L’après Ann Demeulemeester par Sébastien Meunier
Quelle vie pour une maison de mode après le départ de son créateur ? Autrement dit, comment Ann Demeulemeester peut-elle survivre à Ann Demeulemeester ? Réponse en trois temps de Sébastien Meunier, nouveau directeur artistique de cette griffe singulière.
Quelle vie pour une maison de mode après le départ de sa fondatrice ? Surtout quand elle est si particulièrement poétique, marquée au fer rouge de l’empreinte de cette créatrice qui, depuis 1986, y parle de sa vie, de ses amitiés artistiques, de Mappelthorpe, de Rimbaud, de Verlaine et de Patti Smith avec une intensité singulière.
Comment donc gérer l’après Ann Demeulemeester, qui quitta son navire un jour de novembre 2013, l’annonçant de sa main, dans une lettre qui fit grand bruit sur la planète mode ? Comment pérenniser un tel passif ? Et dans son sillage inventer une garde-robe qui soit ancrée dans la contemporanéité ? En quarante silhouettes Femme, et quelques looks masculins mêlés, Sébastien Meunier, le nouveau directeur artistique de la maison, a montré lors de son premier défilé à Paris, en février dernier, qu’il était l’homme de la situation. Et placé subtilement ce vestiaire mixte sous le signe de la continuité et du renouvellement, ce n’est pas un paradoxe.
Il sait que les vêtements sont faits pour être portés, ce pragmatisme-là, teinté d’acharnement et de grande profondeur, a dû plaire à Ann Demeulemeester, qui l’engagea il y a quatre ans déjà, en 2010, comme head designer chargé du vestiaire Homme. La maison, il la connaît donc, personne n’oserait mettre cela en doute – il suffit de regarder la façon dont aujourd’hui il porte du Ann Demeulemeester, » complètement Monet « , avec noeud en velours grand bourgeois et vêtement d’ouvrier mélangé, il a tout compris de ces références historiques chères à la créatrice, de même la poésie, la fragilité, la nonchalance, le mystère.
Sans doute si Sébastien Meunier n’était pas un être instinctif n’aurait-il jamais réagi au quart de tour à la lecture de cet entrefilet, paru il y a plus de vingt ans dans un magazine féminin français, qui annonçait qu’il » allait créer sa propre collection « . Il en fut stupéfait, n’y avait guère songé, mais comme il est » absolument sanguin « , la suite correspond au défi qu’il a cru y voir et se sentit obligé de relever. En 1998, à 24 ans, après avoir étudié à Esmod (Paris), il gagne le prix Homme au Festival international de mode et de photographie d’Hyères, se lance effectivement à son nom, qu’il clôturera sept ans plus tard, entre dès 2000 chez Martin Margiela où il occupe le poste de head designer oeuvrant d’abord pour la Femme durant cinq ans puis cinq autre années pour l’Homme. Il y apprend notamment » un autre langage que le sien » et note que cela lui » correspond » parce que, comme chez Ann Demeulemeester, » ce sont des maisons qui me parlent et touchent des points de goût, de sentiments et de rêves qui peuvent me faire créer « . Sébastien Meunier charpente désormais l’histoire d’une griffe belge unique en son genre, entre passé, présent et futur.
Le passé
» J’avais déjà croisé Ann Demeulemeester sans qu’elle me voie, c’était en 2006, j’avais décidé d’arrêter ma propre marque. Le Festival international de mode et de photographie d’Hyères, que j’avais remporté en 1998, m’avait proposé d’exposer face à la terrasse, j’avais installé la chambre et le salon d’un fan qui aurait collecté mon travail. Ann, elle, avait investi le niveau de la piscine, je l’avais trouvée très douce, sensible, mais avec une force, quelque chose de très décidé. Il y a quatre ans, notre premier entretien fut un moment très intime, extrêmement touchant, je me suis senti tout de suite bien, Ann et son mari étaient là tous les deux, ils fonctionnent en binôme, j’ai eu le sentiment que c’était une famille. C’était sensible et différent, très pudique aussi parce qu’ils le sont et que je suis très timide, il fallait s’apprivoiser, mais cela n’a pas été difficile. Et ils m’ont engagé, je me suis senti en phase avec eux. Quand je regarde les autres griffes, je me dis que cela reste quelque chose d’extrêmement particulier chez nous, la manière dont nous pensons pour créer une collection, c’est de l’ordre de l’introspection familiale, et c’est là où je me retrouve. En 2010, ma première collection Homme pour Ann Demeulemeester a été très différente de ce qui avait été fait précédemment, je n’ai utilisé aucune base existante de patronage, je sais que j’ai donné beaucoup de travail à l’équipe… Souvent quand on rentre dans une fonction, on se sent obligé de faire ses preuves, enfin, moi en tout cas.
