Les ventes de copies de pièces de créateur sont en hausse et les acheteurs n’ont plus honte. C’est même presque devenu une pratique courante, voire tendance. Où est donc passé le tabou de la contrefaçon dans la mode? Décryptage.
Une paire de sneakers en daim Dries Van Noten très prisée, pour moins d’un tiers du prix d’origine? Le célèbre sac à main Jodie de Bottega Veneta, avec 80% de réduction? Ou encore des bottines Tabi de Maison Margiela pour 250 euros? A notre grand regret, nous n’avons pas découvert de nouvelle boutique outlet où acheter des pièces de créateurs à prix réduit. On trouvera ces offres plutôt dans des boutiques en ligne spécialisées dans la contrefaçon.
Ces plateformes font aujourd’hui l’objet d’une promotion importante sur les réseaux sociaux et ont un aspect ultraprofessionnel, à coups de campagnes et shootings photo stylés. Leurs produits n’ont plus grand-chose à voir avec les faux Vuitton en plastique vendus sur les marchés à l’étranger. «La contrefaçon en soi n’est pas nouvelle. Ce qui a changé, c’est notre perception», explique Malaika Brengman, professeure en comportement des consommateurs à la VUB.
Pendant longtemps, la contrefaçon était considérée comme marginale. A l’époque, la qualité n’était d’ailleurs pas exceptionnelle. «Aujourd’hui, il est socialement acceptable d’acheter des contrefaçons, et comme le marché est plus vaste, les entreprises actives dans ce domaine sont beaucoup plus professionnelles.» Annick Schramme, professeure en gestion de la mode à l’université d’Anvers, constate aussi un changement notable. «Le phénomène est omniprésent, la réticence a disparu. A tel point que la contrefaçon est non seulement tolérée à grande échelle, mais même considérée comme cool.»
Birkin ou Wirkin?
Au début de l’année, la chaîne de supermarchés américaine Walmart a remis le sujet sur le tapis en proposant une imitation de l’iconique sac Birkin. Ce n’est pas tant le sac lui-même, rapidement rebaptisé «Wirkin», qui a provoqué une tempête, mais plutôt les influenceurs qui l’ont exhibé sans vergogne dans des vidéos vues des millions de fois. Un mois plus tard, Amazon a essayé de surfer sur la vague avec une copie quasi exacte du Kelly, l’autre sac emblématique d’Hermès. Celui-ci a également fait l’objet d’une promotion massive sur les réseaux sociaux, souvent accompagnée de conseils supplémentaires sur les meilleurs endroits où trouver des contrefaçons.
C’est grâce à une de ces vidéos que Kelly, responsable des ventes à Waterloo, a découvert une application spécialisée dans les contrefaçons. «Je suis depuis peu l’heureuse propriétaire d’un faux sac Saint Laurent, explique-t-elle. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à l’original, y compris le logo et le cuir de qualité, mais sans le prix exorbitant. Le modèle authentique que je voulais était en rupture de stock depuis des mois et coûtait plus cher que mon salaire mensuel.»
Margo, responsable marketing à Anvers, s’est également laissé convaincre. Elle a acheté une imitation d’une célèbre bague Cartier via une publicité sponsorisée sur Instagram. «Je possède déjà quelques pièces authentiques de Cartier, donc je ne me sens pas coupable d’acheter une imitation, précise-t-elle. Je ne peux évidemment pas acheter toute la gamme, mais j’aime pouvoir varier. C’est un moyen abordable d’y arriver.»
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Kelly et Margo sont loin d’être les seules à avoir adopté les imitations. Lors d’une étude réalisée en 2023 par l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), 13% des consommateurs belges ont déclaré avoir sciemment acheté un produit contrefait au cours des douze mois précédant l’enquête. Chez les jeunes de moins de 24 ans, ce chiffre grimpe à 26%. Il n’existe pas de résultats plus récents pour notre pays, mais selon une enquête menée par le magazine de mode W Magazine fin 2024, les ventes d’imitations sont en forte hausse.
