La mode numérique de Shayli Harrison, une liberté sans limites

© Sanne De Wilde

Pourquoi se contenter de fils et d’aiguilles quand on peut concevoir des vêtements à partir de pixels et façonner une mode, et un monde, complètement neufs? C’est ce que se demande Shayli Harrison, une créatrice australienne installée en Belgique et qui compte Björk parmi ses clients. Elle lance en septembre sa propre plate-forme de vêtements. Ou quand l’habit fait l’avatar. Le début d’une nouvelle ère?

Metaverse, Web3, NFT, blockchain… A entendre le vocabulaire de notre interlocutrice, on dirait presque que nous avons rendez-vous avec une gameuse ou une fan de cryptomonnaies. Mais la personne assise en face de nous est bien créatrice de mode et parle avec une aisance remarquable aussi bien d’Alexander McQueen et John Galliano que de bitcoins. Elle s’appelle Shayli Harrison, vient d’Australie et est diplômée de l’Académie d’Anvers depuis 2018. C’est elle qui a été la première à introduire le scan 3D et la réalité virtuelle dans l’établissement. Aujourd’hui, trois ans plus tard, elle lance Mutani, une plate-forme qui met en relation des esprits créatifs et des techniciens pour produire une collection faite de pixels. Concrètement, ces vêtements 2.0 sont des fichiers informatiques en trois dimensions. Ils fonctionnent parfois comme des filtres que l’on peut mettre sur un selfie avant de le publier sur les réseaux sociaux. Un peu comme les oreilles d’ourson ou les moustaches de chat sur Instagram. Ce dressing virtuel permet aussi d’habiller son personnage, ou avatar, dans les jeux vidéo. Ainsi, dans Les Sims, il est possible d’acheter des tenues Moschino, et dans League of Legends, des habits griffés Louis Vuitton. Balenciaga a même créé son propre jeu et y dévoile ses collections. « Ces initiatives sont formidables pour faire connaître la mode numérique, même si je trouve qu’il s’agit plus souvent de « vêtements » que de « mode », observe Shayli Harrison. C’est dommage, car les possibilités sont infinies. Je veux introduire la mode avant-gardiste dans la mode numérique. »

‘Aucun Uber, Airbnb ou Spotify de la mode n’est encore venu bouleverser les codes, donc tout reste encore possible.’ Ann Claes

C’est justement le champ des possibles qu’offre ce secteur technologique, couplé aux aspects écologiques et à l’intérêt du business model, qui a séduit la créatrice. « Dans la mode, peu d’options s’offrent à quelqu’un qui veut se lancer: créer sa propre marque ou postuler auprès des grands noms. Une solution souvent peu voire pas payée, et où l’on perd de sa liberté, alors qu’à l’Académie d’Anvers, on est formé pour être aussi créatif que possible et raconter des histoires, même si chaque choix esthétique posé doit être justifiable. Les entreprises laissent peu de place à ce côté artistique. Les maisons de couture jouent la sécurité jusqu’à l’ennui, regrette l’Australienne. Avec la mode numérique, je trouve encore le plaisir, le dynamisme, la rébellion et l’excitation dont j’ai besoin. C’est un retour aux sources de la mode, à l’expression de soi. La mode numérique est « wild ». Ne vous attendez pas à de belles vestes bien cousues. »

La créatrice de mode Sayli Harrison a conçu cet avatar et cette tenue qui sera vendue aux enchères en ligne.
La créatrice de mode Sayli Harrison a conçu cet avatar et cette tenue qui sera vendue aux enchères en ligne.© SDP

Un véritable marché

Sur le plan de l’environnement, cette discipline a évidemment ses avantages: la consommation d’énergie des serveurs n’est rien par rapport aux conséquences de la production et de la distribution des vêtements. Mais comment gagner de l’argent avec des créations que personne ne peut porter? Quelques notions de langage technique sont nécessaires pour répondre à cette question. En effet, les créations de Shayli Harrison sont des NFT, des non-fongible tokens ou jetons non fongibles. Ces jetons non interchangeables prouvent que vous êtes le propriétaire d’un fichier numérique unique. Cela peut être un fichier .jpeg, mais aussi un mème, un tweet ou de la musique. Le certificat de propriété est enregistré via une blockchain, ce qui signifie que le créateur peut également recevoir une commission à la revente.

Les NFT sont vendus lors d’enchères en ligne spécialisées où l’on paie avec des cryptomonnaies comme l’éther et le célèbre bitcoin. Les montants peuvent impressionner. En 2019, la première robe NFT s’est vendue pour 9 500 dollars! « Pour l’instant, seuls des crypto-investisseurs achètent mes créations, constate Shayli Harrison. Je n’ai pas de client gamer, car les jeux ne permettent pas encore d’utiliser mes tenues. Ce n’est possible que dans les univers virtuels, comme Sansar, le successeur de Second Life. Il faudra attendre le lancement du Web3 pour pouvoir porter mes vêtements en ligne. » Notre moue dubitative à l’évocation du Web3 amuse Shayli: « C’est une nouvelle version de notre Internet actuel, créée par des développeurs, décrypte-t-elle. Elle est plus visuelle, intuitive et démocratique. Web3 est ce que nous appelons un « metaverse », un univers virtuel fictif. Un monde à part entière avec accès aux jeux, aux réseaux sociaux et à l’Internet. Je veux développer ma plate-forme, Mutani, maintenant, afin que nous soyons déjà en place au moment du lancement de Web3. »

