Développer une marque autour d’un seul modèle: bonne idée?

Macha Dormal Paolina
Macha Dormal, fondatrice de Paolina © DR
Isabelle Willot

Pull en maille, chemise bigarrée, combi de power woman… De plus en plus de marques choisissent un monoproduit pour se lancer et asseoir leur identité. Même si elles finissent par élargir leur offre, cette pièce reste un atout.

Le plus dur, sans doute, aura été de garder le secret, avant de se jeter à l’eau. Résister à la tentation d’écouter les conseils de ceux et celles qui auraient trouvé son projet trop ceci, ou pas assez cela, ou même juste parfait, pour une fois elle voulait vraiment s’en remettre à son instinct. C’est un souvenir d’enfance, une atmosphère plutôt que des instants précis, qui a donné à Macha Dormal l’envie de lancer sa ligne de chemises bigarrées. Un modèle ample, en taille unique, pensé pour toutes les silhouettes féminines. Seuls diffèrent les tissus choisis et la manière dont ils sont assemblés.

« Le nom de la marque, Paolina, fait directement référence à celui de la barque catalane de mon grand-père, rappelle cette graphiste formée à l’école 75. Il y soufflait un vent d’insouciance et de liberté qui permet de rêver grand quand on est enfant. » Ces étés vagabonds lui ont inspiré ces chemises légères, vaporeuses, patchworks colorés de vichy, de madras, de motifs fleuris reliés par de jolis passepoils choisis avec soin. « Le fait de me concentrer sur un produit unique, alors que je n’ai pas étudié le stylisme, m’a permis d’apprendre en autodidacte sans me disperser, justifie Macha Dormal. Tout est fabriqué en Belgique. »

L’aventure a commencé presque de manière confidentielle, en plein confinement. Faute de pouvoir donner à ses prototypes la visibilité qu’elle aurait voulue – « je n’avais l’occasion de les porter que pour faire mes courses » sourit-elle -, l’entrepreneuse crée une page Instagram. Sa chemise y est vue sur quelques it girls bien choisies, comme Emilie Duchêne, la créatrice de la griffe de bijoux Thea Jewerly. Les ventes s’envolent. Chaque style de chemise, baptisé en hommage à une personne proche ou une plage de Catalogne, n’est produit qu’en vingt exemplaires. La jeune femme, qui pensait d’abord se contenter d’un e-shop, est vite sollicitée par quelques magasins qui souhaitent la représenter.

L'influenceuse et entrepreneuse Emilie Duchêne a contribué à la notoriété de Paolina.
L’influenceuse et entrepreneuse Emilie Duchêne a contribué à la notoriété de Paolina.© SDP

C’est d’ailleurs Sophie Helsmoortel, la créatrice de la boutique Cachemire Coton Soie, qui lui conseille de décliner tout de suite son concept en robes. « Cela ne nécessitait aucun travail supplémentaire de patronage, reconnaît Macha Dormal. Il suffisait juste de rallonger le modèle de 40 cm. » Cette première collection, rapidement sold out, l’encourage à proposer une capsule hivernale, mais de son propre aveu, le look and feel de ses créations se prête mieux aux beaux jours. « Aujourd’hui, je réfléchis déjà aux alliances de tissus de l’été prochain, conclut-elle. Pour chacune d’elles, je monterai sans doute jusqu’à cinquante pièces mais je souhaite garder une production confidentielle, que cela reste un produit rare, précieux, que l’on ne risque pas de retrouver sur sa voisine ou sa copine. Mon rêve serait que mes chemises deviennent identifiables, qu’on les reconnaissent parmi d’autres, je serais déjà fière de ça. »

Comme pour l’accessoire

Inspiré par ce qui se passe depuis un petit temps en gastronomie – où l’on a vu des enseignes et restaurants dédiés à un seul produit de bouche ou à un plat fleurir -, le phénomène du monoproduit en mode prend de plus en plus d’ampleur. Il s’appuie finalement sur les ficelles marketing qui ont fait le succès des accessoires, en particulier le sac à main: un savoir-faire, une taille pour tous et des classiques remis régulièrement au goût du jour.

Dans tous les cas, il s’agit avant tout de trouver « la » bonne idée et d’y acquérir une expertise sans faille, en optimisant ses créations de saison en saison. Pour un label qui débute, une telle spécialisation permet aussi de trouver et de convaincre plus aisément un fournisseur de se lancer dans l’aventure, même pour une petite production. Reste ensuite à relever un challenge conséquent: celui de se diversifier dans une certaine unicité. Et pour cela, rien de tel que de partir d’une histoire ou une expérience personnelle, ce fameux « story telling » si important aujourd’hui dans la construction d’une identité de marque.

La Danseuse, l'un des modèles de la toute dernière capsule de Septem Paris.
La Danseuse, l’un des modèles de la toute dernière capsule de Septem Paris.© SDP

Avocate de formation, Jessica Troisfontaine a fait le pari de la combi en créant début 2018 Septem Paris, « un concept hybride de marque de prêt-à-porter et de média d’inspiration », détaille-t-elle. En marge de ses collections, qu’elle sort en dehors des contraintes du calendrier officiel de la mode, cette Bruxelloise, Parisienne d’adoption, propose aussi des podcasts féministes qui rencontrent de plus en plus de succès et participent à la notoriété du label. « En voulant faire d’un produit ma spécialité, je n’avais pas d’autre choix que de développer une expertise absolue, souligne la trentenaire. C’est le seul moyen de créer une véritable valeur ajoutée pour le consommateur. J’ai choisi la combi parce que je trouvais que ce vêtement avait une indéniable fonction d’empowerment. Beaucoup de femmes rêvent de la porter sans toujours oser se l’approprier, souvent à cause de souvenirs d’essayages décevants. »

