Mulieris, la fabrique à solutions « made in Belgium »

Rachida Lazrak, directrice de Mulieris, entourée de ses assistantes, Vlora et Majda. © LYDIE NESVADBA
Mathieu Nguyen

Du  » made in Belgium  » haut de gamme, mais réalisé dans un atelier de réinsertion professionnelle situé au coeur de Bruxelles ? Ça existe, grâce à un projet unique en son genre, maintenu à flot depuis bientôt dix ans par Rachida Lazrak. Bienvenue chez Mulieris.

Vu de la place Bara, que surplombent les voies de la gare du Midi toute proche, le bâtiment semble vaste, et se repère de loin grâce aux silhouettes en vitrines. Une fois parvenus à l’intérieur, on réalise pourtant que les installations se réduisent à quatre pièces principales : deux salles de couture au rez-de-chaussée, puis, à l’étage, l’espace de modélisme et de patronage, et enfin le secrétariat. C’est là que nous retrouvons Rachida Lazrak, directrice et véritable cheville ouvrière du projet, entourée de trois clientes : Natacha Loidts, cofondatrice du label kids Petit Sac & Co, Isabel Naessens, créatrice des noeuds papillon Comme les loups, et Anaïs Croisiaux, jeune styliste française, qui vient de lancer sa marque de prêt-à-porter. Ce sont elles qui, d’emblée, nous parleront de leur relation avec l’équipe de Mulieris – ne comptons pas sur Rachida pour son autopromo, ça ne l’intéresse pas. Natacha Loidts :  » On a démarré une société de vêtements pour enfants avec ma soeur et on cherchait à faire produire en Belgique, ce qui est devenu très compliqué, à moins de viser de grosses quantités. On a commencé à travailler avec un atelier protégé. Puis, on a entendu parler de Mulieris et ça correspondait justement à la dimension sociale qu’on entendait ajouter à notre projet. L’idée de donner aux chômeurs une chance d’apprendre un métier nous a touchées.  » Voilà l’objectif principal de l’ASBL : offrir une opportunité à des personnes exclues du marché du travail, sans pour autant sacrifier aux exigences de qualité.

Mulieris, la fabrique à solutions
© LYDIE NESVADBA

Un pari qui séduit au-delà de nos frontières, en témoignent ces clientes venues de Suisse,  » émues par l’éthique du projet « . Originaire du département du Nord, Anaïs Croisiaux n’a pas hésité à revenir dans notre capitale pour y retrouver l’association, après ses études à la Haute école Francisco Ferrer :  » J’avais besoin de partenaires fiables et réactifs, pour une collection parfaite à 100 %. Or, beaucoup d’entreprises de confection ont fermé, c’est un savoir-faire qui se perd. En France, c’est très difficile à dénicher. Et Bruxelles n’est finalement pas si éloignée de Lille, je peux facilement garder un oeil sur la production.  » Même son de cloche du côté d’Isabel, avec une proximité encore nettement plus grande :  » J’habite à cinq minutes, je passe tout le temps pour voir l’avancement, retoucher, changer une petite pièce. C’est impossible si l’on produit en Chine ou dans des pays de l’Est. En cas de problème, on est au courant directement et on trouve toujours une solution.  »

Mulieris, la fabrique à solutions
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 » On trouve toujours une solution  » : la phrase interviendra plusieurs fois dans la conversation, à tel point qu’elle pourrait être la devise de la maison. Afin d’y parvenir, Mulieris a fait de la communication l’un des éléments-clés de son fonctionnement.  » On travaille par WhatsApp, Messenger, MMS, tout est bon pour faire passer l’information. On ne reste pas bloqués, on avance « , dit Rachida, au grand bonheur de ses fidèles clientes – qui tiennent toutes trois le même discours, louant le dialogue permanent, les précieux conseils et la connaissance technique des équipes.  » C’est vraiment une relation que l’on établit, un fonctionnement très familial, unique. Vous pouvez parfois avoir des affinités, mais jamais comme ici « , résume Natacha Loidts.  » La première fois que je suis venue la voir, se rappelle Anaïs Croisiaux, Rachida m’a fait un prix parce que j’étais student, et proposé des facilités de paiement.  » L’intéressée confirme en toute humilité :  » Facturer en trois ou quatre fois, ça peut tout changer pour quelqu’un qui a peu de moyens. Ce serait dommage de ne pas aider les jeunes qui se lancent ; alors oui, on a pris certains risques, et connu de mauvaises expériences, mais pas nécessairement avec les étudiants, parfois avec des gens renommés, qui font leur échantillonnage ici, mais partent produire ailleurs.  » Qu’importent ces comportements pas très réglo, Rachida préfère la confiance :  » On reste compréhensifs, même si parfois cela se retourne contre nous. Mais je refuse de faire payer des acomptes à tout bout de champ.  »

