plus facile que d’appeler un taxi, j’attends beaucoup moins longtemps, je sais que l’itinéraire sera optimal… Pour les paniers bio, c’est pareil, j’apprécie la simplicité de l’outil, ça ne me serait jamais venu à l’idée d’aller chercher mes carottes à la ferme ou de devoir m’inscrire sur des listes à l’année, sans la moindre flexibilité, mais là, c’est parfait. »
À travers le monde
Free-lance, la trentenaire a également recours de temps à autre aux espaces de co-working, des bureaux permettant de bosser sur un même plateau et donc de se sentir moins isolé, tout en élargissant son réseau. Designer textile, Delphine Dénéréaz a poussé le concept un peu plus loin encore en participant au lancement du collectif Supertrat, avec d’autres créateurs : » Au départ, on voulait partager un atelier, se souvient-elle. On s’est vite dit qu’on pouvait en profiter pour avoir une partie boutique et rencontrer les clients. » Le projet a vu le jour rue Blaes, à Bruxelles. » Il est bien sûr question de diviser les coûts, mais il y a également beaucoup de collaboration. Nous travaillons dans différents domaines et nous pouvons donc nous entraider, faire un maximum de choses ensemble, sans avoir besoin de faire appel à quelqu’un d’extérieur. »
Depuis Facebook, » communauté » n’est plus un concept qui fait peur et même les habitats groupés parviennent à fleurir à l’ombre des individualités fortes : » Avant, les gens avaient tendance à associer ça à une démarche hippie, explique Laurent Vanderbeck, chargé de missions pour l’ASBL Habitat et Participation. Mais, depuis quelques temps, on voit que le nombre de projets ne cesse de grandir. »
Autour de centres d’intérêt communs, des communautés s’unissent même sans partager les mêmes murs ou le même continent : » Le crowd a un rôle de plus en plus important (NDLR : le crowdfunding pour le financement de projets, le crowdsourcing pour mettre en commun un savoir ou une compétence, le crowdtiming où l’on donne de son temps…) et il devient difficile de dire qui est producteur et qui est consommateur. Les gens peuvent désormais affirmer : « Je n’ai pas acheté le dernier album de Madonna ou vu son nouveau concert, je suis producteur du spectacle ou du disque » « , avance Matthieu Lietaert.
Stéphanie Delpon et Paul Saint Bris, 29 et 32 ans, ont crée le label créatif Pictoresq en octobre dernier. Pour de grandes griffes, ils font évoluer leurs « enfants terribles » dans des narrations fortes. Ils ont tenu à répondre en duo à cette interview.
Qui sont vos « Enfants Terribles » ?
Stéphanie Delpon : Ces personnages qui nous inspirent des histoires, au caractère assez fort. Avec Paul, nous avons une vision de la femme qui maîtrise une technique. Il y a par exemple ce qu’on a fait pour Eres ou Christian Louboutin ; des nageuses de natation synchronisée, des motardes qui roulent en sidecar. Ce ne sont pas des femmes-cintres. On se positionne contre les histoires vaines et vides de filles qui peuvent déambuler dans des villes, on ne sait pas trop vers quoi.
Pourquoi travailler principalement avec des bandes ?
Paul Saint Bris : On a toujours travaillé sur les bandes. On a une première histoire qui s’appelle Le Jokari Club où deux filles sont membres d’un club mais n’ont pas du tout l’intention de l’ouvrir à une tierce personne. C’est toujours intriguant cette histoire de gang un peu inatteignable. Ça renforce le côté indépendant des personnages. La bande c’est cet endroit qui crée un sentiment particulier. Si on n’y est pas, ça donne envie d’y entrer. Tout le monde a connu ce moment où il a été ou justement n’a pas été dans la bande ; la force du sentiment d’appartenance.
Qu’est-ce que les marques viennent chercher ?
S.D. : On sent un désir de mettre en scène les différentes facettes de la femme qu’elles essaient de toucher, de présenter. Souvent la marque a plusieurs valeurs à incarner et c’est plus facile de les décliner avec ces personnages qui se complètent. On nous parle davantage de personnalités fortes qu’on va assembler, mélanger que d’une seule égérie.
Les marques, de leur côté, restent timides quant à la notion de co-création ou de crowdsourcing créatif, surtout le luxe. Porté par les individus de moins de 35 ans, le collaboratif tâtonne et les coopératives côtoient les géants de la Silicon Valley, avec des objectifs très différents. Mais, à observer les » Z » qui suivent, entre le Gucci Gang – ces modeuses parisiennes pré-ado qui ont fait sensation au printemps dernier -, la volonté de certains de revoir les relations commerciales et l’obsession digitale des plus jeunes, le collectif semble avoir de beaux jours devant lui.
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