La combi Vendredi, régulièrement rééditée chez Septem Paris.
La combi Vendredi, régulièrement rééditée chez Septem Paris. © SDP

Organisée d’abord en semainiers, les collections donnent aux jumpsuits des noms de jours de la semaine, ce qui finit par créer un peu de confusion au fil des saisons car les modèles à succès ne disparaissent pas du catalogue. « Mon but ne sera jamais de proposer des collections fleuves, plaide Jessica Troisfontaine. Nos modèles produits à Porto sont destinés à rester et à durer et certains sont même réédités. La Vendredi de la deuxième semaine, par exemple, revient à peu près tous les deux mois, dans d’autres couleurs. Je fonctionne alors par précommande, il m’arrive d’en vendre ainsi jusqu’à 200 en une seule journée. Pour les nouvelles pièces, comme pour les capsules, il s’agit plutôt d’éditions très limitées: c’est un peu un test, il n’y a qu’un nombre restreint de modèle dans chaque taille. »

Une liberté et une flexibilité auxquelles je ne voudrais renoncer pour rien au monde.

Jessica Troisfontaine

Une souplesse en ligne

Tout comme elle a élargi le champ des dénominations – les combis s’appellent désormais L’Aventure, Le Voyage, L’Envoûtante… – Jessica Troisfontaine a ajouté de nouveaux basiques à sa garde-robe. Des pantalons, puis des chemises, des robes et même des vestes et des tee-shirts, souvent coédités avec des artistes. « Même les filles qui adorent nos jumpsuits ont parfois envie de porter autre chose, reconnaît-elle. Et c’est une belle porte d’entrée pour celles qui pensent que ça ne leur va pas et souhaitent découvrir la marque autrement. A côté de l’e-shop, qui concentre la majorité de son business et où les combis représentent encore 70% des parts de marché, Jessica accueille également ses clientes dans son showroom et dans des pop-up stores ouverts à Paris, Bruxelles et même Marseille l’été dernier. « De cette manière, je sors mes collections quand je suis prête, pointe-t-elle. Je ne suis pas mise sous pression par une temporalité que je ne maîtrise pas. J’ai une liberté et une flexibilité auxquelles je ne voudrais renoncer pour rien au monde. Ça me permet de lancer un produit deux semaines à peine après la validation du prototype. »

Valentine Witmeur est toujours réputée pour ses pulls taille unique comme le modèle Specialist Bis de cet hiver.
Valentine Witmeur est toujours réputée pour ses pulls taille unique comme le modèle Specialist Bis de cet hiver.© SDP

Vers un total look

Une souplesse à laquelle Valentine Witmeur a fait le choix de renoncer. Elle aussi s’est lancée dans l’aventure du monoproduit, il y a cinq ans déjà. Passionnée par la maille, elle sort alors une ligne de six pulls en taille unique. « Une manière de limiter les risques en évitant les problèmes de stock et en simplifiant le développement, rappelle-t-elle. Les designs oversize s’y prêtaient bien. » La marque qui porte son nom se fait d’abord connaître en ligne, Instagram devenant très vite son canal favori de communication. Pendant trois ans, la Belge imagine principalement des « hauts », parfois un peu plus ajustés mais toujours porteurs de noms intrigants ou humoristiques, qui avaient d’abord une fonction mnémotechnique avant de participer à la création de l’identité du label.

A la demande des multimarques qui la représentent, Valentine Witmeur propose aussi du total look.
A la demande des multimarques qui la représentent, Valentine Witmeur propose aussi du total look.© SDP

« Même si nous avions imaginé de nous focaliser sur la vente directe, nous avons vite reçu des demandes de beaux magasins multimarques, relate-t-elle. Cela nous a permis d’accroître notre production, aujourd’hui localisée au Portugal. En contrepartie, nous avons dû nous calquer sur le calendrier de la mode, anticiper les collections. Aujourd’hui, je commence déjà à travailler sur le printemps-éte 22. Ce sont les boutiques qui nous ont encouragés à élargir notre offre, à proposer des pantalons, des jupes, des accessoires, et ainsi à affiner notre identité. En magasin, il est important de proposer un total look, un univers complet. » Une demande qui correspondait finalement bien à l’évolution de la griffe et aux souhaits de sa créatrice. « Dès la saison prochaine, on assistera à un tournant, se réjouit Valentine Witmeur. Un parti pris beaucoup plus mode, plus tranché, moins « jeune » mais c’est davantage à mon image, car ce que j’ai envie de porter a évolué et ma clientèle suit. L’offre se détachera encore plus de l’idée du monoproduit: nous allons lancer des vestes en maille, plus de pantalons, des jupes plissées. »

Aujourd’hui, avec 60% de son chiffre d’affaires, la vente en ligne reste le fer de lance de son business. Elle a tenté, il y a quelques saisons, d’y adjoindre une ligne de basiques intemporels, mais la sauce n’a pas pris. « Visiblement, ce n’est pas ce que les gens viennent chercher chez moi, reconnaît-elle. Ils veulent des pièces ambitieuses, quelque chose qu’ils ne trouveront nulle part ailleurs. » Sur le site en tout cas, les modèles one size, qui font encore la réputation du label, continuent à cartonner. « Cinq ans après le lancement, les gens, quand ils me croisent, me demandent toujours « Ça va tes pulls? », s’amuse Valentine Witmeur. Pari gagné.

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