Mulieris, la fabrique à solutions
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Rescapés du naufrage

Derrière cette image de petite entreprise qui ne connaît pas la crise, se cache un événement fondateur, un naufrage initial qui conditionnera la suite de l’aventure.  » En 2008, tout a coulé, se remémore Rachida. Je suis agent communal, à la base, et quand j’ai repris la direction de l’ASBL, on m’a dit :  » Ça ira, tu vas te débrouiller.  » Il restait 1 700 euros sur le compte, avec 250 000 euros de pertes sèches. Jusque-là, Mulieris survivait sous perfusion européenne, mais quand les institutions ont arrêté d’injecter de l’argent, personne n’avait entamé les démarches pour trouver d’autres subsides, afin de pérenniser le projet. On a cru que la Région ou la commune allaient nous soutenir, mais non. Le Conseil d’administration nous a demandé de déclarer la faillite, mais je ne voulais pas que ça se termine comme ça. On m’a répondu que l’on n’avait pas le choix, que le projet n’était pas viable. Je me suis fait un point d’honneur à essayer de le sauver. Je leur ai demandé de me laisser six mois et j’ai continué avec les courageux qui n’avaient pas démissionné. J’ai fait des plans d’apurement avec l’ONSS, avec la banque, pour le loyer, l’électricité… Je ne sais même plus comment je me suis arrangée. J’ai travaillé jour et nuit, avec l’aide de mon mari – heureusement qu’il est économiste. Toute seule, c’était impossible. Finalement, on a réussi à faire accepter nos plans de financement – c’était ça ou on ne payait rien du tout – et petit à petit, on a pu remonter la pente. Cela fait maintenant trois ou quatre ans que l’on a épuré nos dettes, alors que l’on devait de l’argent à tout le monde. Je revois encore le tableau avec tous les montants… Ces 250 000 euros, mon Dieu !  »

Mulieris, la fabrique à solutions
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Ensuite, la jeune femme a fait une demande d’agrément à la Région en tant qu’entreprise d’économie sociale, et grâce à ça, elle a pu financer des postes d’encadrement. Toutes les autres personnes engagées le sont sur fonds propres, et les  » articles 60  » sont mis à disposition par les CPAS.  » Certains savent très bien coudre et ça tombe bien, d’autres pas. Ça fait partie du jeu, puisque ce n’est pas la rentabilité qui prime, mais la réinsertion.  » Avec ce roulement permanent dans les stagiaires, qui quittent Mulieris une fois formés, il faut repartir de zéro avec chaque nouvel arrivant :  » Notre objectif, c’est de créer des emplois, insiste-t-elle. C’est ce qui est comptabilisé au moment d’évaluer le montant des subsides, indispensables pour garder la tête hors de l’eau. Mon comptable me dit toujours :  » Tu as une gestion trop prudente.  » Mais c’est parce qu’on a déjà coulé une fois ! Et cette politique nous permet néanmoins de réaliser de petits bénéfices… qui poussent la commune à nous retirer nos subsides. C’est un cercle vicieux abominable.  »

Derrière sa machine, Albina, chef d'atelier.
Derrière sa machine, Albina, chef d’atelier.© LYDIE NESVADBA

Forte de talents d’équilibriste qui confinent à la haute voltige, Rachida Lazrak mène ses équipes dans la bonne humeur et la détermination, n’hésitant pas à injecter les idées qu’elle juge intéressantes. Sa première décision en prenant la tête des opérations ? Déchirer les épreuves écrites auxquelles devaient se soumettre les candidats et instaurer un unique test de couture.  » Avant, les couturières devaient savoir lire, écrire, calculer… Mais parfois les meilleures d’entre elles en sont incapables. C’est pour ça que je demande aux Tables de l’emploi de  » gratter un peu le C.V.  » des candidats, de savoir s’ils savent coudre, parce qu’ils ne pensent pas toujours à le signaler. Parfois on tombe sur des perles, parfois on passe à côté, parce que les CPAS nous les refusent sous prétexte que les candidats ne parlent pas français. Ils ont leurs arguments, mais je reste persuadée que la meilleure façon d’apprendre, c’est d’être dans le bain, d’être ici et d’écouter les conversations. Les travailleurs s’apportent beaucoup les uns aux autres, il y a une vraie émulation. « 