Prendre la suite d’Ann Demeulemeester, ce n’est pas prendre celle de Marc Jacobs chez Louis Vuitton. Là, c’est à la base une marque de sacs. Cela signifie qu’on peut tout faire avec le vêtement, à condition que ce soit du luxe et que la signature du nouveau créateur y soit. De même chez Dior, qui est pourtant le vêtement dans son ADN : dès le moment où Christian Dior est mort, c’est devenu la maison du créateur suivant, à commencer par Yves Saint Laurent. Tous ces grands noms se sont construits avec la personnalité des successeurs. A l’opposé, il y a des créateurs qui souhaitent perpétuer l’histoire des griffes, parce qu’elles ne sont pas devenues des groupes, ni des produits à vendre au commun des mortels. Ann Demeulemeester, c’est un label de créateur, fait pour que les gens trouvent leur style et leur propre univers, pour qu’ils se sentent bien dans cette garde-robe, on ne peut pas leur mentir. Et c’est la raison du succès : ici, on a su donner une personnalité particulière dans laquelle se reconnaissent les clients, qui sont très fidèles. De quel droit les décevoir ? De quel droit changer tout ça ? »
Le présent
» Aujourd’hui, j’ai l’impression de ne rien faire de différent de ce que je faisais avant chez Ann Demeulemeester, je gérais déjà l’intégralité d’une collection, avec une équipe, je ne faisais pas cela tout seul. Directeur artistique, c’est plus de travail, réparti un peu différemment, le job est plus large, mais enfin, c’est la même maison, la même personne, la même histoire, je m’y sens à l’aise et en sécurité, c’est important. J’ai envie de montrer que cela va marcher, la chance qui m’est donnée ne doit pas être gâchée, on ne peut pas abîmer un nom qui a été si beau et si respecté. Et j’ai envie qu’Ann soit fière, elle et son mari restent mon premier public. Comment ne pas les décevoir ? Je ne sais pas… Ann est extrêmement exigeante, elle est à la fois la personne la plus douce, la plus charmante et agréable que je pense avoir rencontré dans ma vie professionnelle, mais elle a un regard extrêmement attentif, sérieux et incisif sur le travail, elle est très peu facilement étonnée, séduite, et puis surtout elle ne dit pas quand elle l’est, mais je devine entre les mots, les signes, les regards, les sourires, dans son attitude corporelle, sauf que désormais, elle ne vient plus regarder les collections. Et quand je la rencontre en dehors, on parle d’autre chose, elle ne se permet pas de commentaires… Cela me laisse aussi un peu de respiration, je pense qu’elle ne veut pas perturber le départ de cette nouvelle aventure, je crois qu’elle a ce souci-là et puis elle est d’une grande pudeur… Mais c’est son nom qui est sur le vêtement, pas le mien, je suis censé continuer quelque chose, pas construire du nouveau, cela ne veut pas dire que ça ne va pas évoluer avec ma sensibilité et vivre avec son époque.
Cette collection automne-hiver 14-15 était la première sans Ann, ce fut plus une réflexion qu’un instinct pur, il a fallu s’interroger : » Après un départ, que fait-on ? » On a fait sauter un défilé Homme pour laisser du temps après l’annonce du départ d’Ann, qu’elle puisse quitter à l’aise, que la marque se recentre, et l’on a fait une collection Femme avec quelques silhouettes Homme – après tout, Ann a toujours aimé, comme dans la rue, que les hommes et les femmes marchent ensemble. Cette collection est extrêmement couture, mais simple visuellement, avec ce parti-pris de défiler en noir seulement, avec un peu de doré qui venait le faire vibrer. J’avais envie de cette atmosphère » on stage « , cela fait partie de l’univers de la maison, je souhaitais qu’il y ait cette émotion-là et en même temps, il y avait une idée de revenir sur certains fondamentaux – le noir, la nonchalance, une simplicité, un certain minimalisme. J’avais juste besoin de quelque chose de plus net, efficace, pour que je puisse saison après saison poursuivre avec mon propre langage. Si l’on continue une maison, on peut travailler sur son ADN, on doit le respecter, mais si je ne me permets pas d’y mettre une touche de ma personnalité, cela ne marchera pas, ce ne sera pas sensible, vrai, juste, compris, parce que ce sera forcé. Pour la Femme, on a donc travaillé sur des choses très fondatrices de la marque. Et comme on faisait une collection dans laquelle l’Homme était mêlé, j’avais envie que l’on sente aussi une espèce d’androgynie – j’avais comme référence David Bowie. »
Le futur
» Je suis obligé de penser au futur, mais j’y vais petit à petit pour ne pas me faire peur… » What remains is future » était le leitmotiv d’Ann, on en a fait un badge et des imprimés dans la collection Blanche, celle qui revisite les pièces iconiques. C’est un clin d’oeil au passé, et une façon de dire qu’il y a un futur avant tout. Le respect ne veut pas dire que l’on va donner dans le poussiéreux. On a gonflé l’équipe, c’est nécessaire parce que la maison grandit aussi, petit à petit, et puis, il faut amener aussi un peu de sang neuf.
Pour l’heure, la collection Femme printemps-été 2015 est dessinée, c’est lancé. Si j’en suis heureux ? Oui, encore une fois je vois les choses au jour le jour et bientôt, j’aurai les résultats et j’entrerai alors dans ma période la plus inquiète… Quand on reçoit le vêtement dans son tissu, mélangé aux autres, il y a un petit décalage avec le mode rêvé, tout à coup, c’est concret – il y a toujours quelque chose qui aurait pu être mieux, un regret, un vêtement qu’on a annulé alors qu’on n’aurait pas dû, ou le contraire, les décisions deviennent très importantes, parce qu’on n’a plus beaucoup de marge… Mais c’est une collection que je serai fier de présenter. Elle sera dans la lignée de l’Homme montré à Paris en juin dernier, elle aura cette sensibilité-là, c’est toujours ainsi que l’on procède, chez Ann, l’Homme a un vrai lien avec la Femme, le point de départ initié chez l’un rebondit chez l’autre. Après, cela reste à découvrir, à ressentir. Je trouve qu’il faut garder le mystère. »
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