Entretien exclusif: Raf Simons, le bon génie de Dior
Pour remplacer l’extravagant John Galliano au poste très convoité de directeur artistique des collections Femme, Dior a choisi le discret Raf Simons. Interview exclusive du créateur belge, à quelques encablures de son premier défilé prêt-à-porter pour la maison parisienne.
Le 25 février dernier, à Milan, Raf Simons (44 ans) vient saluer le public avec une émotion manifeste. C’est son dernier défilé pour le label allemand Jil Sander, dont il a été le DA durant sept ans.
Au même moment, à Paris, Dior, qui cherche depuis près d’un an un successeur à John Galliano, licencié le 1er mars 2011 après quinze ans de maison pour faits de violence et insultes à caractère racial et antisémite, accélère les négociations… et le 9 avril, la prestigieuse maison française annonce l’arrivée du créateur belge au poste très convoité de directeur artistique.
Mi-août, Raf Simons se prélasse au bord d’une piscine au fin fond des Pouilles, où nous avons toutes les peines du monde à le joindre. « Non, non, je ne me cache pas, nous répond-il paisiblement. Mais le réseau GSM n’est accessible que dans une partie de la maison. Je suis actuellement chez… (biiip, biiip, biiip). »
Mais comment fait donc l’un des hommes les plus en vue du moment pour rester si zen et accessible alors que le service presse de Dior croule sous les sollicitations en provenance des quatre coins du monde ! Depuis qu’il a rejoint Karl Lagerfeld, son homologue chez Chanel, au firmament de la mode, tous s’arrachent en effet le créateur belge. Un véritable scoop donc que cet entretien car les rencontres sont gelées jusqu’au défilé de ce 28 septembre, date à laquelle il présentera, à Paris, sa première collection de prêt-à-porter pour la maison française.
Le 2 juillet dernier, quelques semaines à peine après son entrée en fonction, notre compatriote avait déjà présenté son premier défilé haute couture : 54 looks tout en couleurs et lignes sculpturales, alliant féminité et allure ultramoderne, qui lui permettent de débuter son parcours chez Dior sous les meilleurs auspices et augurent d’un avenir des plus prometteurs.
La rédactrice en chef du célèbre magazine américain Vogue, Anna Wintour, aurait même glissé à l’oreille de sa première styliste Grace Coddington un « Époustouflant, non ? ».
Les nombreuses critiques élogieuses s’accordent à dire que Raf Simons a marqué un véritable tournant pour la haute couture, en osant présenter non seulement des tenues de princesses mais aussi des modèles beaucoup plus faciles à porter : tops brodés à la main à mettre sur un pantalon, sobres blazers noirs, manteaux en tweed… « Le monde de la haute couture reste associé à l’image de divas qui n’arborent que des robes de soirée, ce qui aujourd’hui ne correspond plus du tout à la dynamique quotidienne des femmes, explique l’intéressé. À mes yeux, le fait que la haute couture n’existe que pour les photos et les coups de pub est un véritable problème. Il s’agit évidemment de vêtements sur mesure et exclusifs, mais ils devraient malgré tout rester portables et actuels. S’il est vrai que les stars qui défilent sur le tapis rouge sont là pour faire rêver, leurs tenues sont souvent à ce point déconnectées de la réalité que cela en devient presque une mauvaise blague. »
Rien de tout cela dans la manière dont Raf Simons interprète Dior. Car il a le chic pour imaginer la mode de demain, puisant aux racines même de la maison des créations contemporaines sans références littérales aux époques antérieures – un exercice sur lequel nombre d’autres créateurs ont échoué.
Vous tenez les rênes de la création dans une maison qui fait partie du patrimoine de la mode. Pas trop paralysant, cet héritage ?
Cette rétromanie littérale dans le domaine de la mode me dérange. Il me semble tellement plus romantique de rêver à ce que pourrait être demain ! Dans une maison comme Dior, la confrontation avec l’Histoire est évidemment inévitable et il m’arrive forcément de regarder en arrière et de fouiller dans les archives… mais j’essaie toujours de traduire ce que je découvre par un concept correspondant à notre époque.
Durant des mois, la question de l’avenir de Dior sous votre direction artistique a été sur toutes les lèvres. Le défilé haute couture y a apporté une réponse partielle. Que nous réservez-vous côté prêt-à-porter ?
La mode est indissolublement liée à l’air du temps, qui est devenu une donnée extrêmement complexe. D’une part les femmes ne se laissent plus dicter leurs tenues, ce qui est une excellente chose. D’autre part, les maisons de mode génèrent aujourd’hui des chiffres d’affaires absolument colossaux avec des sacs, des chaussures ou des rouges à lèvres qui n’ont plus rien à voir avec leurs vêtements. Le but ne peut tout de même pas être de ne pas faire de bénéfices sur notre core business ! La mode a aujourd’hui dérivé bien loin de ses origines.
Même chez Dior, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose à réparer, à rétablir. Malgré tout le respect que j’ai pour John Galliano et son incroyable talent, je pense qu’il a développé ici une mentalité et une esthétique qui vont à l’encontre de la philosophie originale du fondateur de la maison. Christian Dior n’est jamais tombé dans la théâtralité : il s’intéressait avant tout à l’intimité de la femme et tenait beaucoup à ce que les vêtements qu’il concevait soient portés. Je pense que cette vision s’est en partie perdue.
À mon sens, la haute couture chez Dior sera toujours empreinte de classicisme, riche en broderies et en fleurs. Le prêt-à-porter sera plus radical en termes de formes et de couleurs… Mais je ne veux pas trop m’avancer : verdict dans quelques jours !
