Métissage ou pillage? « Il faut se méfier de l’interdiction du partage »
Les populations locales se montrent désormais très critiques face aux marques qui s’inspirent des traditions du monde, les accusant d’appropriation culturelle. Une notion aux contours flous qui mérite d’être éclaircie. Explication avec un docteur en anthropologie.
Peut-on aujourd’hui encore, lorsqu’on est une grande marque de mode, créer une collection autour du wax africain ou faire défiler un tailleur-pantalon serti d’écailles-plumes d’organza rappelant le dieu aztèque Quetzalcoatl? Là où les uns parlent d’hommage et de métissage, d’autres dénoncent une culture du pillage des peuples anciennement colonisés qui, sous des dehors policés, n’en demeure pas moins violente. Le moindre emprunt à une autre culture que la sienne est aujourd’hui qualifié d’appropriation culturelle, une expression qui a le don d’enflammer les réseaux sociaux. Les polémiques se succèdent, semaine après semaine, touchant aussi bien la musique que la mode (lire par ailleurs: Appropriation culturelle, quand la mode dérape) ou le design. Même la gastronomie n’y échappe pas!
Le concept est né aux Etats-Unis dans les années 80 où on l’a souvent associé à la notion de « micro-agression », cette forme de racisme tellement larvé qu’il devient presque inconscient. Le terme essaime en Europe depuis quelques années sans que les contours de ce qu’il recouvre soient toujours bien définis. « L’appropriation culturelle implique nécessairement la spoliation d’une culture par une autre, pointe Chris Paulis, docteur en anthropologie à l’ULiège. C’est ce qui la distingue de l’inspiration ou du métissage. » Pour cette spécialiste des relations interculturelles et des processus d’acculturation, il s’agit là d’un critère essentiel à garder à l’esprit si l’on ne veut pas se tromper de combat et favoriser le repli sur soi. Explications.
Comment pourrait-on définir l’appropriation culturelle?
Pour parler d’appropriation culturelle, il faut que plusieurs conditions soient réunies: il y a d’abord la volonté de s’approprier des éléments de la culture d’un autre en faisant comme si nous les avions créés ou découverts nous-mêmes. S’ajoute à cela l’objectif d’en tirer un profit financier sans contrepartie pour celui ou celle dont on s’est inspiré. Cela sous-tend aussi un rapport de domination qui autoriserait à piller encore et toujours les trésors de l’autre, ce que les colonisateurs ont fait de tout temps. Dans le terme appropriation, il y a l’idée de vol. Et c’est cette reconduction perpétuelle de l’exploitation qui pose problème car le dominant s’enrichit encore aujourd’hui au détriment du dominé.
Picasso, par exemple, a eu sa période africaine, les créations d’Yves Saint Laurent doivent beaucoup au Maroc. Faut-il bannir toute forme d’inspiration provenant d’une autre culture que la sienne?
Il n’est pas interdit de s’inspirer… à condition de le dire et de le faire avec respect. Il y a aussi appropriation si l’on détourne des symboles de manière grotesque notamment à des fins commerciales. Je pense entre autres à ce défilé Victoria’s Secret où des femmes en sous-vêtements portaient des coiffes de chefs indiens. Cet élément de la culture se trouve ici réduit à sa valeur esthétique voire folklorique. Ce qui a choqué à juste titre les populations amérindiennes qui se sont senties insultées.
Ne risque-t-on pas de favoriser une nouvelle forme de ségrégation à force de refuser tout type de métissage culturel?
Bien sûr! On qualifie aujourd’hui d’appropriation culturelle le simple fait de porter un vêtement ou un bijou issu d’une autre culture que la nôtre… mais seulement si c’est interracial! Si vous rapportez une main de Fatma du Maroc, que vous avez achetée à un artisan local qui souhaitait en faire commerce, ce n’est pas de l’appropriation culturelle. Même chose si vous portez un sac en wax africain issu du commerce équitable. Refuser ce type de métissage, c’est dénier à l’autre le droit d’échanger avec soi d’égal à égal. C’est en effet créer une nouvelle sorte de ségrégation ethnique. Où le plus riche maintient le plus pauvre sous sa domination en refusant de commercer avec lui.
Les réseaux sociaux friands de polémique à tout prix nous poussent-ils justement à vouloir nous montrer tout le temps plus vertueux que l’autre?
Ils permettent en tout cas de dénoncer plus facilement des pillages qui autrefois seraient peut-être passés inaperçus. En revanche, ils véhiculent aussi beaucoup de bêtises! Il faut se méfier de ceux et celles qui brandissent à tout crin l’appropriation culturelle pour démontrer qu’ils ne sont pas racistes. Ce type de raccourci peut s’avérer contre-productif vis-à-vis de la cause que l’on cherche à défendre. Mon fils, qui est quarteron – je suis moi-même métisse -, en a fait l’expérience. Parce qu’il a des origines noires, certains de ses amis estimaient qu’il était le seul de la bande à pouvoir porter un bracelet de perles de couleurs sous prétexte qu’ils pensaient – à tort en plus – qu’il s’agissait d’un bijou massai! De la même manière, je n’ai pas compris ce que l’on reprochait aux jeunes filles blanches qui se faisaient des tresses collées pendant les festivals. Il n’y avait aucune intention de se moquer ni de piller qui que ce soit: pour moi, nous sommes là dans le registre de l’inspiration ou de l’imitation.
La notion même d’appropriation culturelle est née sur les campus américains dans les années 80. Les grilles d’analyse importées d’un pays qui connaît un regain de tensions raciales liées à son histoire peuvent-elles être transposées sans biais dans une Europe qui doit faire face elle aussi à une montée du racisme?
Il existe un malaise propre aux Etats-Unis lié à la manière dont la population blanche a dominé et cherche encore à dominer les Noirs et les Amérindiens. Toutes les indignations se retrouvent sur le même pied et les réels problèmes – comme la violence policière vis-à-vis des Noirs par exemple – risquent de s’en trouver banalisés. N’oublions pas que cela peut aussi arranger certains groupes d’empêcher le métissage. Il faut se méfier de l’interdiction du partage. D’un point de vue anthropologique, une culture ne peut exister en vase clos, sinon elle cesse d’évoluer et elle meurt. L’emprunt et l’imitation participent à sa construction.
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