Edouard Vermeulen pour Natan: retour sur l’itinéraire d’un enfant inspiré
Il y a quarante ans, Edouard Vermeulen a repris une ancienne maison de mode bruxelloise, presque par hasard. Il a fêté cet anniversaire l’été dernier en organisant un défilé à Paris, avant de publier un livre dédié à l’univers de Natan en novembre prochain. «Je n’ai pas vu le temps passer», dit-il.
Paris, été 2023. Edouard Vermeulen, 65 ans, est dans son élément: il fête le quarantième anniversaire de sa maison en organisant un défilé lors de la Fashion Week haute couture. Celui-ci a lieu dans les opulents salons du Palais de la Légion d’honneur, édifié en 1787 face au Louvre. Nous sommes à deux ou trois heures du lancement du show. En coulisses, le couturier bruxellois effectue un dernier contrôle de ses mannequins. Il valide les tenues d’un clin d’œil ou secoue la tête lorsque quelque chose n’est pas conforme à ses attentes. «Peut-on ajuster la taille?»
«C’est incroyable, je n’ai pas vu passer ces quarante dernières années. Je dis toujours que quand on aime, on ne compte pas.»
Il jongle entre le français, le néerlandais et l’anglais tout en ayant un mot gentil pour chacun. «On voit tout de suite quelle tenue convient à quel mannequin ou si le tomber d’une pièce est bon ou pas», précise-t-il. Le temps passe, mais le créateur, qui est entouré de son équipe, ne cède pas au stress. Il se déplace dans la pièce en chaussettes, ses mocassins Gucci étant méticuleusement rangés sous une penderie. «C’est incroyable, je n’ai pas vu passer ces quarante dernières années. Je dis toujours que quand on aime, on ne compte pas.»
« Je ne me sens pas angoissé, mais l’idée que Natan puisse continuer d’exister sans moi me plairait. »
«Liberté! Liberty!»
A 20 ans, débordant d’ambition et de fougue, Edouard Vermeulen quitte Ypres pour emménager à Bruxelles et étudier l’architecture d’intérieur. La grande ville est une révélation pour lui. «Je venais «des Flandres». Si on voulait faire la différence, il fallait partir à Bruxelles. Pour moi, cela signifiait: une autre vie. J’étais si heureux de pouvoir vivre dans une ville. Liberté. Liberty!» Il est originaire d’une lignée de brasseurs, qui possède un moulin à orge à côté du château d’Elverdinghe.
Il y a une cinquantaine d’années, le châtelain, un certain marquis d’Ennetières, a des vues sur le moulin, mais la famille refuse de le vendre. Vindicatif, celui-ci aurait alors planté des dizaines de peupliers pour empêcher le vent d’alimenter le moulin. Mais son projet maléfique ne fonctionne pas. La pils Ypra des Vermeulen est réputée bien au-delà des frontières d’Ypres.
En 1976, Charles Vermeulen, le père d’Edouard, décide de se concentrer sur la distribution de bières et de sodas. La brasserie est reprise par une autre entreprise familiale, Vander Ghinste à Bellegem, près de Courtrai, le fabricant de la bière Omer.
Au printemps dernier, Edouard Vermeulen a perdu son père. «Juste avant sa mort, nous avons relancé la bière Ypra avec Vander Ghinste, raconte-t-il. Il a encore pu le vivre. Je suis vraiment content d’avoir une photo de mon papa, mon frère et moi, chacun un verre d’Ypra à la main. C’était deux semaines avant son décès.»
Le sens de la mode
A l’époque, lorsqu’il veut étudier à Bruxelles, ses parents le soutiennent. «Après l’école à Ypres, il allait de soi que je ferais le droit, comme mon frère. Mais les arts m’attiraient plus. Mon père m’a conseillé de choisir une orientation qui me corresponde. Il était convaincu que ce serait difficile, mais que quand on est passionné, on arrive toujours à avancer dans la vie. Il y a cinquante ans, c’étaient les parents qui décidaient des études de leurs enfants. J’ai eu la chance que les miens soient derrière moi.»
Leur maison à Ypres est alors aménagée avec un certain raffinement. Très tôt, l’architecture d’intérieur le fascine. «La mode? Moins, même si j’y ai été souvent confronté petit, car entre mes 6 et mes 10 ans, ma mère m’emmenait souvent à Lille. Cette ville regorgeait de maisons de couture, certes moins réputées que les enseignes parisiennes, mais où l’on pouvait se faire confectionner de beaux vêtements. C’était le début du prêt-à-porter, avec des créateurs tel Guy Laroche. Les vendeuses m’offraient une glace pendant que ma mère, ma tante et ma grand-mère essayaient des toilettes. J’y ai passé des heures, et ces dames me demandaient parfois mon avis à propos de telle ou telle tenue. Y ai-je développé un sens de la mode? Je ne sais pas. Ma mère était une femme élégante, toujours tirée à quatre épingles, habillée sobrement, mais avec le souci du détail. Aujourd’hui, elle a 93 ans, et cela n’a pas changé.»