Mulieris, la fabrique à solutions
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Très vite, elle dépasse le nom – mulier, mulieris :  » femme « , en latin – hérité des fondatrices,  » féministes pures et dures « , et instaure la mixité. Elle engage le premier homme de l’atelier en 2008 –  » C’était un papa seul avec enfants, il était très fier de nous rejoindre.  » On lui dit qu’elle prend des risques, elle assume – » Tant que ce n’est pas illégal ou irrégulier.  » Et ça marche !

Accents hip-hop

Au fil des années, Mulieris s’est forgé une belle carte de visite, gagnant la confiance de créateurs de renom. Sur les tringles et les étagères, des étiquettes indiquent les noms de Belges réputés, tels que Christian Wijnants, Jean-Paul Knott ou encore Conni Kaminski –  » La première à être venue nous voir.  » Pourtant, pas question de favoriser un type de clientèle au détriment d’un autre, chaque personne qui franchit la porte est traitée de la même manière –  » De toute façon, je ne connais pas les stars « , s’amuse Rachida. Elle se souvient, hilare, du moment où elle demanda à ses fils s’ils avaient entendu parler d’un certain Stromae, avec qui l’atelier allait collaborer.  » Ils m’ont répondu :  » Mais enfin, maman, tout le monde connaît Stromae !  » Du coup, je me suis renseignée. En fait, Coralie Barbier, pas encore son épouse à l’époque, était venue faire des retouches en 2009, quand elle travaillait pour Mais il est où le soleil. On l’a dépannée en urgence, puis on est restées en contact et une relation de confiance s’est installée.  »

Mulieris, la fabrique à solutions
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Après les collections de Mosaert, griffe du maestro bruxellois, Mulieris va bientôt démarrer une production pour des rappeurs. C’est le cas de Nekfeu, talentueux acteur-rappeur qui mise sur l’atelier bruxellois pour briller sur scène durant sa prochaine tournée.  » Il a visité nos installations et il était intéressé par l’éthique du projet. Très sympa, très humain, il a décidé d’y développer sa collection.  » Suivent bientôt Don Dada Athletics, ligne de vêtements du label Don Dada Records, puis Alpha Wann, complice de Nekfeu au sein du groupe de hip-hop français 1995.  » Tout le prototypage sera fait ici, explique Rachida. Et la production sera divisée en deux : le haut de gamme dans nos murs, le merchandising au Portugal.  » Même chose pour le chanteur Loïc Nottet, dont les costumes de scène sortent des ateliers, contrairement aux milliers de pièces vendues sur les stands aux abords des concerts.  » Assurer un tel volume, c’était irréaliste ; je ne voulais pas entrer dans un système de pression et perdre l’idéal du projet. Que le tee-shirt soit vendu 10 ou 300 euros, on y apporte le même soin, on ne peut pas bâcler notre travail. De toute façon, ça ne passerait pas. La chef d’atelier, Albina, me dirait :  » Ne me demande pas de mal travailler !  »  »

Au moment d’évoquer l’avenir, quelles sont les ambitions affichées par l’atelier ? Rien de spécial, si ce n’est l’envie de faire le meilleur boulot possible. Peut-être un peu de pub, pour surfer sur la dynamique actuelle et conquérir de nouveaux publics ? Même pas. Rachida Lazrak continue à bosser en coulisses, et à répéter :  » Tant mieux pour ceux qui nous connaissent et tant pis pour les autres.  » Et tandis que les machines à coudre tracent cette belle histoire de leurs pointillés, elle peut compter sur nous pour faire découvrir Mulieris, et éventer ce secret si bien gardé.

EN 5 DATES

2005 : Création de l’atelier.

2006 : Accueil des quatorze premières couturières.

2008 : Rachida Lazrak reprend l’ASBL et l’ouvre au public masculin.

2015 : L’association a épongé ses dettes, qui culminaient à 250 000 euros.

2018 : Depuis 2012, l’association forme une cinquantaine de travailleurs par an.

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