Quelques détails des créations de l'Australienne.
Quelques détails des créations de l’Australienne.© SDP

Bien que la jeune femme ait toujours eu un penchant pour la technologie – elle a appris à coder à l’adolescence pour customiser son MySpace -, elle a découvert par hasard que sa passion pouvait devenir un vrai business. « Il y a un an et demi, j’ai vu un appel sur le site de Flanders DC concernant un showcase numérique, raconte-t-elle. J’ai postulé avec ma collection de fin d’études et j’ai été sélectionnée. Mais quand ils m’ont demandé si je voulais vendre mes créations sur leur plate-forme, j’en suis restée pantoise. J’ai commencé à m’intéresser à la mode numérique et aux NFT. Plus j’en découvrais, plus ça me plaisait. Pour moi, la mode numérique est une véritable libération créative. »

Toutes les fantaisies

Dès septembre, Shayli Harrison lancera donc une collection virtuelle, sous la bannière Mutani, et mettra aux enchères ses avatars et ses vêtements via la nouvelle plate-forme Digital Village – une sorte de boutique multimarques sur cette planète immatérielle. Un « lieu » commercial, lancé par Evelyn Mora, une créatrice finlandaise installée à Paris, qui se veut également metaverse et réseau social afin que chaque utilisateur puisse y chatter via son avatar, en réalité virtuelle ou non.

Pour le commun des mortels, ce projet semble plutôt farfelu, mais pour Shayli Harrison, il n’est qu’un prolongement logique de sa vie réelle. « Pendant le confinement, je suis allée à une fête numérique sur Sansar, dans un club virtuel aux airs d’underground party berlinoise. On pouvait y danser en réalité virtuelle (RV), ou télécharger des pas de danse pour nos avatars. Le mien était un morceau de brie enrobé de papier cadeau et portant un bikini en similicuir rouge, des escarpins et une perruque verte. D’autres ont choisi une fée ou un rapace. Tout est possible. J’adore cette ambiance fantaisiste et libre. Avec mes amis, nous allons jusqu’au bout de nos tenues. C’est le cas lors des soirées Drag Me To Hell. Nous devenons des personnages, des alter ego, des drag queens. La liberté sans limites qu’offre la mode numérique permet cette originalité. »

Quelques détails des créations de l'Australienne.
Quelques détails des créations de l’Australienne.© SDP

Un nouveau monde

Derrière les créations exubérantes et imaginatives de Shayli Harrison se cache un business plan bien ficelé. Pour y arriver, elle a reçu l’aide d’Ann Claes, qui travaille dans la mode depuis vingt ans. Elle a collaboré avec Veronique Branquinho, Delvaux et le groupe FNG et est maintenant conseillère pour Flanders DC. En janvier, elle a cofondé Mutani, en tant qu’associée. « Ces dernières années, je me suis intéressée à l’aspect technologie et innovation de la mode, confie-t-elle. L’histoire de Shayli m’a passionnée. Je suis persuadée que la mode numérique va devenir un nouveau modèle économique pour les créateurs. Elle sera une alternative ou un complément aux collections classiques, explique-t-elle. Les tendances et les collections ne cessent d’évoluer, et le secteur de la mode semble être obligé d’innover. Mais finalement, presque rien ne change. Aucun Uber, Airbnb ou Spotify de la mode n’est encore venu bouleverser les codes, donc tout reste encore possible. » Mutani est à la pointe dans de nombreux domaines. Son business model est très transparent. La somme obtenue aux enchères est répartie équitablement entre le créateur, le programmeur et Mutani. « En fait, nous fonctionnons comme une maison de disques ou d’édition », résume Shayli Harrison.

Reste à se demander quelle relation la mode réelle et la mode virtuelle entretiennent. « L’une ne chassera ni ne remplacera jamais l’autre, répond notre interlocutrice. La mode numérique est un phénomène qui intrigue. C’est un moyen de se former une identité en ligne. Un domaine qui gagne en importance. » Le secteur suscite d’ailleurs un vif intérêt du côté des griffes de luxe. Gucci, Burberry et Dolce & Gabbana ont même pris le train des NFT en marche. « Pour le moment, les grandes maisons de couture utilisent surtout la mode numérique comme un atout marketing. Je pense qu’Anvers peut trouver sa place dans ce monde virtuel, tout comme les Six d’Anvers l’ont fait autrefois avec leurs défilés d’un genre nouveau. »

En bref

Shayli Harrison (32 ans) est née à Perth, en Australie.

Elle étudiait la mode à Sydney et un de ses professeurs lui a fait découvrir l’Académie d’Anvers, d’où elle est sortie diplômée en 2018.

Ses créations ont été portées par Björk et publiées dans Vogue, Elle et iD.

Elle a conçu une oeuvre d’art en réalité virtuelle pour le Z33 Kunstencentrum, à Hasselt.

Elle a travaillé pour le créateur Manish Arora à New Delhi, en Inde, pendant six mois en 2019.

En septembre, elle lance Mutani (@mutani_io), une plate-forme dédiée à la mode numérique.

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