Une intuition
«Après mes études à Saint-Luc, je suis devenu architecte d’intérieur, poursuit-il. Je n’ai pas tardé à trouver des clients, et j’avais besoin d’un bureau où les recevoir.» Il se met alors à la recherche d’une maison dans les beaux quartiers, au volant de l’Alfa Romeo que ses parents lui ont offerte. Un jour, en 1983, il se gare par hasard devant une maison de maître avenue Louise, au numéro 158. «J’ai eu un genre d’intuition. Je suis allé demander s’ils avaient un espace bureau à louer. On m’a répondu que tout était déjà loué, sauf le hall d’entrée. C’était parfait.»
Par la suite, il reprendra tout l’immeuble. A l’époque, le premier étage est loué par une filiale du célèbre institut de beauté français Sothys. Paul Natan, la maison de couture fondée en 1930, a ses ateliers au rez-de-chaussée. «Jacqueline Léonard, une octogénaire, dirigeait la maison. Elle se spécialisait dans la couture en chambre, sur rendez-vous. Sa clientèle était assez aristocratique.»
Pendant un an et demi, madame Léonard et lui travaillent l’un à côté de l’autre. «Et puis un beau jour, elle m’annonce qu’elle va cesser son activité et me propose de reprendre tout l’étage du bas. Je me suis dit «pourquoi pas?».»
La bénédiction de la princesse Paola
La manière dont Edouard Vermeulen est devenu couturier plutôt qu’architecte d’intérieur et a repris par la même occasion la maison Natan relève en grande partie du hasard. «Mon frère allait se marier, et ma belle-sœur cherchait une robe. Elle a pensé à l’ancienne maison Natan. Quelques couturières y travaillaient encore. J’ai ébauché une robe moi-même et choisi le tissu. Ensuite, ma mère m’a demandé de lui dessiner une tenue à elle aussi. Lors du mariage, en mai, tout le monde était curieux de connaître le nom de son créateur. Natan? Cette maison avait pourtant fermé ses portes. Effectivement, mais nous avons pu compter sur l’aide d’Edouard, a-t-elle répondu. C’était la confusion générale. En septembre, la comtesse de la Quétule est passée à l’atelier en demandant si on avait une idée d’action pour une de ses œuvres de bienfaisance. J’ai alors proposé un défilé. »
La princesse Paola est la marraine de cet événement. «Une semaine avant le défilé, dans le jardin d’une maison de maître de l’avenue Roosevelt, elle a annoncé qu’elle serait présente. Nous ne connaissons pas ce jeune homme, a-t-elle dit, mais son travail me semble intéressant. J’assisterai au défilé. Les deux cent cinquante invités attendus sont tout à coup passés à quatre cents.» Et c’est ainsi que la carrière d’Edouard Vermeulen décolle et que le jeune couturier «des Flandres» devient le créateur préféré de l’aristocratie bruxelloise. Une relation dont il est fier: «La maison royale est le ciment de notre pays.»
Après ce défilé, il fait de la place dans la maison avenue Louise, suspend la collection sur des tringles et attend. «Une première cliente est venue, puis une autre. J’avais encore quelques missions d’intérieur. Au début, je combinais les deux. Mais si je devais créer de nouvelles collections en continu, il ne me resterait plus beaucoup de temps pour les intérieurs.»
Il n’a aucune expérience en matière de confection de vêtements. «Tout à coup, j’avais la possibilité de commencer une maison de mode. J’avais un but. Je ne me suis pas lancé dans quatre années d’études de mode. C’est l’intuition qui compte. Et j’avais les couturières. Je les ai reprises. Elles avaient toutes une soixante d’années, et moi vingt. «Le gamin», comme elles disaient, n’y arrivera jamais.» C’était il y a quarante ans. Aujourd’hui, le «gamin» a l’âge qu’elles avaient alors.
