‘Il est mauvais de se plaindre de sa propre vie’: entretien avec Steve Madden, créateur sans limites
Cela fait déjà trois décennies que Steve Madden conçoit des chaussures. Mais aujourd’hui s’y ajoute une collection sport. Et une autobiographie d’une sincérité étonnante. Autant de prétextes pour interviewer ce flamboyant Américain.
« Cette interview commence un peu à ressembler à une séance de thérapie », lâche-t-il, à moitié sérieux, à moitié plaisantant, au milieu de notre conversation par Zoom. Une remarque un peu étrange, mais où il y a une bonne part de vérité. Parce que discuter avec Steve Madden, c’est partir dans tous les sens, l’homme à l’indévissable casquette de base-ball ayant vécu à peu près tout ce qu’un homme peut vivre. Après avoir débuté, ado, comme simple vendeur de chaussures, il est devenu, des années plus tard, le boss d’un empire possédant des points de vente dans le monde entier. Avec le parcours très sexe, drogue et rock’n’roll qui va avec. Se réveiller avec la gueule de bois aux côtés d’une sublime femme nue? Check! Porter un casque à la maison de peur de se casser la figure en étant complètement stone? Check! De quoi rendre ses mémoires plutôt piquantes…
‘Mon fantasme ultime? Que chaque femme sur Terre porte mes chaussures, évidemment.’
En quête de sens
Steve Madden mord la vie à pleines dents. Ou l’aspire à pleines narines, c’est selon – le styliste s’est battu pendant des années avec une sérieuse addiction et en parle très ouvertement dans son livre. Et si vous ne connaissez pas ses chaussures, vous le connaissez peut-être du biopic de Martin Scorsese Le loup de Wall Street. Dans une scène fameuse, l’investisseur Jordan Belfort, incarné par Leonardo DiCaprio, présente Steve Madden comme le créateur du futur. Entendez: l’homme chez qui il va pomper beaucoup d’argent pour ensuite faire encore plus de profit. Après quoi les collaborateurs de Belfort commencent à bombarder le pauvre Steve de chaussures. Véridique, même si Madden n’est pas très heureux de la manière dont il est présenté dans le film. Et ce serait bien pour cette raison justement qu’il débarque aujourd’hui avec une autobiographie. « Le film ne parlait que peu de moi, explique-t-il. Je me suis dis que je pouvais mieux que quiconque raconter ma propre histoire. En plus, je voulais l’écrire alors que je pouvais encore me souvenir de tout. »
Une partie des passages ont été agréables à coucher sur papier, d’autres un peu plus fastidieux, raconte-t-il. « Lorsque j’ai relu certains paragraphes, je me suis demandé s’ils devaient vraiment y figurer. Le plus difficile a été le chapitre sur mon addiction. Tout ce qui m’est arrivé est embarrassant mais je voulais quand même en parler. On dit qu’on est « aussi malade que ses secrets » et dans mon cas, ça va très loin. Lorsque j’étais accro, je n’avais pendant tout un temps plus honte de rien, et ce n’est évidemment pas recommandé. Mais je voulais être sincère à propos de cela. Ne livrer que la moitié de la vérité n’aurait d’ailleurs pas été bien, personne ne l’aurait cru », avoue-t-il en rigolant.
Dans le documentaire Maddman, où le chausseur est suivi par une équipe de tournage, il raconte que malgré le succès, il ne sait toujours pas qui il est vraiment. Est-ce que l’écriture de sa biographie l’a aidé dans sa connaissance de soi? « Woow, on ne m’a jamais demandé ça, répond-il étonné. Mais j’ai en effet eu une bien meilleure image de moi-même en écrivant ce livre. Cela dit, je n’ai toujours pas la moindre fucking idea de qui je suis. Ça dépend des jours… Parfois je suis intensément heureux de la manière dont ma vie s’est déroulée, je suis même content de choses très simples. Et puis il y a des jours où rien ne se passe comme je le voudrais et je ne sais pas pourquoi. Mais c’est la vie. Ça me fait penser au poème de Rudyard Kipling, Si, qui parle du binôme succès et échec. Les deux sont des impostures parce qu’on ne peut jamais rencontrer seulement la réussite ou l’adversité. Je me suis toujours répété cela, quoi que j’entreprenne. »
L’effet Marilyn
Le fait qu’il ait rencontré le succès si rapidement avec ses chaussures s’explique par une simple raison: il a pris très au sérieux le goût des jeunes femmes. Ses modèles étaient ludiques et sexy et, pas sans importance, tout à fait abordables pour des adolescentes ou des femmes dans la vingtaine: « J’ai repéré cette niche dans le marché et j’ai joué là-dessus. J’étais bon et presque personne ne le faisait. » Il est d’ailleurs secrètement très fier d’avoir démocratisé ce pan de la mode – « Je suis un social-démocrate, je ne pouvais pas faire autrement », lâche-t-il en plaisantant. Le créateur est obsédé par cette quête d’accessibilité. Lorsque sa nièce, la fille de son frère qui travaille aussi pour lui, lui a rendu visite avec des Louboutin impayables, il a piqué une crise de colère. Il réagit encore avec une pointe d’irritation quand on l’interroge à ce sujet. « Une fille de 16 ans ne doit pas porter de Louboutin, certainement pas quand toute sa maison est payée par les chaussures de Steve Madden. Mais bon, aujourd’hui elle est écrivaine et son livre est adapté en film, je suis très fier d’elle… »