Les défilés de Galliano pour Dior, c’était toujours du grand spectacle : à la fin, il jaillissait du décor souvent déguisé alors que certains créateurs osent à peine venir saluer le public.
Quand John Galliano a fait ses débuts chez Dior, en 1997, l’époque était au réalisme et au minimalisme. Il est arrivé avec une mentalité complètement différente, très marquée par les années 80 de Vivienne Westwood et Jean Paul Gaultier. Ses premiers défilés avaient encore quelque chose d’intimiste… mais très vite, il y a eu une escalade. John Galliano était d’ailleurs quelqu’un d’excessif à tous les égards, dans ses créations et ses défilés mais aussi dans son caractère et dans le véritable show qui entourait sa personne. Je crois qu’à un moment donné, il est tombé dans un certain isolement. C’est un piège très dangereux pour un créateur.
Je m’efforce toujours de m’entourer de personnes qui n’ont pas peur de me dire non et je tiens à développer avec mes collaborateurs une relation d’égalité, où chacun est libre de donner son avis. Je suis aussi très communicatif : les premières semaines que j’ai passées chez Dior, les gens étaient sous le choc parce que je leur parlais ! J’ai immédiatement voulu faire évoluer cette mentalité, et cela se ressent à tous les niveaux : sur les vêtements, sur la psychologie et même sur l’entreprise dans son ensemble. La mode, ce n’est pas un métier qu’on peut faire seul dans son coin.
Qu’est-ce qui vous attire dans la vision originale de Christian Dior ?
Son attitude, sa psychologie, sa vision de la beauté et de la femme. Quand Monsieur Dior a fondé sa maison, en 1947, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas tant la nouveauté de son langage formel qui a frappé le public que le fait qu’il propose aux femmes des créations de pure beauté. Le monde sortait tout juste d’une ère de rigueur où la mode ne pouvait pas être trop exubérante ni trop chère… Christian Dior a balayé tout cela d’un revers de la main, convaincu que les femmes rêvaient d’esthétique, de vêtements, de formes, de corps. Basé sur une idée simple et universelle, son légendaire New Look, taille fine et jupe évasée, était presque un concept sans avoir l’air d’y toucher.
C’est cela qui m’a le plus attiré chez Dior. Ma propre ligne Homme a toujours été assez conceptuelle et le minimalisme de Jil Sander m’imposait de nombreuses limites. Attention, j’aime beaucoup le minimalisme : au début, je trouvais cette esthétique absolument sublime… jusqu’au jour où j’ai commencé à en ressentir les entraves. Il n’en a pas toujours été tout à fait ainsi, mais je pense aujourd’hui que la mode, c’est créer du beau. C’est devenu ma préoccupation première.
Les femmes seront toujours attirées par la beauté par et pour elle-même. Le langage formel de Dior est extrêmement simple à décoder, mais si vous examinez vraiment ses vêtements, vous verrez qu’ils sont beaucoup plus construits et techniques qu’il n’y paraît au premier abord.
Vous n’êtes pas passé par une école de mode. Vous êtes diplômé en design industriel et passionné par l’art. Est-ce un avantage, en tant que créateur de mode, d’avoir été formé à regarder autrement ?
Je n’ai en effet commencé à m’intéresser à l’histoire de la mode que sur le tard. J’ai pu entrer dans le métier sans y avoir été formé grâce à un stage chez Walter Van Beirendonck et au soutien de Linda Loppa (NDLR : alors directrice du département mode de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers). Mon parcours va pratiquement à contre-courant (rire) : ce n’est qu’aujourd’hui que je me passionne pour les patrons, les formes, l’histoire de la mode.
Mais vous savez, Christian Dior aussi a tenu une galerie d’art avant d’aboutir dans la haute couture. Je suis en train de lire Christian Dior et moi, l’autobiographie qu’il a terminée juste avant sa crise cardiaque (éd. La Librairie Vuibert). On y découvre aussi un homme timide et casanier bien différent de l’idole de la haute couture. J’ai déjà essayé à plusieurs reprises de lire cet ouvrage, mais je m’interromps à chaque fois. J’y retrouve tant de traits familiers que la confrontation est presque trop difficile…
Christian Dior n’était pas non plus d’emblée proche du monde de la mode : il a simplement suivi son instinct. À partir de là, les choses sont allées très vite. Le succès commercial a été au rendez-vous dès sa première collection, et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé catapulté au rang de personnalité publique alors que ce n’était pas vraiment dans sa nature. Je comprends cette réticence : j’ai moi-même horreur de venir saluer à la fin d’un défilé. J’ai vraiment dû sérieusement y réfléchir quand j’ai signé mon contrat, car ce poste s’accompagne d’un certain statut de « star » dont j’aurais préféré me passer… mais je n’ai pas voulu laisser échapper les formidables opportunités et la liberté qu’il peut m’apporter.
Je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée d’avoir mon propre chauffeur, mais j’avoue que cela présente certains avantages : le temps que je ne passe pas au volant, je peux le consacrer à autre chose. Dior est vraiment l’une de ces grandes machines où tout est pensé pour maximiser l’efficience. C’est aussi cela qui me permet de prendre un mois de vacances : tout roule !
On voit bien que Dior est le chouchou de Bernard Arnault (NDLR : le patron du groupe LVMH, dont la maison fait partie), mais il me laisse faire les choses à ma manière. Passionné par le monde de la mode, il en a aussi une compréhension assez exceptionnelle.
Par Elke Lahousse
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