Défiler à Paris
Lorsqu’il apprend que Dries Van Noten ouvre une parfumerie le jour du défilé anniversaire, à dix minutes de là, le long de la Seine, il s’exclame: «Nous avons le même âge.» En 2017, ils se sont vu accorder tous les deux les faveurs nobiliaires. Depuis 2020, il possède une enseigne rue des Saint-Pères à Paris. Natan a sept boutiques en Belgique, une à Amsterdam et une franchise à Maastricht, un corner au Bon Marché à Paris et une centaine de points de vente, essentiellement en Europe. Le fait qu’il organise des défilés à Paris, et qui plus est lors de la Semaine de la haute couture, est exceptionnel. Ces dernières années, il a opté pour l’Amsterdam Fashion Week, en raison de l’efficacité de son organisation et parce qu’il a beaucoup de clientes fidèles là-bas, à commencer par la reine Máxima. Mais quarante ans dans la mode, cela se fête. Il voulait aussi montrer son travail à un public international et prouver que la couture de
Natan a évolué et qu’un couturier qui habille des reines et des princesses n’est pas forcément ringard. La collection qu’il exhibe ce jour-là ramène les années 50 au XXIe siècle, avec des formes épurées et des couleurs vives. La confection d’une des robes en plumes a demandé cent vingt heures de travail. On y trouve aussi du cuir de cactus. Les accessoires sculpturaux sont des créations de Christophe Coppens, avec qui il travaille en étroite collaboration depuis le début de l’année et qui s’est occupé des récentes campagnes de Natan.
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«La mode, c’est le renouvellement, et l’avenir, c’est la jeunesse. Ma grand-mère portait toujours des vêtements noirs, ornés d’une broche, et elle ne quittait jamais son fauteuil. Ma mère roule à vélo. Les femmes plus jeunes sont bien plus sportives encore. Ces dix dernières années, Natan a fait un réel bond en avant. Si on veut toucher les jeunes générations, on doit s’entourer de jeunes.»
Savoir surprendre
Tout change, dit-il, littéralement. «En quarante ans, nous avons adapté nos bustes trois fois ; les épaules se sont élargies, les hanches sont plus étroites, les jambes se sont allongées. Nous avons de nombreuses clientes fixes, pour notre plus grand bonheur. Il faut leur donner ce qu’elles veulent tout en sachant les surprendre. Car à un certain moment, une cliente nous dit: «J’ai déjà une robe noire.» C’est pour cette raison qu’il faut continuer à innover. Tant pour les collections que pour les campagnes, les événements et les médias sociaux.» Cet après-midi, les people belges du front row illustrent bien ce que Natan a dans le ventre en 2023: la ministre Annelies Verlinden, la princesse Léa, les comédiennes Jennifer Heylen et Ella Leyers, l’athlète Elodie Ouedraogo et le chanteur Mathieu Terryn.
« Je ne regrette rien »
Edouard Vermeulen n’envisage pas encore de rendre son tablier, même s’il se demande ce que Natan deviendra sans lui. C’est sa maison. Contrairement à la plupart des créateurs, il ne peut pas être remercié pour ses bons et loyaux services. «Lorsque vous êtes le propriétaire de votre maison, comme un Giorgio Armani, vous continuez. Je dis toujours que, au cours de ces quarante dernières années, j’ai donné le meilleur de moi-même. Je ne me sens pas angoissé, mais l’idée que Natan puisse continuer d’exister sans moi me plairait. Si, au cours des dix années à venir, quelqu’un venait frapper à ma porte avec un projet et assez de moyens pour le concrétiser, j’envisagerais la chose. Quelqu’un qui aurait une vision pour les accessoires, les parfums, quelqu’un qui dirait: «C’est l’ADN de Natan.» Que peut-on rêver de mieux? Mais ce n’est pas indispensable. Nous sommes une entreprise financièrement saine.» Il a toujours été prudent, admet-il immédiatement. Il peut difficilement en être autrement lorsqu’on assure les revenus de tas de gens. «J’aime dire que je suis le père de famille de soixante personnes et que je veille à la bonne marche des choses. J’ai toujours eu un peu peur de ne pas assurer. C’est ma nature, et c’est comme ça qu’on nous élève en Flandre-Occidentale. Tu peux toujours mieux faire. Cela n’a pas été facile à tout moment. Mais il arrive à tout le monde d’avoir des problèmes. J’ai sans cesse travaillé dur, sans baisser les bras. Je ne regrette rien. Et avec mon équipe, j’ai toujours donné le meilleur de moi-même, à ma manière. Si quelqu’un vient un jour avec une autre vision pour l’avenir de Natan, c’est bien. Entre-temps, je continue, parce que j’aime ce que je fais. Cela fait quarante ans que je suis actif dans ce domaine, et j’ai gagné un peu de crédibilité. Wait and see.»
Le livre Edouard sera en vente à partir du 9 novembre, au prix de 120 euros. Une expo se tiendra du 1er au 26 novembre, à l’Espace Vanderborght, 50, rue de l’Ecuyer, à 1000 Bruxelles. Cinquante robes haute couture de Natan y seront présentées.
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