Aux Etats-Unis, leur part a doublé en deux ans pour atteindre 31%. Autre fait marquant: 17% des Américains achètent des contrefaçons, même lorsqu’ils peuvent facilement s’offrir l’original. «Cette popularité croissante est sans doute liée aux réseaux sociaux, estime Aurélie Van de Peer, sociologue de la mode. Autrefois, il n’y avait pas de «leaders» pour légitimer le fake. Aujourd’hui, ce sont les influenceurs qui donnent le ton. S’ils achètent sans vergogne des contrefaçons, leurs abonnés les imitent. C’est l’un des meilleurs exemples de l’énorme influence commerciale des réseaux sociaux aujourd’hui.»
Malaika Brengman ajoute: «Nous vivons dans une culture de consommation où les comportements sont normalisés par ce que nous voyons en ligne. Les contrefaçons sont présentées comme socialement acceptables, voire comme des choix intelligents. Les consommateurs n’ont donc plus honte d’en acheter eux-mêmes et de l’assumer.»
Variation et protestation
Les réseaux sociaux ont peut-être fait disparaître la honte, mais les mobiles pour acheter des copies sont multiples. «La pression sociale joue un rôle important chez les jeunes, explique M. Brengman. Ils sont en pleine construction identitaire et veulent s’intégrer. Si leurs amis portent certaines marques, ils veulent les mêmes. Et si ce ne sont pas des vraies, alors ce sera une bonne imitation. A cet âge-là, cela pose moins problème.» Selon Annick Schramme, la génération Z n’a souvent même pas l’ambition d’acheter un jour l’original. «Ce sont les contrefaçons bon marché qui font le buzz aujourd’hui, alors ils les préfèrent parfois aux vraies.» Malik, 15 ans, qui a récemment commandé un faux survêtement Fear of God sur Vinted, l’explique ainsi: «Tous mes amis portent le faux, alors pourquoi serais-je le seul à acheter le vrai pour plus cher?»
Outre l’envie d’une plus grande liberté de choix et de diversité, Annick Schramme parle également d’une certaine frustration sous-jacente: «Les prix dans le secteur du luxe ont tellement augmenté ces dernières années que de plus en plus de gens trouvent cela contraire à l’éthique. Certains clients considèrent l’achat d’une copie comme une forme subtile de protestation. Ils se demandent pourquoi un sac à main doit soudainement coûter 10.000 euros et n’hésitent donc pas à choisir une alternative qui lui ressemble à s’y méprendre.» Malaika Brengman voit également dans ce comportement une forme de raisonnement rationnel de la part du consommateur. «En période d’incertitude, les gens cherchent à mieux dépenser leur argent. Avant, on espérait que personne ne remarquerait qu’on portait une copie, aujourd’hui, tout le monde peut le savoir. C’est comme si on était plus malin que le système.»
Selon les deux professeures, ce phénomène ne peut être dissocié des changements sociaux plus larges. Les super-riches s’enrichissent, tandis qu’une partie croissante de la population a le sentiment que le luxe lui échappe de plus en plus. Les maisons de couture ne se privent pas d’alimenter cette polarisation, car les marques qui continuent de cibler délibérément les plus riches obtiennent de meilleurs résultats que leurs concurrentes qui s’adressent à la classe moyenne supérieure. «La mode a toujours été le miroir de la société, explique Annick Schramme. Et ce reflet montre aujourd’hui un système duquel de plus en plus de gens se sentent exclus.»µ
Zone grise
Avec plus de cinq milliards de vues sur TikTok, la «dupe culture» est l’une des tendances les plus populaires de la plateforme. Mais bien que les termes «dupe» et «contrefaçon» soient souvent utilisés dans le même contexte, il est important de faire la distinction. Les dupes sont des alternatives visuellement similaires, mais techniquement différentes. Elles sont courantes depuis des années dans le monde de la beauté et chez les grandes chaînes de mode. Les exemples sont légion, même dans notre pays: les chaussures de la marque belge Ottange ont récemment fait leur apparition chez H&M par exemple, Shein s’est inspiré d’Essentiel Antwerp, et Zara a réinterprété un manteau de Borrenberghs à sa façon. «Les dupes ne sont pas éthiques, mais juridiquement, elles restent souvent dans une sorte de zone grise», explique Annick Schramme.