En réalité, cette reconnaissance planétaire, Steve Madden la doit à un seul modèle. En 1991, un an après la fondation de sa société, il lance la Marilyn, des escarpins ouverts baptisés en hommage à la plus célèbre de toutes les actrices. C’est un tel triomphe qu’avec les bénéfices il développe sa boîte, lancée avec 1 100 dollars réunis à grand-peine. « Je n’imaginais pas que cela marcherait à ce point, avec un seul article. La seule question qui me préoccupait alors était de savoir si je serais en mesure de payer le loyer à la fin du mois », se remémore-t-il. Un souci qui, trente ans plus tard, ne le tracasse plus depuis longtemps. Entre-temps, sa société vaut 3 milliards de dollars et le cours de son action n’a jamais été aussi élevé ; rien d’étonnant car l’Américain connaît cette industrie sur le bout des doigts. « J’ai conçu des chaussures, j’en ai vendu et distribué – j’ai fait à peu près tous les jobs possible dans ce domaine. Lorsque j’ai fondé ma propre entreprise, je savais parfaitement ce que je devais faire et ne pas faire. Ça m’a certainement aidé à réussir. »
Mais la route n’a pas toujours été simple – ses parents ne voyaient pas d’un bon oeil son intérêt pour ce métier. Une carrière universitaire, voilà ce qu’ils prévoyaient pour leur plus jeune fils: « Ils ne m’ont en effet pas vraiment stimulé. Ça a été très difficile de persévérer, mais je ne me suis jamais laissé influencer par le passé. » C’est un des traits de son caractère, le roi de l’escarpin ne se préoccupe pas trop des autres et de ce qu’ils pensent de lui. Des stars comme Kylie Jenner ou Lady Gaga ont craqué pour ses créations? Il s’en fiche… « Je ne trouve pas ça très important, affirme-t-il. Bien sûr, ce serait formidable si Meghan Markle en mettait aussi, mais ce que je veux surtout voir, ce sont des femmes en rue qui en portent. D’ailleurs, les célébrités reçoivent leurs vêtements gratuitement, donc ça ne m’intéresse pas. » Et de confier que chez une femme, il regarde d’abord les pieds, avant le visage. « Parce que les chaussures racontent tellement de choses sur nous et peuvent vous faire sentir différemment, justifie-t-il. Et même chose chez les hommes: je ne me sens pas le même en baskets et en Santiags. Mon fantasme ultime? Que chaque femme sur Terre porte mes chaussures, évidemment. »
Jusqu’à la case « prison »
Bien qu’il affiche souvent un sourire de façade, Steve Madden a aussi connu des périodes sombres. Et pas seulement à cause de ses addictions. Ses liens avec Jordan Belfort l’ont suivi comme un boulet. L’homme d’affaires n’hésitait pas à frauder fiscalement et le créateur a dû en assumer les conséquences. En 2002 est tombée une peine de prison pour manipulation d’actions et blanchiment d’argent. Il revient toutefois sur cette période sans rancune: « Mon séjour là-bas m’a montré à quel point il est mauvais de se plaindre de sa propre vie. Depuis, je ne le fais plus jamais. Et j’ai appris à prendre soin de mon esprit, de mon corps et de mon âme. »
Quand il laisse subtilement entendre qu’il souhaite clôturer l’interview, nous lui demandons encore de quoi il est le plus fier après toutes ces années. Il ne doit pas réfléchir longtemps: « Des personnes qui se sont lancées avec moi dans cette aventure et qui sont devenues riches aujourd’hui grâce à cela. Simplement parce qu’elles ont osé me suivre dans ce rêve fou. Et je suis fier de moi-même car j’ai appris à connaître mes limites. Ce qui n’a pas toujours été le cas. » Et pour finir: est-il toujours un peu un « madman », comme le laissait entendre le titre de son documentaire sorti en 2017, Maddman? Il éclate spontanément de rire en entendant la question: « Je suis plus crazy que jamais, baby. » A vrai dire, de sa part on ne s’attendait pas vraiment à autre chose.
En bref : Steve Madden
- Il est né dans le Queens, à New York, en 1958.
- Il fonde son entreprise en 1990, après avoir été vendeur de chaussures pendant des années.
- En 1991, il crée la chaussure Marilyn, un escarpin ouvert qui lui vaudra une reconnaissance planétaire.
- Il est condamné à une peine de prison en 2002 pour manipulation d’actions et blanchiment d’argent.
- On retrouve son personnage en 2013 dans le film Le loup de Wall Street.
- L’an dernier est parue son autobiographie titrée The Cobbler.
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