Dans le cas de la contrefaçon, l’intention de tromper est bien réelle. Prenons l’exemple du sac Kelly d’Hermès, avec son logo, son numéro de série et ses coutures. Ce sont précisément ces produits qui gagnent actuellement du terrain et en respectabilité. «Juridiquement, on ne peut agir que par le biais du droit d’auteur ou du droit des modèles, mais cela reste particulièrement difficile dans le domaine de la mode, explique Annick Schramme. Chaque saison, une nouvelle collection voit le jour et l’originalité, la nouveauté ou le caractère propre sont difficiles à démontrer.» Et l’application de la loi est complexe. Les boutiques en ligne telles que le populaire DHgate, où les produits apparaissent sans logo sur le site, mais sont livrés avec le nom de la marque, restent (pour l’instant) intouchables. «Elles sont difficiles à tracer, changent souvent de nom et de tactique. Pour de nombreuses marques, les frais juridiques ne compensent pas les pertes économiques potentielles. Certaines considèrent même les copies comme un signe de succès.»
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«La limite reste toutefois claire, souligne-t-elle. Dès que des éléments reconnaissables ou des logos protégés entrent en jeu, vous pouvez agir. Mais vous devez trouver le vendeur et être prêt à prendre des mesures. Pour de nombreuses marques copiées, ce n’est pas une priorité ou ce n’est pas faisable. Elles préfèrent se concentrer sur leurs clients principaux plutôt que de s’enliser dans un jeu du chat et de la souris juridique qui peut durer des années et coûter beaucoup d’argent.»
Ou alors, elles font preuve de créativité: la marque de sport Lululemon a par exemple organisé des actions «Swap» permettant aux clients d’échanger des imitations contre le produit authentique, afin de rendre tangible la valeur ajoutée de leurs articles. Il y a quelques années, Diesel a ouvert une boutique éphémère à New York avec ses propres contrefaçons, ornées de logos volontairement mal orthographiés. «Ce genre d’initiatives contribue à ramener l’attention sur la marque, explique Malaika Brengman. Mais l’équilibre reste difficile à trouver. Pour de nombreux consommateurs, la distinction entre le vrai et le faux n’est plus noire ou blanche.»
Symbole de statut social
La contrefaçon dépassera-t-elle un jour le marché du luxe? Cela semble peu probable. Ceux qui économisent pour acheter un article de créateur ne se contentent pas d’acquérir un produit, ils cherchent aussi une expérience. «Il y a de la fierté, de l’attente et une implication émotionnelle derrière un tel achat, explique Annick Schramme. On le chérit davantage, on en prend mieux soin. D’autres y voient plutôt un investissement, comparable au marché de l’art.» Cela contraste fortement avec l’achat d’une copie, qui est plus rapide, plus facile et moins sentimental.
Cette tendance rend le luxe accessible, mais lui fait aussi perdre en partie son rôle de symbole de statut social et son exclusivité. «C’est un sentiment fondamentalement différent.» Selon Malaika Brengman, l’engagement du consommateur est déterminant: «Ceux qui sont vraiment attachés à une marque se contenteront rarement d’une copie. Cela ressemble à un produit de seconde zone. Mais pour ceux qui recherchent avant tout la variété ou l’image, l’original n’est pas forcément indispensable.» Ou comme elle le résume: «L’original est toujours meilleur que la copie. Mais aujourd’hui, cela ne signifie plus la même chose pour tout le monde.»